Bellflower, Evan Glodell

De feu et de cendre

par ,
le 30 mars 2012

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Il y a une façon simple, et piégée, de commencer une critique de Bellflower. Parler de son budget dérisoire, de son réalisateur inconnu et poly-compétent (acteur, producteur, scénariste, etc.), du « buzz » qui l’accompagne depuis sa projection à Sundance. Adopter alors une attitude parmi les deux qui s’imposent : renchérir / dédaigner[11] [11] Sans doute est-ce le privilège de se tenir au bord de l’actualité que de ne pas avoir à jouer le jeu de la « communication » . C’est certain, il faudra en passer par là, mais pas avant d’avoir dit que cela truquait la perspective. Au cinéma, il faut que l’argent se voie (ou que son absence soit discrète). On s’amuse ensuite à faire des classements, des statistiques, du marketing, où seules les dix premières lignes comptent et finalement s’équivalent (« John Carter, le plus gros flop de la décennie » / « Avatar, le film à 300 millions de dollars » / « Donoma, le film a 150 euros »). Mal traitée, cette question n’est que rarement l’objet d’autre chose que d’une fétichisation de la dépense (accessoirement du gain, qui permettra davantage de dépenses : James Cameron).

Quelle est la recette hollywoodienne pour montrer l’argent ? Outre des stars indestructibles, la destruction de tout, à commencer par les décors. Le cinéma a construit sa mythologie là-dessus, son pouvoir de fascination. Il se doit d’aller jusqu’au bout (un reste de sa mauvaise éducation foraine ?), sans quoi le spectateur se sent floué. Kazan montre-t-il autre chose, dans cette séquence du Dernier Nabab où le producteur (De Niro) déambule face au décor d’une superproduction exotique ravagé par les flammes et l’eau des lances à incendie ? Bellflower, film d’apocalypse et de feu, est donc peut-être un film sur l’argent. En l’occurrence, sur celui que l’on n’a pas, et qu’il faut pourtant brûler pour réchauffer et animer une surface d’inscription (chimie de la pellicule, calcul du numérique). La « guerre du feu » (feu comme technique et moyen de visibilité) ne date pas d’aujourd’hui (Prométhée…). S’il ne s’agit pas de concurrencer Hollywood, qui peut tellement tout se permettre que l’imagination se perd (le final de Die Hard 4, par exemple), il reste à définir ce que l’on est prêt à détruire pour apparaître. Avec au moins une chose à l’esprit : se manifester (faire un film, occuper un écran ou une usine, lancer une émeute,…), c’est de toute façon prendre le risque de la brûlure.

Le cercle du cinéma, auquel devrait penser toute production indépendante honnête (qui ne fait pas de l’oeil à un studio – citons, par exemple, Les Chants de Mandrin), est donc celui-là : pour montrer, il faut de l’argent – un argent qui lui-même demande à se montrer – ce qui est visible n’est donc que l’argent, ou sa figuration. Le cinéma est un art de la flambe. Pour retrouver le réel (donc l’art ?), il faut alors substituer la qualité de ce qui est cramé à la quantité. Cet impératif ne tient pas que de l’économique, mais aussi d’une certaine morale : ne pas sacrifier sur l’autel de la fiction ce que l’on ne peut / veut faire exister deux fois dans le réel. Voilà une autre leçon de l’ontologie de Bazin : faire d’un film la promesse que quelque chose ne saurait être reconstruit à l’envi (ni en vrai, ni par trucage, ni par montage). La destruction doit être irrévocable, ou ne pas être. Monte Hellman (et avant lui Skolimowski, dans Le Départ, 1967) avait déplacé cette question de la diégèse à la surface même du film, en faisant fondre la pellicule à la fin de Two-lane blacktop (1971). La bobine, la narration, la vie du « Conducteur » (James Taylor), la route, se court-circuitaient en une bouleversante incandescence. Pas de retour en arrière possible : leçon existentielle, minimale et radicale, du road-movie.

Evan Glodell situe la combustion à la fois dans et sur le film. Woodrow (Glodell) et Ayden (Tyler Dawson) sont deux « jackass » hantés par des images d’enfance, celles de Mad Max multi-visionné en VHS. En attendant l’apocalypse (ce qui est encore le meilleur moyen de glander longtemps), ils avalent des litres de bière et de whisky, et surtout se fabriquent un lance-flamme et une voiture aux pots d’échappements singuliers (la « Medusa », cf image). Se fabriquer signifie pour eux concevoir, imaginer, récolter des pièces dans des dépotoirs invraisemblables, les assembler, et, au final, expérimenter au risque de leur vie. Le lance-flamme apparaît alors comme le double nécessaire de la caméra, elle-même bricolée par Glodell (la « Coatwolf I et II ») : le feu qui détruit et le support qui sauve précisément en enregistrant cette destruction. Dans Bellflower, ce qui brûle dans et par le plan (l’histoire d’amour, mais tout autant le tournage comme dépense) affecte le plan lui-même. Comme chez Hellman, mais passant par toutes les étapes (de la chaleur à la cendre), l’image se manifeste comme réaction, émulsion, brûlure. Le cinéma n’existe que dans la disparition.

La « Medusa » radicalise encore la fonction figurative du lance-flamme en cristallisant les tensions du film : relais de l’homo-érotisme qui hante les relations entre Woodrow et Ayden (celle-ci étant un cadeau d’Ayden afin que Woodrow surmonte une relation amoureuse catastrophique), inscription de l’actualisation de la référence comme horizon psychique et filmique (devenir le seigneur Humungus de Mad Max 2, traverser le désert en tirant sur les panneaux de signalisation et les lapins), point final du récit et point-limite de la fiction (sa destruction entraînerait la fin du tournage), figuration possible de ce qu’est le défilement contemporain des images. Sur ce dernier point, Glodell organise un contraste saisissant. Une vieille guimbarde customisée (type Cadillac, avec distributeur de whisky intégré, auto-radio et banquette arrière idéale pour le flirt) sert au seul voyage effectif du film, un rencard entre Woodrow et Milly qui se transforme en périple jusque dans un boui-boui texan. Images de bonheur, mordorées, où un mouvement semble encore possible – il existe bien, en dehors de Bellflower Av., un mythe qui s’appelle l’Amérique, un territoire que l’on peut arpenter, un imaginaire qui fonctionne. Echangée contre une « moto de l’apocalypse », elle-même oubliée pour la « Medusa », cette voiture coïncidait avec des croyances du passé : mouvement, progrès, récit. La « Medusa », surgie comme dans un rêve, ne va nulle part, et s’éprouve dans la jouissance d’une pure accumulation statique : moteur apparent, pots d’échappement, nom peint sur les portières, écran de surveillance qui fonctionne comme rétroviseur / pare-brise, comprimant la translation de manière aberrante (ici et là-bas en même temps).

Glodell fait subir ce même traitement à l’image, qui est toujours à deux doigts de tomber dans la pose, la post-production cache-misère, ou ce que Daney appelait le « visuel ». Plus encore que l’usage d’étonnantes zones de flou (permis par la Coatwolf), qui font contre-point à des plages de couleurs saturées, c’est le travail sur la stratification qui intrigue. Tâches, poussières, traces noires présentes sur l’objectif, marquent la frontière entre l’appareil de prise de vue et ce qu’il vise. Différentes de l’effet-rétro cherché par Tarantino / Rodriguez dans leur projet Grindhouse, ces « cendres », en apparaissant par exemple sur un champ mais non un contrechamp, défont la transparence, et confrontent la temporalité (déjà diffractée) de la fiction à celle du tournage – le champ (ou son “contrechamp”) retrouve en effet une forme d’unité par-delà les coupes de montage, par l’apparition de la non-contemporanéïté de leur filmage. Cette dégénérescence maculaire pourrait n’être qu’une manière de rendre compte des états de conscience, de plus en plus embrouillés, de Woodrow. Mais le film va plus loin, puisqu’à cela s’ajoute la récurrence de certaines images, ou l’apparition de plans dont on ne sait s’ils sont souvenirs ou visions, produisant chez le spectateur l’expérience d’un temps qui s’englue, se ralentit, s’accumule sur lui-même, jusqu’à défaire l’enchaînement des causes et des conséquences. La catastrophe qui s’annonce dès le prologue (Woodrow couvert de sang, etc.) va-t-elle se réaliser ? S’est-elle déjà réalisée ? La même question fait retour à la “fin” : tout cela est-il un projet, la réalité, ou une relecture fantasmée des évènements par les deux amis, assis sur un banc face à la plage, ivres d’amours déçus et de cinéma ?

Glodell laisse cela au spectateur. Ce qu’il résout, avec délicatesse, c’est cette question de l’argent, en inversant l’équation hollywoodienne – réunir et sauver le couple de stars par la destruction à grand spectacle et frais de leur environnement. Le plus grand des drames tient dans la combustion (répétée, celle-ci) d’un simple carton. Il y est noté « Millie’s shit ». Il ne contient que des petits objets sans valeur, des photos, des vêtements oubliés. Souvenirs d’une histoire, dernières preuves que quelque chose a vraiment eu lieu, avant le délire intégral. Il ne reste plus alors, à Woodrow et Ayden, qu’à errer dans le désert, à parler en attendant une apocalypse qui tarde ou – c’est peut-être la même chose – faire un film.

La fabrication de Bellflower a duré deux ans et demi, pour un budget de 17 000 dollars.

Bellflower, un film d'Evan Glodell, avec Evan Glodell (Woodrow), Jessie Wiseman (Milly), Tyler Dawson (Aiden), Rebekah Brandes (Courtney)

Scénario : Evan Glodell / Photographie : Joel Hodge / Montage : Evan Glodell, Vincent Grashaw, Joel Hodge et Jonathan Keevil / Musique : Jonathan Keevil et Kevin MacLeod / Production : Evan Glodell et Vincent Grashaw

Durée : 106 mn

Sortie : 22 mars 2012