Du flocon au manteau

Notes à propos de trois films enneigés

par ,
le 22 janvier 2016

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Le cinéma sera peut-être un jour seul à avoir encore le souci des saisons, nous rappelant qu’il y eut en d’autres temps de la neige à Noël. Trois films américains en offrirent récemment le spectacle, nappant l’écran d’un blanc craquant ou le troublant d’un tournoiement tantôt féroce, tantôt évanescent : Les Huit salopards, Joy et Carol. Du ciel à la terre, du flocon au manteau, la neige est essentiellement métamorphose. Poussière parmi les poussières, s’évanouissant au contact de la peau, elle se fait matelas, linceul, nuage, surface de projection. Moins prévisible que la pluie, elle a quelque chose d’inattendu, d’inespéré, de miraculeux parfois.

Nul mieux que Quentin Tarantino n’aura, cette année, joué de sa mutabilité. La neige, si légère, impose dans Les Huit salopards une matérialité, une lourdeur, une lenteur, qui contamine tout, des gestes aux paroles, sans cesse répétées, jusqu’aux actions mêmes – ainsi de cette scène, inutile dramatiquement, qui voit quelques hommes s’acharner à tirer une corde entre la mercerie où ils passeront la nuit et les toilettes, s’enfonçant à chaque pas jusqu’aux mollets. A l’instar de ses personnages confrontés à la duplicité des signes, chacun cherchant à ralentir les flux de paroles afin de les décrypter, Tarantino semble faire siens les mots récemment chantés par Leonard Cohen : « I’m slowing down the tune / I never liked it fast / You want to get there soon / I want to get there last. » La neige lui offre l’écrin de cette lenteur mieux encore que le soleil de Californie. Paisible ou déchaînée à l’extérieur, elle virevolte doucement à l’intérieur de la cabane où se sont réfugiés les salopards – évoquant le grain instable de l’argentique, support que le cinéaste aura tenu à utiliser à la fois pour l’enregistrement et la projection de son film. Se posant ici et là jusqu’à former des monticules à l’éclat diffus, elle devient mesure du temps.

Cette lenteur, qui affecte jusqu’au son lors d’étonnants ralentis, n’empêche évidemment ni la brusquerie, ni la brutalité. Pour une fois chez le cinéaste, et contrairement à ce qu’annonçait l’une des affiches, le blanc n’appelle cependant pas le rouge, la surface la macule. Du moins pas à la manière dont, dans Kill Bill et Django Unchained, le jardin enneigé et le champ de coton se voyaient gratifiés d’une giclée sonore et libératrice. Le sang valait alors signature, pour le réalisateur et le personnage – manière de mettre un terme à ce qui ne saurait en avoir, le cycle de la vengeance. Dans Les Huit salopards, la neige trahit. Aucune beauté n’est ajoutée par le cadrage à ces gouttes guidant trop facilement Joe Gage (Michael Madsen) vers l’innocent blessé, un employé noir de la « Mercerie de Minnie » qu’il exécutera sans pitié. Neige et sang ne se mêleront ensuite plus. C’est qu’ici la neige ne saurait véritablement accueillir les traces. Elle les recouvre, plutôt – l’horreur tenant moins au crime qu’à sa négation. Il s’agit dès lors pour Tarantino de redonner à la mort, qu’elle soit le fruit du crime, de la vengeance ou de la justice, son juste poids de matière, d’humeur, de fluide. Nier la négation, c’est convertir le fardeau de neige que porte sur ses épaules un Christ de bois, dont les deux apparitions structurent le film, fardeau blanc autant que de la « blancheur », en un masque de sang. C’est refuser le pardon ou l’oubli avant que la faute ne soit inscrite sur la peau, et dans les chairs. Visible pour tous, édifiante. Telle est la limite du film, telle est aussi sa force : une colère qu’aucune ironie ne viendra soulager. Ainsi peut se comprendre la Passion de Daisy Domergue (Jennifer Jason Leigh), prisonnière presque constamment brutalisée, dont le visage n’a d’autre fonction que de porter le témoignage d’une violence historique – poisseuse passion, d’ailleurs, où se mêlent sang, crachat, morve et cerveau, d’un personnage moins sujet que subjectile, voire parfois projectile. Le blanc devient le rouge, la peau devient le sang, jusqu’à la confusion.

Dans Pulp fiction, le sang et le cerveau giclant par accident du crâne d’un Noir n’était que le prétexte à montrer l’efficacité d’un nettoyeur, Mr Wolfe, joué par Harvey Keitel ; Les Huit salopards renverse la logique en faisant remonter à la surface les signes du massacre de Minnie et de son mari (qui forment, point essentiel, un couple « mixte »), ainsi que de ses employés. Cela sera l’œuvre du Major Marquis Warren (Samuel L. Jackson). Trouvant enfin refuge chez Minnie, il observe d’emblée que, dans ce tableau si tranquille de la vie montagnarde, avec partie d’échecs, feu de bois et lettre à maman, rien n’est à sa place. Se reconstruisant de trace en trace, l’histoire se fait chasse. La représentation du massacre viendra après sa reconstitution par la voie de l’indice. Cette résurgence d’une image de violence emprunte une autre voie lorsque le Major raconte à un général sudiste comment il a abusé du fils de ce dernier – histoire atroce, grotesque, aussi fausse (sans doute…) que la lettre de Lincoln transportée par le Major. La neige occupe dans ces plans l’essentiel de l’écran, comme s’il s’agissait de faire exsuder de cette surface immaculée l’image la plus intolérable à un Général sudiste, et à un raciste : un sexe noir dans une bouche blanche. Ce qui remonte alors, c’est la violence telle qu’elle existe au plan de l’imaginaire et du fantasme, à la fois pour le personnage et pour le spectateur qui se trouve interpellé par le Major grâce à un regard-caméra[11] [11] De toutes les règles de censure ou d’auto-censure qui ont existé dans le cinéma américain, aucune n’aura été plus strictement imposée que celle visant à l’interdiction des relations entre Noirs et Blancs, et en particulier entre homme noir et femme blanche. Défini par son désir exubérant, « animal », le Noir représentait la menace sociale ultime. Lire notamment le chapitre intitulé “Blaxploitation : coups de reins et coups d’oeil”, dans Screening sex, une histoire de la sexualité sur les écrans américains, de Linda Williams. La neige n’est plus souillée par le sang, mais, pire sans doute dans l’économie du langage propre à Tarantino, par le discours et les images qu’il fait naître. Misère de la mise en scène, d’un côté, avec sa bande de brigands réduisant un Général au silence, pauvre figurant empaillé dans son uniforme ; toute-puissance de la parole, de l’autre, capable d’agir sur le réel.

Si, sur ces blessures ouvertes, ré-ouvertes, suintantes, ne saurait véritablement se fonder une politique, celles-ci doivent pourtant se montrer afin d’être reconnues et acceptées comme telles. En situant l’essentiel de son drame dans une cabane, Tarantino cherche autre chose qu’un espace propice à un déploiement de virtuosité – la réactivation d’un lieu hautement symbolique de l’histoire des Noirs et des Blancs aux Etats-Unis. Il faut mesurer à cette aune ce qui sépare les Huit salopards de Django Unchained. Pour que Django s’affranchisse, c’est-à-dire devienne un personnage tarantinien, il fallait encore que la « scène de l’impardonnable » – celle où était refusée la perversion de la pratique contractuelle sur laquelle se fonde l’esclavage – soit ouverte par un Blanc, le bon docteur King Schulz, qui par là même se sacrifiait[22] [22] Voir, pour plus de précisions, « Contrattaque » notre critique de Django unchained. . Devenu finalement une icône, le « nègre sur mille », Django nous apparaissait à la fois triomphant et seul. Quand bien même il avait retrouvé sa femme, il ne restait plus derrière lui qu’un monceau de cendres fumantes. La plantation, autre lieu iconique du cinéma depuis Autant en emporte le vent, symbole du monde blanc au temps de l’esclavage, ne pouvait être que détruite avec le système social qu’elle accueillait. Si, dans les Huit salopards, personne n’est voué à survivre, du moins la cabane de Minnie reste-t-elle sur pieds. Ce qui n’est pas rien.

C’est en effet par une cabane similaire que Harriet Beecher Stowe aura construit, dans La Case de l’Oncle Tom, un « espace de l’innocence » pour les premiers personnages noirs à faire leur entrée dans la fiction américaine. On sait le triomphe et l’importance décisive de ce roman pour le mouvement abolitionniste – Lincoln lui-même n’alla-t-il pas jusqu’à déclarer, en rencontrant Stowe aux premiers temps de la Guerre de Sécession : « C’est donc vous la petite dame qui a causé cette grande guerre ! » ? Cette case en bois accueille à la fois Noirs et Blancs, maîtres et esclaves, avant de recueillir une nostalgie toute américaine, en laquelle chacun peut se reconnaître, pour le foyer perdu[33] [33] Sur cette histoire, voir l’excellent essai de Linda Williams, Playing the race card. Melodramas of Black and White from Uncle Tom to O.J. Simpson. . Tarantino fait de la cabane de Minnie rien d’autre que l’endroit où, de toute son œuvre, le bonheur et l’innocence se manifestent le plus volontairement. Cette vie innocente et harmonieuse – partagés, il faut y insister, entre Noirs et Blancs – ne nous est néanmoins pas présentée directement : elle est le pli caché et douloureux du film, ce qui a été perdu. C’est qu’entre temps, cette même cabane aura aussi servi à David W. Griffith, qui y fit célébrer, dans Naissance d’une nation, la réconciliation du Nord et du Sud contre l’ennemi Noir[44] [44] Un intertitre fameux explique que « les anciens ennemis du Nord et du Sud sont unis à nouveau pour défendre ensemble les droits du sang aryen ». Comme Naissance d’une nation était un film-anniversaire (les cinquante ans de la fondation du Ku Klux Klan), le film de Tarantino « fête » lui aussi un anniversaire : les cent ans du film de Griffith, réalisé en 1915. .

Les Huit salopards avance ainsi à rebours : de la cabane de Griffith, où les Blancs se sont installés dans la négation de leurs crimes, à celle de Beecher Stowe. Il ne s’arrête néanmoins pas là. La figure de Tom n’était pas sans poser problème, et il ne s’agit pas de la reprendre telle quelle – celui-ci n’aura en effet pu devenir un Christ noir qu’à être une pure victime. C’est contre ce statut que dans les années 1970 la blaxploitation s’élèvera, notamment en permettant à ses héros d’avoir une sexualité épanouie – au contraire des personnages joués dans les années 1960 par Sidney Poitier. Le Major incarné par L. Jackson est loin d’être un saint. Il a même gagné, dans la fiction, le droit d’être un impitoyable salopard, de clamer qu’il a une « grosse bite noire » et d’user du mot “nigger” – en une stratégie de ré-appropriation ludique et gratifiante des stéréotypes et des stigmates typique des minorités. Maigre gain, victoire en forme de défaite, peut-être. Néanmoins, lorsque Chris Mannix, présenté d’abord comme raciste, lit à voix haute la lettre rédigée par le Major, en admirant au passage le piqué d’une formule qui confère à la missive toute sa crédibilité, Tarantino ne célèbre pas le triomphe du mensonge ou de la duplicité. Il permet à chacun d’eux, quand bien même seraient-ils à l’agonie, et au milieu d’un champ de cadavres, de reconnaître la « vertu » de l’autre – Mannix n’est plus pour le Major un abruti raciste, le Major n’est plus pour Mannix un nègre sanguinaire. Ce que le spectateur pouvait prendre pour un western d’horreur, est peut-être le premier mélodrame de Tarantino. Le cycle sans fin de la vengeance s’appuyant sur une blessure que chacun considère comme originelle, peut in extremis s’achever. Là encore, cela semblera une amère victoire, après un tel déchaînement de violences, surtout lorsque celles-ci apparaissent comme nécessaires[55] [55] Rappelons que la fausseté de la lettre a d’abord valu, pour John Ruth (Kurt Russell), qui l’avait crue authentique et en était ému, comme preuve qu’il était impossible de faire confiance à un Noir. . Mais gageons qu’une nouvelle voie, et un vaste chantier, s’ouvrent ici pour le cinéma de Tarantino. Lui qui a tant et si bien joué avec la mort, aura désormais à inventer, pour ses personnages, des manières de vivre.

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Des trois films dont il est ici question, Joy est celui qui, le plus traditionnellement, se pense comme un conte de Noël[66] [66] Un texte a déjà été consacré à Joy : “La ménagère apprivoisée“, par Jean-Sébastien Massart. . Par conséquent la neige y est, à l’instar du sapin et des illuminations, un élément de décor propre au genre. Mais, davantage encore qu’à la fête, ces cristaux sont liés à l’enfance, ou plutôt à son souvenir. La neige est pour David O’Russell l’étoffe qui recouvre et protège un âge ne survivant plus que comme un idéal lointain. A travers ce voile, une lueur ténue, une agitation silencieuse pointent cependant, comme la mémoire de ce qui pourrait être. Avant d’être une ode à l’initiative individuelle et au capitalisme américain, Joy est l’histoire d’une transmission, de la grand-mère à la petite fille, non d’un savoir, mais d’une croyance. Celle-ci repose moins sur l’idée de destin que sur le principe d’une fidélité à soi, toujours à réaffirmer contre la famille et la société, et sur la possibilité d’une consolation. Ainsi la grand-mère pense-t-elle que l’enfant, si inventive, a survécu à la jeune femme qui se démène pour ses proches en cumulant les emplois ingrats. La neige lui donnera raison.

Dans Joy, les flocons sont pour l’enfance, et le manteau pour l’âge adulte. Lors de la séquence d’ouverture, durant laquelle l’aïeule nous présente sa famille en voix-off, la caméra d’O’Russell, d’abord aérienne, épouse la chute des flocons. Le mouvement d’appareil, traversant l’enseigne du garage paternel, s’achève sur une plongée : l’écran, immaculé, accueille alors la silhouette de la petite Joy, rejointe peu après par sa meilleure amie. Puis se succèdent quelques images tremblées et granuleuses, marquées par les regards-caméra – autant de traits qui renvoient au film de famille, à l’intimité d’un cercle. La scène donne peu à peu le sentiment d’être une « boule à neige », qui conserve l’enfance pure de tous les drames et renoncements à venir – cela n’étant d’ailleurs pas sans écho avec une autre fable du capitalisme, Citizen Kane. Au présent, la neige semble au contraire le signe d’une pétrification ou d’une dégradation. S’étendant sur les toits et les pelouses, elle forme un archipel guetté par la boue sur le parking d’un supermarché K-Mart où Joy (Jennifer Lawrence) fait la démonstration de son invention, un balai-serpillère qui s’essore mécaniquement.

Deux mondes existent donc dans Joy : celui de l’enfance, où le blanc s’étend à toutes choses, et notamment à l’univers en papier que la petite fille fabrique, et que son père ne tarde pas à détruire lors d’un accès de colère ; et celui, présent, des tâches et des taches, où le labeur de nettoyer s’impose, répétitif, comme un fardeau, presque une damnation. La salissure, omniprésente – les chemisiers constellés de Jennifer Lawrence, un tapis couvert de yaourt séché, ou encore un plancher attaqué par une fuite d’eau -, n’est jamais loin de devenir moisissure ou pourriture. Ce monde du délabrement, où les interactions familiales se vivent largement sous le mode de la crise, se mire cependant en un autre, bien plus propre : celui de la télévision. Se déployant dans des décors étincelants, le soap opera et le télé-achat se définissent par une même esthétique kitsch. Mais là où le soap permet encore une représentation hyperbolique des relations familiales et des affects, le télé-achat ne conserve que le décor et la marchandise, effaçant toute trace de vie. De ce point de vue, il illustre parfaitement ce propos de Kundera : « Le kitsch, par essence, est la négation absolue de la merde ; au sens littéral comme au sens figuré : le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l’existence humaine a d’essentiellement inacceptable. »[77] [77] Voir « De la merde », un entretien avec Hervé Aubron.

Le cheminement du film pourrait être celui-là : d’un temps immaculé (l’enfance) à sa reconstitution kitsch sur le plateau du télé-achat où Joy triomphe enfin de son traumatisme par la vente de Magic Mop. Marque de son inventivité retrouvée, cette serpillère est par excellence un moyen de nier la merde (parce qu’elle lave, bien sûr ; parce qu’il n’est pas nécessaire de la toucher ; parce qu’elle se lave enfin – réutilisable, elle ne se transformera jamais en déchet). Or, ce n’est pas cette voie de la négation (d’une blessure) ou de la restauration (d’un idéal) que suit O’Russell. Le cinéaste sait la tentation qu’il y a à fantasmer, et donc à regretter, un âge d’or. Il sait aussi l’impuissance qui en est la conséquence. Le patron de la chaîne de télé-achat, joué par Bradley Cooper, ne se réfère pas aux grandes figures du Hollywood classique pour déplorer leur disparition ou l’état de son métier – ce sont pour lui des modèles toujours actifs. De la même manière, O’Russell ne rechigne pas à confondre le plateau de son film avec celui d’une émission de télé. Sans doute est-ce même sa manière de filmer Jennifer Lawrence comme Hollywood pouvait parfois filmer Jennifer Jones. Le passé ne peut vivre, et laisser vivre, qu’à se métamorphoser. Il n’y a donc pas de pureté chez O’Russell, pas de sphère idéale qui devrait demeurer coupée de l’existence, mais uniquement des processus, du travail. L’âge adulte peut alors se raccorder à l’enfance ; le soap opera à la vie de famille et au cinéma ; le plateau de télé-achat à ses coulisses et à l’usine qui fabrique les Magic Mops[88] [88] A ce titre, il faut noter l’idée étrange, et révélatrice de ce goût pour la matière et le travail, du conduit menant Joy des toilettes à l’intérieur de l’usine.

Ce qui manifeste ce raccord n’est rien d’autre que la neige. A deux reprises, elle retrouve l’état volatil qui était jusqu’alors attaché à l’enfance. Rejoignant sur scène son futur mari, Joy, vêtue d’une longue cape blanche, est accueillie par un épais poudroiement auquel se mêle l’or des projecteurs. Plus tard, alors qu’elle vient de récupérer les droits de son invention, de gros flocons ventilés par la machine à neige d’un magasin de jouets s’accrochent à son visage et à ses cheveux – c’est encore ainsi que Joy s’avancera vers nous, dans le dernier plan du film, après un flash-forward la montrant en capitaine d’industrie accomplie. Cette neige, visiblement artificielle, est comme le souvenir d’un monde perdu, et l’acceptation même de cette perte. La voix-off du film ne se révèle-t-elle d’ailleurs pas être celle d’une morte ? Ce qui fait lien est un artifice, le produit d’un travail – une fiction qui répare au lieu de séparer. C’est à cette condition que le passé peut être autre chose qu’une « boule à neige » : un souffle, quelques flocons éparpillés.

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Loin du paradis naît d’un frémissement, celui des feuilles d’érable, lambeaux grenat que la brise agite et qui bientôt maculeront l’anthracite des routes et le vert uni des pelouses. Légère, la caméra en épouse le mouvement, quittant le refuge des frondaisons pour rejoindre, non sans avoir au passage recueilli quelques nuances de jaune et de rouille, la molle agitation d’une petite ville du Connecticut. Une silhouette apparaît alors, qui condense à elle seule ce tourbillon chromatique – un long manteau vert tilleul couronné d’une chevelure rousse. Il s’agit de Cathy Whitaker. Ce glissement, de l’environnement au personnage, est certes une manière classique d’entamer un récit. Mais il ne faudrait pas manquer ce qui, jusque dans cette brève description, flotte. Qu’est-ce qui, ici, est en effet cause du mouvement ? La narration ou le vent ? Et si la couleur, fondamentalement troublante, était ce qui anime à la fois l’image et le monde ? Loin du paradis peut bien se voir comme une affaire de chutes autant que de dégradés. A la passion interdite, le flamboiement orangé de la nature ; à la honte, le vert lugubre des clubs ; au déchirement du foyer, un bleu de plus en plus épais, presque gluant. Ce partage n’est bien sûr pas univoque, certaines séquences, comme la visite au musée, organisant le choc feutré de l’orange et du bleu. Ainsi les personnages vivent-ils dans et par la couleur. Ce n’est donc pas un hasard si, au moment du renoncement final à l’amour, le film, revenant à son lieu de départ, s’élève cette fois jusqu’aux fleurs d’un pommier – d’un blanc hivernal.

Réalisé treize ans plus tard, Carol assume cet épuisement de la couleur. Tout y apparaît mat, voilé, étouffé. Seul le rouge des ongles, des lèvres ou des tenues rehausse parfois les lumières blêmes et les décors pastels. Todd Haynes et Edward Lachman, le directeur de la photographie, s’en sont longuement expliqué. Pour ce film tourné en Super 16, leur souhait était de reproduire « ce que des gens auraient pu filmer de la réalité dans les années 1950 »[99] [99] Voir par exemple cet entretien avec Lachman. . Le flamboiement hérité des mélodrames de Douglas Sirk a donc cédé la place à un maniérisme documentaire, la chaleur du film jaillissant désormais de la structure même de l’image, de son fourmillement photo-chimique si spécifique. Celui-ci est d’autant plus sensible que les visages sont souvent mouchetés par la saleté des vitres, masqués par un reflet ou diaprés par le soleil. Mais c’est paradoxalement la neige qui permet de figurer au mieux ce bouillonnement. Sous sa forme floconneuse, elle est en effet explicitement associée au processus photographique. Après avoir quitté New York, Carol et Thérèse s’arrêtent à un marché de Noël. Restée dans la voiture, cette dernière charge son appareil d’un nouveau rouleau de pellicule, observant Carol à travers le pare-brise constellé de gouttes. Puis elle sort de l’habitacle et cadre son amie. Image cinématographique et photographique se confondent au moment de la mise au point, alors que les flocons tourbillonnent autour des deux femmes. Un regard est échangé – c’est cela qui, fixant la photographe et la modèle à l’endroit de leur désir, sera fixé sur le papier. En ce sens, la neige sert autant à rendre visible la matière de l’image – le tumulte des grains d’halogénure d’argent – qu’à attiser le trouble des personnages. L’émoi paraît en effet indissociable de tout ce qui fait obstacle au regard – ici, la vitre, la distance, le flou et, donc, la neige. L’érotisme, c’est la distance même rendue soudain palpable.

La neige n’est cependant pas que du côté du trouble et du fugace. Elle s’étale aussi en de paisibles et confortables nappes. Dans le grand magasin où elle travaille, Thérèse contemple un paysage miniature recouvert de coton. Elle se laisse aller à rêvasser, avant que les clients n’arrivent. Bientôt, elle devra porter l’humiliant bonnet de Noël qui la renvoie à sa condition d’employée standardisée. Peu avant, son visage était apparu dans une vitrine, encadrée par les poupées qu’elle y rangeait. Perçait alors une ambivalence – si son corps pouvait se confondre avec la marchandise, il trouvait aussi là une forme d’abri. Ou, plutôt, l’esquisse d’un monde rêvé. Lorsque les deux femmes, pour fêter le Nouvel An, partiront à la campagne, traversant des paysages enneigés qui font écho aux miniatures du magasin, Thérèse dira : « Je pourrais m’habituer à avoir une ville pour moi toute seule ». Pourtant, elles ne fuient pas. Leur quête n’est pas si radicale. Peut-être parce qu’elles ont au fond moins le désir d’être libres que de faire partie d’un milieu. Pour le dire autrement, leur liberté n’est pas sans condition, et cette condition est sociale. Le film de Todd Haynes peut se voir comme l’affirmation envers et contre tout d’un amour interdit. Il peut aussi se décrire comme l’acceptation d’une prolétaire dans le monde de la haute bourgeoisie. A la fin, Thérèse ne quitte pas simplement l’homme qui lui est destiné. Elle abandonne aussi une classe – c’est-à-dire avant tout, dans Carol, un certain rapport esthétique au monde. Ce qui s’ouvre à Thérèse, lorsqu’elle traverse un restaurant de luxe pour rejoindre Carol et son cercle d’amis, est un réservoir d’épiphanies sensibles qui tend largement à se confondre avec une idée du luxe. En se posant, les flocons du désir forment un épais manteau – de vison.

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