Good Kill, Andrew Niccol

L'Obsolescence du guerrier

par ,
le 26 avril 2015

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Il est difficile de raconter Good Kill : les scènes s’enchaînent et rien ne paraît véritablement avancer. Ethan Hawke joue un pilote de drones, qui pleure de tuer des innocents quelquefois, mais ne manque pas sa cible – à quelques contre-exemples près, elle est présentée comme immanquable, « un éléphant dans un couloir ». Du coup, le film ne raconte ni sa convalescence, ni sa guérison, et s’il y a un happy end, le doute subsiste : est-ce parce qu’il a rétabli la justice en ne respectant pas les ordres pour tuer le méchant taliban qui viole sans cesse la même femme ? Ou parce qu’il a trouvé l’acte juste qui lui permet d’effacer de sa mémoire les morts qu’il a causées ? Ou bien encore : s’est-il enfin trouvé une justification légitime pour quitter sa base minable et refonder le foyer conjugal que sa frustration a fragilisé ? C’est finalement dans ces glissements successifs, de la justice à la crise conjugale, que se trouve l’échec de Good Kill, malgré – tout de même – quelques idées suggestives.

L’idée majeure n’est pas tant de filmer un pilote de drone que de montrer qu’un tel pilote ne se vit pas comme un pilote, mais comme un exclu. Rivé certes à sa manette, il est surtout écrasé, enfermé, enlisé dans un ennui existentiel, car séparé absolument de la scène de l’action. Frappé d’un panneau indiquant à qui y entre qu’il n’est plus en territoire américain, les bunkers depuis lesquels il opère sont des non-lieux, des marges de disparition, la disparition bureaucratique s’ajoutant à la disparition nationale. Le lieu du combat s’est évaporé ou s’est dissous. Nous ne sommes ni au Pakistan, ni aux Etats-Unis. Le pilote n’a même plus vraiment d’ennemi. Et Niccol filme cette fantomisation comme une surenchère (il n’y a que des spectres de spectres – même et surtout le combattant véritable, réduit à une ombre thermique), pas du tout comme une menace, un évidement, un surplus de mort. Good Kill ne s’affirme alors jamais vraiment comme un film de guerre, malgré les soldats, la CIA toute-puissante et désincarnée, les explosions et les maisons en ciment de style oriental. Il serait hanté par le film de guerre comme par une conscience héroïque, mais bel et bien révolue.

Ce serait son ambition ou son pari : devenir un film de guerre très loin de la guerre, sans la guerre – ou plus justement : montrer l’obsolescence du guerrier, construire sa fiction sur cette tension renouvelée entre le fait d’avoir agi (par des gestes de plus en plus abstraits) et la sensation (fondamentalement remise en cause). D’ailleurs, c’est le fil rouge plus ou moins secret du film : les plaintes continues du militaire qui aimerait tellement retrouver un avion, le prendre dans ses mains et piloter véritablement. Sa fatigue provient de la répétition mécanique, pas de l’effort physique. Même son uniforme n’a plus de valeur : personne ne le croit quand il affirme être un combattant. Il en reste un déguisement, ou pire : une parade. Plus que la question du simulacre, celle de l’avion impossible traverse le film, et lui donne des teintes parfois dérisoires (l’avion en papier), parfois fantastiques (cette ligne d’avions stationnés aussi irréels que ceux qui apparaissent au début de Rencontres du troisième type). Hawke arrive un peu à donner chair à ce couple impossible : il sait ne pas regarder ses partenaires, et les plans qui le cadrent de façon serrée montrent son regard perdu, vers un hors-champ introuvable où il y aurait un véritable avion. Le jeu d’enfant ou la science-fiction. Le sarcasme ou l’épopée enfuie.

Nous nous trouvons à l’exact opposé du Démineurs de Kathryn Bigelow : la guerre reste une addiction dans les deux cas, mais ici Niccol choisit le point de vue de celui à qui on impose de force un sevrage – c’est comme s’il filmait l’alcool depuis la chambre close d’un centre de désintoxication. Cette nostalgie est étrange : le militaire joué par Hawke ressemble beaucoup à certains cowboys finissants des années Quatre-vingts. Niccol, plus ou moins volontairement, applique au récit de guerre ce qui est arrivé au western. Il reste à tous les personnages le désert, les mâchoires crispées et le ressassement de celui qui se sent séparé de l’expérience véritable – alors, le film se rive à la terre, à la route et à la répétition des trajets, à la fausse profusion et à la fausse lumière de Las Vegas.

Est-ce encore un film de guerre ? Pas si sûr. En tout cas, le drone filmé par Niccol ne rentre pas dans une structure de la guerre – il y a une forme de béance entre son sujet et le genre dans lequel il se place. C’est presque ce qu’il y a d’intéressant dans ce film : un personnage qui ne peut prendre part à rien se retrouve aux commandes d’un appareil invisible (on ne le voit qu’au repos, stationné, presque le temps d’une hallucination). Le drone est totalement dématérialisé ici, il donne un regard suspendu, invisible et invincible, il voit tout du plus haut des cieux, mais pour donner le pouvoir de tout voir, il doit enlever la possibilité de sentir et de toucher. Niccol enregistre une guerre sans cri et sans blessure.

C’est le drame du film : dès qu’il peut y avoir un contact, il devient très mauvais – le contact est soit ridicule (entre le commandant et son épouse) soit impossible (entre lui et l’aviatrice avec qui il travaille – ce qui est tout autant ridicule). Le raccord récurrent du film n’est pas si idiot : ces plans-cibles sont toujours évoqués comme la dématérialisation réussie du militaire, celui-ci pouvant tout voir et même assister à ce qu’il ne veut pas voir. La guerre propre, ou la reconduction du voyeurisme par d’autres moyens. C’est un affadissement ; c’est aussi une facilité pour le moins suspecte. C’est ce que Niccol a trouvé pour se défausser systématiquement de la question de la responsabilité. Il réduit le drone à un problème du regard (champ de vision = champ de tir, avec la possibilité d’un absolu du cadrage vertical dans les airs : rien n’échappe à la caméra du drone) sans vraiment postuler le poids de la décision, de l’erreur, de l’information, sans même jamais être fasciné par le drone lui-même, qui au final n’est juste qu’un zoom en très haute altitude.

Car le drone ici ne raconte rien véritablement. Le militaire, en revanche, raconte inlassablement son ressentiment. Il y a maintenant un stéréotype contemporain : la réflexion sur la responsabilité à partir de l’entrée dans le champ d’un enfant (cf. American sniper). Mais le cas de conscience est vite réglé, sous l’angle de la mauvaise conscience hyper-dominante. L’obscénité morale n’est plus du tout posée ou réfléchie, absorbée par la nécessité d’aligner ce qui est devenu un stéréotype narratif. Le suspense est d’ailleurs très vite évacué. Les seuls plans marquants débutent le film : la salle de commande se dévoile comme rien d’autre qu’un petit bunker, aligné parmi d’autres comme autant de containers interchangeables, sans aucune grandeur. Cela ressemblerait presque à une esthétique de bureaux agglutinés, mais à ciel ouvert, le confinement s’associant au ciel bleu et froid. C’est une façon efficace d’annoncer l’écrasement de la singularité et surtout la fin de l’idée d’aventure. Dommage que Niccol cherche autant à la restaurer sans vraiment la prendre au sérieux.

Good Kill, un film d'Andrew Niccol, avec Ethan Hawke (Thomas Egan), January Jones (Molly Egan), Zoë Kravitz (Vera Suarez), Bruce Greenwood (Jack Johns)

Scénario : Andrew Niccol / Photographie : Amir Mokri / Montage : Zach Staenberg / Musique : Christophe Beck

Durée : 104 mn

Sortie : 22 avril 2015