Annecy 2018, #1

VR : une animation subjective à la deuxième personne

par ,
le 4 octobre 2018

Depuis 2016, le festival d’Annecy accueille en son sein une sélection de films VR (“Virtual Reality”), mobilisant les différents casques présents sur le marché : le Vive (HTC), l’Oculus Rift (Facebook), le Gear VR (Samsung). Le festival proposait ainsi deux films par jour, visibles sur quatre à six postes. Certains dispositifs intégraient des contrôleurs, permettant d’interagir avec l’environnement virtuel, d’autres n’utilisaient que le casque. Le festival d’Annecy s’inscrit dans une tendance globale (partagée, entre autres, par le Sundance Film Festival, la Mostra ou le Tribeca Film Festival) de valorisation des œuvres en VR.

Ce dispositif favorise l’immersion de celui qui l’utilise dans un univers virtuel (c’est-à-dire simulé par la machine), par l’implication quasi intégrale des sens visuel et auditif. L’image n’est donc plus enserrée dans un cadre, ni aplanie à la surface de l’écran, et n’est à proprement parler plus seulement une image : c’est la représentation d’un espace simulé, même si elle ne reste parfois que l’illusion de cet espace. Habiter cet espace pose donc inéluctablement des questions d’incarnation, de manière d’être au monde. La sélection est toujours abordée par le prisme d’une hypothèse duale : la VR propose une vue subjective désincarnée, au croisement entre le FPS[11] [11] Le FPS (First Person Shooter) est un genre vidéoludique, désignant les jeux de tir en vue subjective, où le joueur est à l’intérieur de son avatar, et évolue dans un environnement en trois dimensions. Cela se traduit la plupart du temps par une vue au premier plan des mains de l’avatar, tenant généralement une arme. et le « point de vue » de la caméra de cinéma, qui ouvre la voie à une sorte de jeu vidéo ou de spectacle à la deuxième personne.

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Une caméra-fantôme

D’où cette question initiale : quel corps pour le spectateur dans cet espace, quand il doit bouger pour le voir ? Parce que la VR semble supposer un corps, un avatar. Le premier réflexe du spectateur néophyte est de regarder autour et au-dedans de lui : que suis-je dans ce monde virtuel ? Souvent rien, une pure caméra, parfois un personnage avec lequel je ne coïncide pas vraiment : dans Crow The Legend (Eric Darnell, 2018), film inspiré d’un mythe amérindien, j’incarne un esprit végétal, dans Extravaganza (Ethan Shaftel, 2017), une poupée de théâtre mécanique miniature, et dans Wolves in the Wall (Pete Billington, 2017), l’ami imaginaire d’une petite fille qui s’invente des aventures horrifiques. Parfois encore, je possède un corps à demi-abstrait, comme dans Gymnasia (Chris Lavis, Maciek Szczerbowski, 2018), où j’assiste à une leçon de chant dans un univers hérité des frères Quay. La VR suppose un corps mais n’en présente que rarement. Le spectateur ne va plus au royaume des ombres : il est devenu ombre lui-même. Il assiste à des simulacres qui ne se jouent plus que pour lui, seul.

La réalité virtuelle, comme le FPS[22] [22] Voir TRICLOT Mathieu, La philosophie des jeux vidéo, Paris, Zone, 2011, p. 82. , donne lieu à une incarnation problématique. Elle ne remplit pas (du moins pas encore) son contrat de dispositif transparent, de transfert intégral du joueur dans un corps numérique. Comme le FPS qui, parce qu’il laisse l’écran faire obstacle entre moi et le monde simulé dans lequel j’évolue, et me laisse dans cette distance le loisir de choisir l’illusion, d’en accepter les bords et les défauts, condition nécessaire du jeu, la VR confirme cette artificialité de caméra suspendue dans les airs et dépourvue de corps. Et il demeure, dans cette caméra subjective impuissante, une part de frustration, celle-là même qui fait de la vue subjective au cinéma la source d’une incarnation perturbée et dérangeante : celle des yeux sans corps, d’un regard mouvant enchaîné dans des mouvements qui ne sont pas les siens. Car il manque à la VR la possibilité d’un déplacement réellement convaincant. Ce récit spatialisé mais non navigable recherche encore sa grammaire et ses mouvements.

Ainsi, Extravaganza, pour palier l’absence de déplacement, met le spectateur dans la peau d’une poupée mécanique de théâtre miniature. Un faux visage regarde par la lorgnette de ce peep-show ; le spectateur valse dans une ronde d’automates, qui finit par se laisser prendre au rêve de l’autonomie du jouet : quand les yeux géants ont délaissé le spectacle miniature, les figurines sortent de leur circuit et partent mener leur nuit. L’avatar du spectateur a été attaqué et, blessé, regarde ses camarades prendre le large. Ici, le spectateur voit, sans être au principe du mouvement de son avatar, et diégétiquement parlant, constitue l’objet du regard. Il possède un corps, mais un corps mécanique et non autonome. La place qu’accorde la VR au corps dans ces dispositifs de spectacle semble témoigner à la fois de son flou identitaire et du fantasme de conscience désincarnée néo-cartésien que charrie le virtuel informatique (en témoignent dans un autre registre les avatars immortels, et le devenir-toon du corps dans sa métempsychose numérique). Dans le cas du film VR, cette incorporation problématique se résout souvent sous la forme de la caméra-fantôme, héritée du cinéma : le spectateur est réduit à un regard, n’a accès à la scène que par la fenêtre mouvante de ses yeux. Mais cette caméra reste mobile, aux mains du spectateur qui choisit son propre point de vue.

Il se profile ici, à mon sens, un turning point dans l’usage du plan subjectif. Alexander Galloway, dans Gaming : Essays on Algorithmic Culture[33] [33] GALLOWAY Alexander R., Gaming. Essays on Algorithmic Culture, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2006, p. 41. , distingue le POV (point of view) du plan subjectif. Le premier renvoie simplement à ce que voit un personnage, le second place au contraire le spectateur dans le corps d’un personnage, et Galloway de préciser que ce procédé n’est mobilisé au cinéma que pour donner à voir un état psychique altéré, anormal (drogue, prédation, monstre, folie…), alors qu’il se fait dans le jeu vidéo invitation à l’action, puisque le joueur possède un « avatar », c’est-à-dire un corps virtuel à partir duquel il peut se mouvoir dans l’espace simulé. La déliaison dérangeante du mouvement et du regard à l’œuvre au cinéma se fait la matrice de cette incarnation aliénée, car frustrante.

Or dans la sélection VR d’Annecy, la vue qui est donnée au spectateur est par définition un point de vue subjectif, ou du moins est expérimentée, et pour cause : bouger la tête induit un changement de regard. La caméra collant aux yeux, le point de vue correspond directement à celui du spectateur. Il n’y a plus les bords de l’écran pour créer une distance permettant de distinguer le point de vue de l’image ; l’image peut de surcroît être altérée pour suggérer un corps. Pour autant, le spectateur est, la plupart du temps, dépossédé de toute possibilité de mouvement (sous peine de rebasculer dans le registre du jeu vidéo). La VR tente ainsi de dessiner une nouvelle zone de spectacle, plaçant le spectateur dans une position de vue subjective, sans pour autant lui accorder de corps, une sorte de nouvelle caméra, à mi-chemin entre le POV et le plan subjectif, aux multiples déclinaisons.

Le premier régime de vision est celui du pur spectateur : la VR y reste un point de vue qui, quoique choisi par le spectateur, n’existe pas dans l’univers observé. Le spectateur est un fantôme qui regarde ces scènes auxquelles il n’appartient pas. C’est la position qu’il occupe dans Arden’s Wake (Eugene Chung) : le film nous place dans un monde post-apocalyptique entièrement submergé dans lequel une jeune fille, qui a perdu sa mère, part en sous-marin à la recherche de son père. Le spectateur est une coquille vide qui assiste au déroulement de l’histoire. L’intérêt du film réside surtout dans l’exploration des fonds marins, qui donne un aperçu de ce que permet la VR en terme d’immersion dès que le dispositif et l’absence d’incarnation se font oublier : l’immense dragon (dont hélas, le manque de définition et de détails saccage la grâce et la puissance) qui s’enroule autour du spectateur est réellement impressionnant. Le film n’innove cependant pas en termes d’incarnation et de rapport du spectateur au spectacle. La projection et l’identification dans le personnage reprennent telle quelle la logique cinématographique, et la spatialisation du récit s’appuie sur les mêmes procédés, en changeant de manière cut la position du spectateur. Même focalisation dans Back to the Moon, hommage animé à Méliès. Pris dans un mouvement rapide et continu, l’observateur assiste à une suite de scènes renvoyant chacune à un film de magicien de Montreuil. Le mouvement et l’animation sont plaisants, le film sympathique et oubliable. Le spectateur est comme une étincelle assistant par hasard à cette magie et ce mouvement aussi vite éteint, spectral témoin éphémère de ces saltimbanques automates next-gen.

Battlescar crée à cet égard un régime d’expérience plus fin, autour du personnage de Lupe. Cette jeune fille en rencontre une autre, Debbie, qui lui fait découvrir l’univers du punk. Son journal intime sert de point de départ à l’histoire : à mi-chemin entre la lecture et la réminiscence, le film imbrique image et texte dans une ambiance urbaine nocturne aux reflets rouges et bleus des néons. Seul le premier chapitre[44] [44] La plupart des œuvres représentées ne sont d’ailleurs que des extraits, des aperçus de projets en cours. C’est également le cas pour Gymnasia, Arden’s Awake, Age of Sail, Wolves in the Wall, Crow The Legend. , celui de la rencontre entre Lupe et Debbie, était visible à Annecy. La VR signe ici une sorte de retour générique à la marionnette, dans sa dimension spectaculaire et miniature. Ce théâtre dont les scènes se découpent sur du vide, suit les rails de l’exploration mémorielle. Ce récit est intéressant dans les choix d’échelles, de focalisations et dans le découpage spatial qu’il propose : dans son voyage dans les états d’esprits de la protagoniste, le spectateur incarne parfois tour à tour deux personnages différents, parfois une conscience surplombant la scène comme une EMI. Parfois encore, l’image apparaît gigantesque et en contre-plongée. Il arrive que le corps du spectateur coïncide avec celui de Lupe, comme lorsqu’elle joue à frôler le métro passant à grande vitesse ; c’est alors l’image qui s’échappe : saccadée, bariolée, elle déraille vertigineusement, à la limite du cinéma expérimental. Comme si le corps ne pouvait se réconcilier avec lui-même que dans la déstabilisation extatique de l’image, ce que ne dénigrerait pas Galloway.

C’est que cette forme est encore celle du cinéma : dans Battlescar, dans Back to the Moon, comme dans Arden’s Awake, le spectateur n’est pas présent au monde qu’il voit ; la vue ne peut donc être qualifiée de subjective que dans l’expérience du spectateur. Mais du point de vue de la diégèse, le spectateur n’existe pas, et la distinction qu’opère Galloway demeure fonctionnelle. Gymnasia, en revanche, nous donne l’exemple d’une vue incarnée sans corps. Le film présente la double originalité d’être, d’une part, un film de VR réalisé à partir de marionnettes réelles, dans un environnement réel, non généré informatiquement, et de travailler d’autre part le spectacle musical permis par localisation sonore de la VR. L’extrait montrait une leçon de chant interprétée par des marionnettes dans un gymnase abandonné. Alors qu’il voit s’éveiller lentement et par à-coups cette pièce morbide sous une lumière poussiéreuse à l’impureté directement héritée des frères Quay, le spectateur, tournant la tête, s’aperçoit subitement qu’il est regardé par une poupée surgie de nulle part. Il existe donc dans l’espace qu’il observe. Néanmoins, il n’est qu’un lieu vide et sans chair ; s’il cherche à regarder son propre lieu, il n’y voit qu’une tête de bébé entourée d’ailes de papillons flottant dans le vide. Un être-au-monde sans corps donc pour le spectateur, manière pour les réalisateurs de dire : on sait que la VR ne permet pas encore une incarnation convaincante, l’intérêt n’est pas là ; jouez le jeu, regardez ce que vous devez voir. Le film dégage indubitablement un certain malaise, mais ce dernier provient de l’univers lui-même, de son atmosphère âcre, de la domination que les objets exercent sur l’environnement davantage que de la focalisation subjective. Ce n’est pas l’état mental de mon avatar qui est tangent, c’est l’univers dans lequel il se trouve : les marionnettes, la matière, la lumière, chargent cette scène de la texture lourde et déchirée des souvenirs qui rouillent le fond de notre mémoire. La focalisation subjective n’est pas utilisée pour produire l’état de malaise que provoque le plan subjectif au cinéma : elle reste au stade de point de vue. Là où le malaise, au cinéma, provient d’une vue incarnée dont on sent le corps sans en posséder le mouvement, la VR au contraire propose la plupart du temps une vue désincarnée et mobile, qui ne se fait pas pour autant l’impulsion d’une gamic action, caractéristique pour Galloway du médium vidéoludique.

Le cinéma nous a appris à voir sans être présents au monde observé ; le jeu vidéo nous a appris à diriger ces caméras-fantômes. La VR naît de ces deux acquis. Elle est une hypertrophie extériorisée de la vue FPS et de la caméra invisible du cinéma : une vue subjective (a minima la nôtre), présente et désincarnée dans la scène, une vue fantasmatique de pur spectateur. Les films VR ouvrent un nouvel espace de spectacle, entre le récit image du cinéma et l’espace narratif du jeu vidéo, mitoyen d’un théâtre contemporain dématérialisé : une scène à observer.

L’adresse au spectateur produit un effet similaire de présence au monde désincarnée dans Isle of Dog behind the Scene, également tourné avec des marionnettes réelles. Il s’agit d’un documentaire sur le film de Wes Anderson, dans lequel on voit les comédiens donner leur avis sur leur personnage. Or leurs propos sont prononcés par les chiens qu’ils doublent. Ces derniers s’adressent frontalement à la caméra, sous la forme la plus classique de l’entretien documentaire, mais cette caméra est justement laissée aux mains du spectateur, encore une fois dépourvu d’avatar. Il apparaît ainsi comme le destinataire direct des propos des comédiens/chiens, qui semblent s’adresser à lui, et peut, en même temps, se retourner, ne pas écouter les élucubrations canines pour contempler, dans son dos, le studio dans lequel a été réalisé le film, les occupations des animateurs entre chaque prise. L’entretien de Bob Balaban (King) leur laisse justement le loisir de réaliser, dans les coulisses, un dessin au fur et à mesure des pauses, qui devient lui-même une œuvre d’animation corollaire au film principal, un film produit à la périphérie de l’animation centrale, rendu possible par la caméra à 360°. Le film place donc le spectateur en destinataire des paroles de ces chiens comédiens, alors qu’autour, le monde continue à évoluer, mettant en collision le temps de la fiction et celui, réel, de sa genèse, renvoyant l’objet du spectacle animé à sa propre artificialité, transformant tout le cadre de production en spectacle lui-même animé. Le film utilise ainsi la VR pour dynamiter le cadre de l’animation, faire tomber le quatrième mur et interroger l’animation sous une forme documentaire animée. Là où la VR pose le problème du tournage à 360°, le film fait de cette contrainte technique son moteur et son intérêt.

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Un spectacle à la deuxième personne

L’oujevipo consacrait en 2015 un article à Mosaic, un projet de jeu de tir en deuxième personne. La focalisation à la première et à la troisième personne sont bien connues des joueurs (FPS et TPS), mais quid de la deuxième personne (que l’oujevipo nommait SPS, Second Person Shooter) ? Comme en littérature (L’homme qui dort, La modification), il s’agit d’un exercice de style davantage que d’une réelle forme de récit. Parce qu’elle place le lecteur en position d’agent, elle présente une identification distanciée : le lecteur se sent immédiatement pris à parti, tout en mesurant l’écart qui existe entre son « je » et le « tu » rhétorique qui lui est adressé. Seule forme peut-être viable de cette deuxième personne en littérature : les récits dont vous êtes le héros, dans lesquels le lecteur est justement amené à choisir son chemin. La seconde personne, en littérature, parce qu’elle suppose un autre sujet que le narrateur, nécessite une forme de choix sous peine d’en rester au stade du procédé rhétorique. La situation est différente dans le cas de la narration vidéoludique. Le jeu vidéo ne présente en effet pas tant un récit qu’un espace. La focalisation dès lors renvoie à un état de l’image dans son rapport à l’espace : par quel biais le joueur l’appréhende-t-il ? Cet espace virtuel qu’est le jeu est le plus souvent polarisé par l’avatar. Si on devait distinguer trois grandes familles d’incarnation dans le jeu vidéo, on aurait sans doute, du plus immersif au plus distancié : le FPS, où le joueur est situé dans le corps de l’avatar ; la troisième personne, où la caméra reste extérieure à l’avatar, et, forme paroxystique de cette distanciation, la focalisation zéro, point de vue surplombant où le joueur reste entièrement extérieur à l’espace qu’il observe comme une conscience quasi-omnisciente, agissant par l’intermédiaire de la souris, vue présente dans les jeux de stratégie, point & click et autre puzzle games.

La deuxième personne supposant deux sujets, comment un tel dispositif est-il seulement envisageable dans une seule image ? Une focalisation à la deuxième personne implique-t-elle une image schizophrénique, où le point de vue et le mouvement appartiendraient à deux avatars différents (dispositif fréquemment utilisé dans les boss fights) ? Mosaic proposait à cet égard un dispositif intéressant : il consistait à traverser un niveau de plate-forme en tirant ses propres caméras. Chaque caméra tirée produisait une petite image qui venait remplir l’écran ; les points de vue se superposaient ensuite les unes sur les autres, saturant le cadre. L’avatar était ainsi à la fois la source et l’objet de l’image, à la fois « je », manipulable, et « autre », objet du spectacle et spectateur. On pourrait cependant envisager d’autres formes de focalisation à la deuxième personne : une incarnation du joueur dans un corps inactif, par exemple, qui fait de lui un pur spectateur de l’action. La deuxième personne serait ainsi un déplacement : non plus le protagoniste, mais un à-côté, un contre. Comme s’il s’agissait d’incarner tout l’univers à l’exception de son personnage. Ou, dans une moindre mesure, le joueur ne serait plus le protagoniste, mais un personnage secondaire, adjuvant, opposant, ou destinataire auquel l’action s’adresse.

Dans Piggy, réalisé par Jan Pinkava (Gerri’s Game), le spectateur devient acteur par son simple regard. Le film met en scène un espace entièrement blanc, au centre duquel le spectateur désincarné observe un cochon grassouillet courir en rond autour de lui, essayant de résister à l’envie de manger un gâteau. Le spectateur est comme la conscience qui surveille le cochon, pris dans son cornélien dilemme, tiraillé entre son désir (manger le gâteau), et la norme (avoir un corps seyant et sportif). Le spectateur se retrouve ainsi à incarner un regard qui n’a d’autre consistance que celle que lui accorde le cochon. Dans sa simplicité, ce dispositif à l’animation rondelette et rebondissante est très efficace. La place laissée au spectateur est en parfaite adéquation avec la technologie : la VR permettant une vue à 360°, mais manquant d’incarnation, est particulièrement bien utilisée dans cette position de conscience, de sur-moi, de pur regard efficient qui laisse blanc le monde pour ne plus voir que ce qui construit le désir, rendant l’immersion parfaitement crédible. Parce qu’il n’agit qu’en tant qu’instance panoptique, le spectateur n’exige pas de corps, au contraire ; l’absence de corps le situe dans l’espace sous la forme d’un pur regard. Il n’est pas alors une sorte de caméra invisible, intrus fantomatique et voyeur intouchable d’un récit qui n’existe par ailleurs que pour lui, il est une sorte d’instance scopique et juridique agissant comme regard, visible par le cochon ; et c’est tout le jeu du cochon d’essayer, en vain, d’échapper à ce regard, qui n’est finalement peut-être qu’une de ses projections, interprétée par le spectateur. La passivité physique qui caractérise le spectateur ici en fait précisément une seconde personne : il n’est plus l’acteur du récit, comme dans le jeu vidéo, plus non plus le spectateur fantasmatique du cinéma, mais un entre-deux, à la fois spectateur in situ et destinataire. L’adresse permet de faire adhérer le spectateur au spectacle auquel il assiste, de lui donner une place à défaut d’un corps, de l’immerger dans cet univers virtuel. D’où peut-être le fait que les films VR y recourent autant. Par le type de focalisation qu’il suscite, le film VR vient se ranger dans le rang impur et hybride des mutants qui n’en finissent pas de se développer à la frontière de l’image animée et l’image interactive.

La focalisation à la première personne énonce : « je suis le personnage, je suis dans son corps, je vois par ses yeux » ; à la troisième personne, au contraire, « il est le personnage, je vois donc son corps radicalement autre du mien ». La deuxième personne, elle, suppose une altérité, une mise en rapport de deux sujets : « tu es le personnage ». Or si « tu » es le personnage, quel rôle dois-je interpréter, moi, le joueur ? Et à quel sujet ce « tu » renvoie-t-il ? La deuxième personne proposerait ainsi une mise en retrait du joueur. Si « tu es » le personnage, je « suis » alors « autre chose », quelqu’un d’autre : un spectateur, par exemple. Il y a là un paradoxe logique : comment le joueur peut-il jouer, dès lors que, par l’énonciation même, il délègue l’action à un autre ? Le jeu ne peut présenter, et de fait ne présente quasiment jamais, une focalisation à la deuxième personne comme dispositif systématique[55] [55] On peut penser à Mario 64, dans lequel la caméra coïncide avec les yeux de Lakitu, quoique le joueur n’ait pas une conscience systématique de cette focalisation, et que l’image puisse être cognitivement interprétée comme relevant de la troisième personne.  ; en revanche, ce rapport à l’avatar advient ponctuellement, permettant une prise de distance, variant les mécaniques de jeu, et pouvant créer un espace de réflexion. Le film VR, qui à la différence du jeu vidéo n’a pas pour devoir de produire du jeu, semble pour sa part enclin à tendre justement vers cette forme, à produire du « tu ». Parmi la sélection d’Annecy VR 2018, six films rentrent dans ce schéma : Crow the Legend, Extravaganza, Wolves in the Wall, Isle of Dog Behind the Scene, Gymnasia, Piggy, soit à peu près la moitié de la sélection.

Crow the Legend (Eric Darnell) parce qu’il laisse un semblant d’interactivité au spectateur est peut-être le film où cette position de personnage secondaire est la plus marquée. Le film/jeu, contrairement aux œuvres citées jusqu’alors, mobilise les contrôleurs, par lesquels le joueur-spectateur peut maigrement agir dans l’espace virtuel. Il incarne une sorte d’esprit-arbre qui assiste et soutient le personnage principal du corbeau, dont la quête consiste à ramener la lumière sur le monde. Wolves in the Wall (Pete Billington), adapté d’un livre pour enfants, propose un dispositif similaire : il raconte l’histoire de Lucy, qui projette entre les murs de sa maison une fable mystérieuse. Le spectateur, présent dès le début en pur esprit voyant, se voit dessiner par Lucy un corps de bonhomme-bâton qui lui offre une petite marge d’interaction avec l’environnement. On est amené à obéir aux ordres de cette enfant, dont le spectateur ici aussi ne joue qu’une projection mentale. Ce film est comme un jeu que le spectateur jouerait en tant que personnage secondaire : il est le faire-valoir et le témoin des aventures de la petite fille. Ce qui serait de la première personne dans le cas d’un jeu vidéo devient ici une sorte de narration à la deuxième personne, puisque le spectateur assiste passivement, en première personne, à une histoire qui n’est pas la sienne, et dont il n’est que le destinataire et le témoin. La VR s’inscrit de la sorte dans ce que Galloway appelle des « diegetic machine acts »[66] [66] GALLOWAY Alexander, op.cit., p. 12. , résultant d’une fétichisation de la machine et excluant le joueur de l’évolution diégétique en produisant des phases de non-jeu (nongamic).

On mesure toute la différence qui existe entre ce dispositif et celui de Museum of Symmetry. Cette œuvre de Paloma Dawkins utilise non seulement les contrôleurs, mais propose également un terrain délimité dans lequel le spectacteur peut se déplacer. Ces déplacements réels correspondent en même temps à des déplacements dans l’univers virtuel. On serait tenter ici de parler de joueur, davantage que de spectateur : la vue est celle d’un avatar, qui peut agir sur le monde et s’y déplacer. L’œuvre à l’intelligence de proposer des espaces étroits correspondant à la faculté de déplacement concret de l’expérimentateur. Quoique minimal, l’investissement demandé est réel. Le joueur est incarné par ses mains, et pourvu d’une capacité tactile et préhensile : il est ainsi amené à saisir une raquette et à reprendre une sorte de Pong spatial où il s’agit d’éliminer des méduses volantes dans un espace aux couleurs bariolées. Ce musée imaginaire offre ainsi une parodie de quête initiatique inspirée par les motifs symétriques que l’on peut trouver dans la nature, en une expérience psychédélique au style cartoon très réussi. Museum of Symmetry tourne en dérision la vieille tendance de l’animation au didactique, au film « utile » (tendance dont l’animation web est en quelque sorte l’héritière). Le jeu (disons l’expérience[77] [77] En effet, Museum of Symmetry vient se ranger dans cette zone floue entre le jeu et le simple spectacle participatif. D’un côté, la dimension interactive et certaines phases viennent incontestablement se ranger du côté du jeu. D’un autre côté, l’expérience est trop courte pour être franchement ludique, offrir une véritable « rejouabilité », et en même temps trop mobile et interactive pour n’être qu’un récit à 360°. L’œuvre est toutefois nettement plus ludique que Crow The Legend. La différence se situe à mon sens dans le type de plaisir mobilisé. Museum va chercher du côté de l’amusement, de l’humour, de la sensation d’action ; Crow au contraire repose sur un plaisir d’admiration visuelle. Le spectateur est amené à un moment à suivre le corbeau dans les airs : il ne se sent pas tant en train de voler qu’en train de regarder un oiseau voler. ) apparaît ainsi comme un Marine Malice sous LSD, à l’interaction légère mais réelle. D’où une focalisation que l’on peut dire à la première personne, et une expérience plus apparentée au jeu qu’au film.

Les films VR, au fond, ne constituent que des panoramas numérisés, qui lorgnent du côté de l’espace simulé. L’espace actionnable au réalisme expérimental[88] [88] TRICLOT Mathieu, op. cit., 2011, p. 96. du jeu vidéo laisse place à un espace simulé appuyé sur un réalisme visuel. L’activité du joueur, qui déborde toujours le cadre du jeu, laisse place à un pur jeu de regard. Tout ce que voit le spectateur doit être prévu et anticipé par les réalisateurs. À la différence du jeu vidéo, où le joueur peut outrepasser le travail des créateurs en décelant des bugs, des glitchs, en fabriquant ses propres objectifs, le spectateur de VR doit assister à un spectacle, et les réalisateurs baliser le chemin que suit son regard, prévoir les modèles, les textures qui doivent retenir son attention. Le spectateur doit être dépossédé de l’autonomie et de la direction de son regard, un regard en mouvement mais qui doit suivre ce qu’on lui montre, sans être pour autant présent au monde qu’il voit. La VR reprend au jeu vidéo la vue subjective, la caméra mobile, mais également l’illusion du choix : la possibilité « laissée » au spectateur de choisir son spectacle. Est-il besoin de rappeler à quel point le concept de choix est illusoire ? Le monde simulé l’est exclusivement pour le joueur, tous ses choix sont nécessairement anticipés par les créateurs. Comme dans un jeu vidéo, la seule possibilité pour le joueur d’échapper à la volonté du dispositif est de refuser le jeu. C’est ce que nous rappelle avec brio le magistral The Stanley Parable (Wreden, Pugh, 2013), qui n’a de cesse de confronter le joueur à l’artificialité de sa liberté, allant, dans sa fin la plus évidente, jusqu’à le contraindre à quitter pour « exprimer sa liberté de joueur ». Dans le cas d’un film VR, en revanche, tout ayant été conçu comme objet de spectacle, peu de jeu est laissé au comportement du spectateur. On se retrouve, au mieux, dans un cas de spectacle partiel, dont le spectateur peut manquer une partie, pour peu que trop fainéant ou inattentif, il ne tourne pas la tête au bon moment[99] [99] Cela est peut-être moins vrai des documentaires en VR, filmés donc à 360°, dans lesquels le réalisateurs n’a pas un contrôle aussi complet de l’environnement que peut l’avoir un animateur. . Les films en VR regorgent d’ailleurs de twists narratifs et visuels, d’effets de surprise, reposant sur l’orientation du regard. Ce n’est plus le spectateur passif du cinéma, mais un spectateur actif, préfiguré en cela par le théâtre contemporain et les mises en scènes qui investissent l’espace du public. Le film VR, en somme, est un film qui mobilise simplement un dispositif plus lourd et moins social. Une nouvelle manière de surinvestir le regard, qui ne passe plus par une salle obscure, mais par une circonvolution du regard. Cette immersion visuelle et sonore globale, particulièrement adaptée au FPS, au tir nerveux, ou à l’exploration mobile d’un univers féerique, se fait cependant au détriment de la douce et tranquille passivité du spectateur de cinéma, de ce corps immobile, appesanti et comme paralytique. Dans une autre optique, on peut aussi dire que le film VR est un jeu qui a sur-développé la dimension spectaculaire inhérente au jeu au détriment de sa dimension ludique, retournant aux arts du spectacle la vue subjective que le jeu vidéo avait hypothéquée.

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Images : Public visionnant Arden’s Wake (Eugene Chung) / Isle of Dog behind the Scene / Museum of Symmetry (Paloma Dawkins).