21 nuits avec Pattie, Arnaud et Jean-Marie Larrieu

La Loi du désir

par ,
le 7 décembre 2015

21_nuits_avec_pattie_site_9.jpg

L’ouverture de 21 nuits avec Pattie nous glisse dans les pas de Caroline (Isabelle Carré), arrivant dans le village du Sud de la France où vivait sa mère, Isabelle. Venue assister aux obsèques de cette dernière, et voulant vendre sa propriété le plus rapidement possible, Caroline se voit contrainte, suite à la disparition du cadavre, de prolonger son séjour. L’occasion pour elle de côtoyer les habitants du coin et amis de la défunte, qui affichent des mœurs particulièrement lâches. 21 nuits avec Pattie a tout du récit de libération : pour Caroline, pleine d’inhibitions, l’enjeu sera d’opérer un double mouvement associant reconnexion avec sa libido (ou avec son « mojo », comme le laisse entendre la chanson du générique) et acceptation du legs maternel. Le film installe ainsi un ensemble de rapports entre vie et mort, et c’est comme si le travail du deuil y était remplacé par l’assomption du désir, comme si la mort de la mère redonnait vie à la fille.

Le trajet se suit d’abord avec plaisir, notamment grâce aux dialogues « crus ». La femme de ménage d’Isabelle, Pattie (Karin Viard), ne tarde en effet pas à confier à Caroline, avec force détails, ses multiples rencontres masculines. La facilité avec laquelle Pattie se livre à une inconnue en fait d’emblée l’emblème d’un lieu d’où toute forme de répression sexuelle serait bannie. Une force comique certaine jaillit du rapport entre la liberté de parole de Pattie et la réserve de Caroline, qui se demande dans quel pays de fous elle est tombée : c’est dire à quel point les locaux doivent être sains. Cette force vient aussi du casting. Les acteurs sont des figures du cinéma populaire ou d’auteur (ou d’auteur populaire), et se trouvent ici à la fois dans la droite ligne d’un amour de la langue qu’on associe spontanément aux œuvres hexagonales et dans une forme d’excès et de transgression, cet amour étant mis au service d’énoncés érotico-pornographiques.

Un vice est toutefois caché dans le procédé, puisque la transgression en question se construit sur un système d’écarts, et c’est l’accusation des écarts qui lui donne sa redoutable efficacité. Autrement dit, l’évidence décomplexée cache de la démonstrativité : le film ne peut accomplir sa libération des moeurs sans faire de chacune de ses expressions un événement (et une performance d’acteur). Le sexe, pour les frères Larrieu, apparaît donc bien comme un « problème », et non comme une donnée comme une autre [11] [11] Nous entendons «problème» ici comme pouvait l’entendre Jonas Mekas en 1969, quoiqu’il écrivait alors à propos de films d’un tout autre genre : «Théorème sera considéré comme un film aussi important et aussi libérateur par certains que Je suis curieuse – jaune, à qui on a attribué de tels qualificatifs. Mais l’ennui avec ces films est qu’ils ne sont pas libres. Ces films, ces cinéastes, traitent encore le sexe comme un problème : Warhol fait des films dans lesquels le sexe est le contenu du film, mais comme expérience, comme joie (…). Warhol ne fait pas des films à problèmes. C’est la différence fondamentale entre le sexe chez Warhol (et dans l‘undergroud en général) et dans les films d'”art et d’essai” commerciaux.”» (Ciné-Journal, Paris, Editions Paris Expérimental, 1992, p.304). . À ce souci s’en ajoute un autre, plus décisif : en fait de dialogues, il faudrait plutôt parler d’effets de dialogues, comme on parle d’effets de réel. Derrière la surprise et la richesse verbale, un fait passerait presque inaperçu : le film, en réalité, est presque exclusivement composé de paroles solitaires, consistant en l’expression de fantasmes individuels. Cette sensation d’absence de dialogue, concernant un film «de libération» travaillé par une idée de communauté, est troublante et invite à se demander quel est exactement le genre de communauté ici produit.

Le statut de la parole constitue le point à partir duquel les signes de liberté se renversent en symptômes d’incapacité à l’échange. La difficulté éprouvée par Pattie à se souvenir des prénoms, ou l’expression inarticulée d’André peuvent se voir sous cet angle. Si André, campé par Denis Lavant, est une figure drôlatique de pure force libidinale, sa manière de séduire, pour le moins directe, se caractérise toutefois par l’évacuation de toute négociation affective (il est possible de lui dire non, mais pas de l’affecter). À bien y regarder, donc, l’autre, dans ce modèle de libération, apparaît surtout comme une possibilité d’assouvir un fantasme personnel. Pattie, lorsqu’elle exprime l’idée selon laquelle les hommes, contrairement aux femmes, ne voient pas l’âme, ne fait que confirmer l’architecture d’un système où l’autre (le complément sexuel) vaut comme cette pièce infiniment lointaine qui seule, pourtant, peut nous combler (si par un effet de la providence l’autre a un fantasme complémentaire au nôtre – mathesis universalis du désir que réalise le film, notamment à travers la rencontre de Pattie et Jean le nécrophile, qu’interprète André Dussolier).

Etre comblé signifie ici atteindre la jouissance, une forme d’extase. Si l’on essaie, au lieu de prendre acte de l’importance du désir, de se demander d’où il vient et où il va, on peut répondre sans rire : il vient du ciel et il y retourne. 21 nuit avec Pattie met en effet en place un mariage inhabituel entre une chronique villageoise à tendance charnelle, et un conte fantastique à inclinaison mystique. Entre ces différents aspects, c’est le désir qui fait nœud : il est ici à la fois ce qui fait l’objet d’un récit circonstancié, ce qui porte les êtres les uns vers les autres, et ce qui arrive comme un rêve ou un miracle. Il est à proprement parler la porte vers un autre monde. L’une des conséquences notables de cette élaboration est que les mots a priori les plus grossiers se gonflent d’une charge mystique, à commencer par le mot « bite », qui semble cristalliser la promesse de l’écart et de sa résorption. On peut considérer que cette transsubstantiation du charnel en mystique est un tour de force, et s’en amuser. Mais ce système suppose aussi une forme de désubjectivation pour les personnages : le désir est à à chaque fois éminemment personnel (chacun a un fantasme caractéristique) et un principe supérieur échappant à toute prise.

Le torrent de désir et la libération afférente sont alors au bout du compte leur exact contraire : la soumission de chacun à une loi quasi-transcendante (dont la mère défunte, qui reparaît ici et là sous forme spectracle, serait la prêtresse). Caroline ne retrouve pas le désir pour son mari parce que celui-ci aurait fait quelque chose pour cela, mais bien au contraire parce que, comme il le dit, il n’a rien fait. Le désir de Caroline lui vient de s’être laissée aller à l’influence du lieu, de s’être accordée à la sensibilité de la communauté. Que l’accession au désir prenne une forme ritualisée, à travers la participation à une fête locale, en dit assez long, et l’on peut se demander s’il était vraiment indispensable d’accompagner la transformation du personnage d’une nuit d’orage suivie d’une aurore resplendissante. Ces éléments, s’ils peuvent témoigner d’une volonté de se détacher d’une forme de réalisme terrien pour se propulser vers les cimes du conte, viennent surtout porter un coup fatal à l’apparente légèreté du début.

Avec le retour de son désir, Caroline décide de ne pas vendre la maison de sa mère, et de la laisser ouverte à tous : le trajet du personnage est solidaire de l’établissement d’une communauté. Tout est bien qui finit bien, mais difficile pourtant de se réjouir. Il y a en effet un ressort simple derrière cette fin idyllique : elle n’est possible que parce que le film rend indissociable l’accomplissement de chacun et la réalisation de la communauté, l’assouvissement du désir individuel et l’annulation de la différence. L’hospitalité est une assimilation : comment les autres ne seraient-ils pas chez eux chez Caroline, puisqu’elle-même a fini par se sentir comme eux ? Il semble que les Larrieu envisagent leur communauté placée sous le signe du désir comme une unité de sensibilité, comme un équilibre harmonieux réalisé grâce à l’intériorisation par tout un chacun d’un principe commun [22] [22] On reconnaîtra peut-être ici une manière de penser la communauté (une « manière de penser le tout comme la somme de ses parties ») analysée par Jacques Rancière dans La Mésentente. Rancière en situe l’origine du côté de Platon, et met en évidence le rapport entre réalisation de la communauté et suppression de la politique qui la sous-tend. La question qui motive une adoption ou un rejet de telle pensée de la communauté est donc en dernier lieu politique. . C’est ainsi qu’il faut voir la complémentarité heureuse des uns et des autres, des désirs et des fantasmes : comme une manière de faire rimer la différence de chacun avec l’absence d’excès par rapport à la totalité commune. L’orage peut ainsi apparaître comme cette force élémentaire qui, résonnant dans la vallée, traverse les corps et les fait vibrer à l’unisson.

Il faut alors éviter de conclure trop vite de la liberté de parole et des mœurs à un récit de libération voire à une utopie. Si cette utopie est communautaire ou égalitaire, elle ne l’est qu’en assimilant l’égalité à l’absence de différence. Comme souvent, le problème n’est pas à penser en termes de contenus (puisque tout est a priori permis dans une fiction, ce qui signifie que rien n’a en soi de vertu transgressive), mais en termes de rapports. Le film comporte indéniablement des éléments audacieux ou surprenants, et l’on peut lui reconnaître la volonté d’échapper à toute pensée simpliste ou normative. En effet, il ne se contente pas de faire revenir Caroline à la « normalité » (ou à la santé) du désir : il montre aussi que Pattie, qui semble pourtant si libérée, souffre d’un manque, et accueille sans jugement la nécrophilie de Jean. Autrement dit, le refus de toute morale conventionnelle aurait pu être intéressant si le film ne reposait pas entièrement sur une structure du commun qui contredit son discours de libération. Peu importe en définitive que le commun soit régi ou non par des valeurs morales, par une reformulation de ces valeurs ou par leur mise en absence : le problème premier est de savoir s’il existe pour un individu une possibilité autre que son intégration dans un système de part déjà déterminé par une logique d’ensemble. L’ordre complémentaire qui se crée ici peut être séduisant si on le compare par exemple à un ordre hiérarchique, mais les Larrieu ne font figurer aucune scène de refus, de tractation, de compromis ou encore d’échange entre ses membres, autant d’éléments qui, en introduisant une possibilité de déplacer les lignes du partage, en auraient fait autre chose qu’un ordre.

En raison de l’attachement à un microcosme local, et de l’importance donnée au désir, on peut être tenté de rapprocher le travail des Larrieu de celui de Guiraudie. Mais, davantage que dans la réalisation du désir, l’utopie chez ce dernier consiste dans la possibilité d’en faire part. C’est une toute autre idée de la communauté qui s’y laisse voir, qui passe par la création d’un espace de relation dégagé, à travers le questionnement individuel sur le désir (illimité en droit), et le partage de ce questionnement. Au lieu de la jouissance, c’est l’expression du désir qui engendre la proximité, suggérant qu’il n’y a peut-être pas de proximité supérieure à celle d’êtres qui mettent en commun leurs échecs à réaliser leurs désirs [33] [33] Qui souhaite se faire une meilleure idée de ce qui sépare ces œuvres pourra se rapporter à ce que nous écrivions à propos de L’Inconnu du lac de Guiraudie à sa sortie. Mais des œuvres récentes, comme Histoire de Judas de Rabah Ameur-Zaïmeche ou Cemetery of splendour d’Apichatpong Weerasethakul avaient également pour horizon la construction d’une communauté égalitaire et ouverte. Ce qui montre, si besoin, qu’il ne s’agit pas d’opposer un exemple à un autre : au-delà des exemples particuliers, ce sont des manières de penser le commun et d’assembler en une forme les éléments qui le constituent qui sont en cause. . Perspective moins séduisante peut-être, mais qui fonctionne à la différence et au partage (sans jamais avoir besoin de réintroduire en sous-main un principe transcendant maximisant et annulant tout à la fois les écarts). Les images finales de 21 nuits avec Pattie, en comparaison, offrent le contraire d’une utopie communautaire ou politique : l’image d’un monde sans conflictualité, où chacun est à sa place. Caroline n’a pas trouvé le lieu idyllique de sa libération, mais elle s’est vue délivrer une assignation à résidence.

21 nuits avec Pattie, un film d'Arnaud et Jean-Marie Larrieu, avec Isabelle Carré (Caroline), Karin Viard (Pattie), André Dussolier (Jean). Denis Lavant (André), Sergi Lopez (Manuel)

Scenario : Arnaud et Jean-Marie Larrieu / Image : Yannick Ressigeac / Montage : Annette Dutertre / Musique : Nicolas Repac

Durée : 115 minutes

Sortie le 25 novembre 2015