L’encens et l’enfance

A propos de Mes petites amoureuses, de Jean Eustache

par ,
le 23 novembre 2013

1.

D’abord l’évidence : Mes petites amoureuses est un film personnel, l’auteur y revenant sur sa propre jeunesse. Ensuite l’étonnement : dès le début, l’on est frappé par le souci qu’a Eustache, avant même de partager un vécu et une expérience morale, d’ancrer son histoire dans un milieu concret. Il ne s’agit pas simplement de pointer le fait que le film est tourné en extérieur, ou que les lieux sont effectivement ceux où le cinéaste a vécu, mais de considérer la place accordée à des éléments descriptifs, irréductibles à la narration.

amoureusesdepart.jpg

Cela est sensible dès la première séquence, où la présence de l’alter ego d’Eustache, le petit Daniel, semble n’avoir pour but que de nous faire découvrir son environnement, puis lors du générique où, accompagnant le Douce France de Trenet, défilent des plans fixes de lieux typiques du village. C’est selon des modalités diverses que cette tendance descriptive s’établira à travers le film. Par l’insertion de quelques « vues » (plans fixes auxquels ne se joint aucune activité : par exemple celle de la gare du village, ou du bar à Narbonne) d’abord, et par une attention particulière à des scènes de la vie provinciale, dans lesquelles c’est prioritairement la saisie d’une manière collective d’occuper l’espace qui intéresse (le marché, la fête de l’école, les plans de l’allées où se promènent les Narbonnais…).

Mais s’il s’agit ici de plans relativement autonomes, souvent caractérisés par le choix d’une échelle assez large et par celui de lieux appartenant à la structure sociale, Eustache procède autrement dans plusieurs séquences : il maintient un vide avant l’entrée et après la sortie des personnages, offrant à l’œil des espaces indifférents et morcelés ; une place de stationnement de taxi, un mur gravé d’un «Z» énigmatique, une ruelle bordée d’un arbre… Cette persistance de l’image signale peut-être ce fait simple que, par-delà l’action, il y a un lieu qui la rend possible – et en ce sens son autonomie ne vaut que relativement – mais qui déjà, à lui seul, réclame le travail du cinéma, la présence d’une caméra qui puisse, en en enregistrant les apparences, en révéler la richesse.

Lors de la première déambulation de Daniel dans Narbonne, on aperçoit sur le pont marchand qui traverse le canal de la Robine, une peinture publicitaire indiquant « Film Lumière ». Evidemment le détail avait tout pour plaire à Eustache et c’est une marque de conscience, une manière d’inscrire et de revendiquer une famille esthétique. Sa sensibilité cinématographique aurait donc pour conséquence que le projet de faire revivre ses souvenirs se double de celui de documenter le présent : produire des vues Lumière des lieux où il est passé étant enfant. Seulement, justement parce qu’il y a ici une marque de conscience, on ne saurait considérer qu’Eustache se juge comme un strict équivalent de l’opérateur Lumière et se donne uniquement pour tâche de réaliser des vues dites documentaires. Alors que les opérateurs Lumière avaient pour tâche première de capter le réel [11] [11] Les conditions, les déterminations culturelles et économiques, le fait que les vues produites ne peuvent, à la réflexion, être considérées comme « objectives », tout cela vaut la peine d’être noté. Mais aller plus loin ne semble pas indispensable à la réflexion menée ici. , Eustache, lui, capte le réel « comme » un opérateur Lumière, c’est-à-dire qu’il est à cheval entre le réel et l’imaginaire du cinéphile. La manière de filmer le réel fait déjà des images une citation.

Bien que le cadre en soit moins large, un plan semble fait pour évoquer au spectateur une des plus célèbres vues Lumière, à savoir la Sortie de l’usine Lumière à Lyon. Sauf que ce plan, dans lequel Daniel ne tient pas plus de place qu’un figurant, représente des spectateurs sortant d’une salle de cinéma. Si les opérateurs Lumière sortaient munis de leur outil technique pour intégrer au spectacle un espace du monde qui en était jusqu’alors exclu, Eustache sort, lui, muni de son outil esthétique pour continuer à l’extérieur ce qui était déjà en cours à l’intérieur. Alors que dans le premier cas c’est le cinéma qui rencontre le monde, c’est ici le cinéma qui rencontre le cinéma.

amoureusessortie.jpg

Il ne faudrait pas conclure de ces remarques la disparition d’un mode d’accès direct au réel entre le début du cinéma et les années 70. Il s’agit plutôt de suggérer que la piste documentaire est, concernant Eustache, insuffisante, et que son apparente attention aux éléments concrets est aussi la marque d’une sensibilité formée par le cinéma. C’est d’ailleurs en partie ce que raconte Mes petites amoureuses. À plusieurs reprises, Daniel semble reprendre des éléments venus de l’écran : lorsqu’il tire au pistolet sur une petite fille, avec un mode opératoire qui rappelle celui d’un règlement de comptes dans un film de gangsters, mais aussi, de manière explicite, lorsqu’il remarque une femme car elle lui rappelle les actrices qui l’attirent. Dans un plan, Eustache recourt à un iris pour entourer le visage de cette femme. Avec cet artifice, on s’éloigne de Lumière, mais on est en plein dans le fonctionnement du personnage qui prolonge dans son quotidien l’expérience de la projection. Dans le cas des vues Lumière, comme dans celui de l’iris, le cinéma s’interpose, fait voir tout en modifiant le regard.

2.

La force d’Eustache cinéaste pourrait être cette impossibilité de voir le monde sans en passer par le cinéma, comme si cette entremise lui devenait aussi naturelle que le monde lui-même. En somme, les images descriptives du film ne devraient pas être prises comme des illustrations, indices ou traces, qui nous renseigneraient sur le réel (son apparence, sa dimension géographique, historique, sociale…), en introduisant des pauses dans le récit. Irréductibles à la narration, ces images sont pourtant des pièces, sélectionnées par Eustache et articulées aux autres afin d’inclure dans le film le rapport particulier qu’il entretient avec la province de son enfance.

On associe volontiers la vue Lumière à l’idée de reproduction, tout en associant la reproduction à un rapprochement : le réalisme de la vue Lumière la rapproche du réel. Cinéma égal gain de réalisme. Si cette conception reste pertinente chez Eustache, elle s’accompagne chez lui d’une conception complémentaire (sans doute plus qu’inverse) selon laquelle reproduire est également mettre une distance. Décrire un lieu à l’aide d’une caméra, c’est à la fois y entrer, en apprécier les éléments concrets, dans la mesure des possibilités techniques, et apprécier ce lieu, le penser, en sortir pour établir avec lui un rapport autre.

L’œuvre d’Eustache peut ainsi se diviser en deux courants : d’un côté, l’adoption de formes neutres qui nourrissent une vision critique (le cas exemplaire de La Rosière de Pessac), et de l’autre une problématisation, jusqu’à en produire la disparition, de la distinction entre fiction et documentaire, réel et imaginaire (Une sale histoire et Les photos d’Alix). Si l’on essaie de mettre un peu d’ordre dans ces idées, on pourrait dire que sans la remise en cause de la séparation entre documentaire et fiction, la dimension critique accompagnant la neutralité formelle de l’image serait inexistante.

Premièrement, s’il y a lieu de problématiser le rapport entre documentaire et fiction, c’est parce que, comme nous le disions, tout enregistrement du réel crée immanquablement une distance, rendant le réel étranger à celui qui le regarde. Mais secondement, ce qui vaut la peine d’être noté et qui semble avoir marqué en particulier Eustache, c’est que la possibilité de contempler le réel sur un écran, même lorsque l’image projetée est apparemment neutre, produit un doute sur l’authenticité de ce qui a été capté et amène à se demander si ce qui tient lieu de « réel » n’est pas seulement l’acceptation d’une certaine mise en scène sociale comme évidente. Lorsque le réel se fait image et passe sur l’écran, ce qui ressort est non pas une part spectaculaire que lui apporte le cinéma, mais la part spectaculaire qu’il contient de lui-même, celle-ci devenant tout à coup perceptible et discutable, contestable.

amoureusesecranfenetre.jpg

Eustache découvre moins avec le cinéma des images produisant une illusion de réel, que l’illusion de réel produite par le réel lui-même lorsque manque la distance. Ce que l’image cinématographique a d’abord pour vocation à révéler pour lui, c’est que le monde n’est pas neutre, que l’on y agit suivant un ensemble de codes. Au moment il tournait ses propres films, il s’agissait donc d’en faire des instruments d’études et de mise en évidence de ces codes. Là est la dimension personnelle chez Eustache, non seulement dans les éléments autobiographiques de son œuvre, mais aussi dans ce qui, et cela passe également par ses choix formels, vient manifester une conception de la vie sociale comme un cérémonial, un ensemble structuré autour de lieux et d’attitudes. Mes petites amoureuses, en montrant la manière dont Daniel tout à la fois prend conscience de règles et se révèle incapable de s’y conformer, est bien en ce sens une sorte de genèse pour le cinéma d’Eustache.

3.

La manière dont Eustache intègre les éléments descriptifs à son film est entièrement partie prenante de sa conception de l’existence sociale. L’insertion de vues, la rupture que cela introduit dans le tissu du film, provoque un double sentiment : que la somme de ces lieux correspond à un portrait de la ville déterminé par Eustache, et prend donc valeur comme représentation d’un tout, mais que chaque partie est aussi bien isolée du reste. La ville dans laquelle évolue Daniel n’est pas homogène, mais se divise en espaces emblématiques, associés à une fonction (le marché, l’école…), liés à des règles produisant des rapports particuliers. Il y a comme un défaut de continuité, appuyé par la forte séparation entre les séquences, mais aussi par la solitude constitutive de Daniel, qui va d’un espace à l’autre, trouvant dans chacun un entourage différent. Le récit d’apprentissage est en cela, dans Mes petites amoureuses, entièrement solidaire de l’isolement des espaces.

Mettant bout à bout les « vues » intégrées au film, on n’obtiendrait alors peut-être pas tant un catalogue documentaire dû aux capacités d’enregistrement de la caméra, qu’une série critique isolant les lieux en étant moins attentive à leur aspect irréductiblement concret qu’à la place qu’ils occupent dans une structure sociale réglée. Face au plan du marché du village, ou face à celui du café de Narbonne, il n’y a donc pas de position évidente et stable : c’est à la fois une vue suscitant une forme de nostalgie, encouragée par le Douce France initial, et des vues qui invitent à l’étonnement en laissant voir le caractère à la fois désuet et figé des espaces. Ce que le récit déploie à travers les actions de Daniel, cette pesanteur des codes qui dirigent les attitudes individuelles, existe déjà en puissance dans le plan de la façade d’une gare ou d’une église. Tout le monde sait ce qu’on fait au marché, dans une gare ou dans un bar, et connait la manière dont il faut s’y conduire. C’est pourquoi l’image fixe de l’un de ces lieux suffit, si l’on veut renvoyer à leurs étiquettes respectives[22] [22] Les journaux télévisés savent bien qu’une image unique peut prendre valeur de symbole ; c’est en quelque sorte ce qui se passe ici, mais, en confrontant Daniel à ses espaces, en développant un véritable récit, la réduction des lieux à une façade participe d’une élaboration critique. .

Narbonne se donne d’abord comme une série de lieux, chacun ayant sa fonction, ses règles, et ses fréquentations ou possibilités de rencontres. Que ce soit au domicile, au travail, sur l’allée de Narbonne ou au bar équipé d’un flipper, il faut savoir tenir sa place. Si l’on veut des filles, il faut aller au bal, mais, il vaut encore mieux aller dans la campagne où les filles échappent à la surveillance parentale, si l’occasion se présente. La plupart des personnages maîtrisent les codes, et ils jouent pour Daniel le rôle d’initiateurs ou des correcteurs. Car évidemment, ce sont les enfants, quelques autres présents dans le film, mais Daniel en priorité, qui ne savent pas. Et Daniel, alors qu’il ne fréquente plus l’école une fois arrivé à Narbonne, ne cesse d’apprendre.

amoureusescirqueeglise.jpg

Mais, dans la série des lieux présentés par le film, il en existe qui n’obéissent pas de la même façon aux code sociaux, et qui attirent particulièrement Daniel : le cirque et le cinéma. Leur fréquentation assidue distingue Daniel et en font le centre d’un conflit, un personnage rétif à l’apprentissage et à la reproduction des règles sociales, à la fois plus ignorant et plus conscient que les autres. Sous le chapiteau ou dans la salle, il entrevoit un monde où les règles sont suspendues, où l’on avale un fusil, où un homme peut monter sur un autre. Si ces espaces font partie de l’ensemble social, ils déterminent leurs propres règles, bâties sur la négation ou la suspension de celles qui sont en vigueur à l’extérieur [33] [33] Christian Metz écrit « le cinéma se fonde sur la légalisation et la généralisation de l’exercice interdit ». Et il poursuit : « Il participe ainsi, en plus petit, au régime particulier de certaines activités (…) qui sont à la fois officielles et clandestines, et dans lesquelles aucun des deux caractères ne parvient tout à fait à effacer l’autre. Pour la grande majorité du public, le cinéma (qui en cela ressemble aussi au rêve) représente une sorte d’enclos ou de « réserve » qui échappe à la vie pleinement sociale bien qu’il soit admis et prescrit par elle : aller au cinéma est un acte licite parmi d’autres, qui a sa place dans l’emploi du temps avouable de la journée ou de la semaine, et cette place est pourtant un « trou » dans l’étoffe sociale, un créneau qui ouvre sur quelque chose d’un peu plus fou, d’un temps un peu moins approuvé que ce qu’on fait le reste du temps ». In Le Signifiant imaginaire, imprimé en Angleterre, Christian Bourgois, coll « Choix essais », 1993, p 91 . Ils forment et entretiennent la capacité à croire à l’incroyable, si bien que par retournement c’est bien du réel dont on doute. À un camarade qui lui dit que les couples ne s’embrassent pas comme au cinéma en posant leurs lèvres l’une sur l’autre, mais en ouvrant la bouche et en mettant la langue, un jeune garçon répond « C’est dégueulasse ! ». Les leçons de l’école du cinéma et de l’école de la vie sont parfois contradictoires.

4.

Que les espaces sociaux sont réglementés signifie donc que certaines conduites doivent y être considérées comme autorisées ou non. Or les règles sont perçues par Daniel comme dénuées de fondement. Sa première remarque lorsqu’il découvre l’allée où vont marcher tous les Narbonnais, est de dire qu’il est idiot de tous se promener au même endroit alors qu’il y en a beaucoup d’autres. Son camarade lui répond que c’est la tradition. Autant dire qu’Eustache nous donne la vision d’une communauté où tout le monde se conforme à une règle sans être capable d’en saisir la cause. Face aux questions de Daniel, les explications équivalent à un « c’est comme ça ». Que l’on pense également au moment où le patron de Daniel l’oblige à se lever. Un terrible respect des formes s’étend sur la population narbonnaise.

Souvent pris dans un rapport de force, hiérarchique ici, familial ailleurs, Daniel, par devoir ou intérêt, finit par céder. Mais il est fondamentalement producteur d’écart, soit parce qu’il a un temps d’avance (le moment où il met sa veste avant que le patron lui ai dit où aller pour faire une course), soit que sa volonté de s’intégrer fasse de lui une caricature maladroite (lorsqu’il arrive au bar avec sa nouvelle tenue). Du point de vue du personnage, on peut se demander ce qui le mine le plus : l’existence des règles, ou son incapacité à s’y conformer. Car ce n’est pas une figure héroïque, fait d’une pièce, et après s’être étonné du fait que tout le monde marche sur la même allée, il demande à sa mère pourquoi ils n’y vont pas comme les autres, celle-ci lui expliquant alors que c’est parce que son compagnon, José, n’est pas encore divorcé. Par petites touches, Eustache laisse ainsi penser que si les règles sont des formes vides, les accepter est en définitive accepter la morale étriquée de la province, mais aussi les différences entre classes sociales, comme le suggère cette fois le moment où Daniel croise un garçon qui, le voyant en train de pousser une charrette, ne le salue pas. Saluer un travailleur alors que l’on va au lycée, surtout si l’on est accompagné d’une fille, ça ne se fait pas. Si la règle est déterminée par la tradition, tout ce qui la respecte perpétue l’ordre existant.

Ce monde provincial est oppressant et limité pour Daniel, au domicile duquel culmine la froideur et la résignation. On le voit passer beaucoup de temps dehors, dans les mêmes lieux et avec les mêmes personnes. Quand il ne traine pas au bar, il s’assied sur un banc et regarde les filles, ou va au cinéma. Mes petites amoureuses, comme le titre l’indique assez, est aussi l’apprentissage du désir. Daniel observe les actrices de cinéma, les filles dans la rue, lance des regards, tente des mouvements. Alors qu’il fait sa communion, ressentant soudain une excitation causée par la communiante qui se trouve devant lui, il se colle contre elle l’espace de quelques secondes. C’est le début du film : l’irruption du désir qui perturbe la rigueur d’un cérémonial, l’érection à la place du cierge, et peut-être est-ce cette possibilité de rompre le cérémonial généralisé, d’y insérer un espace de liberté individuel plus que social, que Daniel s’imagine pouvoir trouver dans les rapports avec les filles.

amoureusestemps.jpg

Parvenus à la fin, on peut regarder ce moment différemment. La longue séquence qui montre le groupe de camarades de Daniel à Sainte-Marie, rencontrant deux jeunes filles, a bien pour objet de dissiper le doute : la séduction obéit aussi à ses propres règles et c’est bien, comme ils le disent, une véritable partie que jouent les garçons à la campagne. C’est ainsi un coup de maître de Daniel, qui demande à la jeune Françoise de l’embrasser pour envoyer un signe aux autres et leur faire cesser la poursuite, qui lui permet de remporter la mise. Mais la réussite est amère puisque les allures innocentes et vertueuses de sa partenaire cachent un petit automate qui récite une leçon et est incapable de concevoir un geste gratuit : elle ne se donnera pas à lui, il faudrait qu’ils fréquentent et se marient au préalable. Réalisant que même ici, couché dans les herbes, il n’échappera pas aux règles, il retrouve une attitude de spectateur. Sans plus chercher à la toucher, il lui demande de s’allonger afin de l’observer. La voix off, qui se demande depuis combien de temps ils sont là, laisse entendre que ce moment vient en écho à la séquence de Pandora que Daniel était allé voir au cinéma, celle où les personnages de Gardner et Mason vivaient une pause où ils pouvaient laisser libre cours à leur passion. “C’est comme un enchantement en dehors du temps, dans l’éternité”, disait alors Pandora.

Daniel ne trouve pas sur le terrain du désir l’absence de règles souhaitée, mais il essaie de ménager des instants de ruptures, de transgression. La séquence de la communion n’est pas l’annonce de quelque chose de plus grand, mais le modèle de ce qui va suivre, jusqu’à l’avant dernier-plan où, de retour chez sa grand-mère, Daniel enlace une amie d’enfance. Peut-être n’espère-t-il plus de continuité, et il laisse sa camarade s’en aller, mais il profite de chaque contact, aussi éphémère soit-il. Les plans d’observation, où Daniel se tient à distance des filles, et les plans serrés où ses mains palpent un autre corps, sont aussi des parenthèses cinématographiques dans la structure du réel.

5.

L’apprentissage achevé, peu de choses semblent avoir changées. Plutôt que sur un départ vers d’autres horizons, le film se clôt sur un retour, afin d’induire un nouveau rapport du personnage à ce qui semblait ne jamais devoir être modifié pour l’enfant du début. L’adolescent Daniel n’est pas libéré et ne sait pas ce qui l’attend, mais il compose et joue le jeu avec un nouveau savoir qui ne saurait ni le bloquer en constituant une morale rigide, ni le normaliser en lui faisant partager la résignation maternelle. Savoir que les règles du monde sont absurdes, mais admises et suivies, que les filles peuvent être des actrices et réciter un texte sans être pour autant des amoureuses passionnées, et que parfois le temps se dérègle, faisant coïncider l’instant et l’éternité. Peu de choses, mais entre le début et la fin c’est toute une structure sociale qu’a traversée le personnage, pour atteindre une position où il s’en extraie tout en en faisant partie.

amoureusescroire.jpg

Position subtile et position en elle-même critique (non pas en se faisant explicitement porteuse d’un discours, en parlant, mais en se plaçant), qui continue d’être celle du cinéaste et qui correspond à une double exigence de respect des événements et de révélation des structures. Philippon a noté au sujet de Mes petites amoureuses que le film était réalisé avec une grande économie dans la mise en scène [44] [44] Alain Philippon, Jean Eustache, Paris, Cahiers du cinéma, coll. “Auteurs”, 1986, p 50 , mais s’il y a en effet une sobriété au niveau des moyens expressifs dans leur ensemble, elle accompagne aussi une forme de sûreté et de justesse. Au sein des séquences, la variation d’axe de prise de vue entre deux plans est souvent importante : les coupes dans l’espace apparaissent nettes, sans la fluidité qu’auraient pu apporter des variations plus douces. Que l’on songe à la séquence où Daniel s’approche du compagnon de sa mère avec l’intention de lui faire la bise, ou au moment où la femme dont il a réparé le phare vient payer le mécanicien, et l’on s’apercevra que les quelques changements de plan, les recours aux champ-contrechamps, suffisent à rendre limpide la situation en produisant la visibilité mais aussi la mise en rapport de ses éléments essentiels (Daniel et la mère / Daniel et la femme, mais aussi ce qui passe entre eux, là où se trouve le sens pour le spectateur : le regard).

La tendance descriptive, qui le rattache à la branche Lumière du cinéma, et qui trahit bien une sensibilité (l’importance donnée au champ, au mouvement du vent, dans la séquence à Sainte-Marie), se marie à une tendance analytique, à une volonté de mettre à jour une structure, ce que rendent possible les figures saillantes du film : ellipses marquées par des fondus, champ-contrechamps et inserts. On retrouve la sûreté dont il fait preuve dans son découpage dans la sélection opérée par Eustache dans ses souvenirs. Le film additionne les fragments, certains particulièrement courts et s’achevant d’une manière qui peut sembler prématurée au spectateur, sans offrir d’enjeu clair ou de résolution. Rétrospectivement, on s’aperçoit que ces moments, tout en conservant une opacité relative et ce caractère fragmentaire que l’on peut associer à la mémoire, trouvent à s’intégrer dans l’ensemble, comme composante d’un motif plus large, et que c’est bien ainsi que les conçoit Eustache : tout élément supplémentaire aurait été superflu.

Avec Mes petites amoureuses, Eustache est à mille lieux de toute complaisance pour ses souvenirs, qui pourrait pousser un cinéaste moins rigoureux à intégrer des éléments de pure nostalgie personnelle. Son histoire trouve sa valeur dans un projet plus ample. Vis-à-vis du personnage qui le représente, il n’est d’ailleurs pas sans distance. Daniel est le véritable pivot du film, celui qui révèle la structure sociale en nouant un rapport avec elle, mais c’est justement sa fonction, et il ne s’en détache que rarement. L’usage que fait Eustache de la voix off est sur ce point plus éloquent que la voix elle-même. Celle-ci, qui donne la curieuse impression d’être à la fois trop peu et trop présente, n’a pas pour fonction de créer une proximité affective entre le spectateur et le personnage. Les fonctions de la voix off sont multiples, et on peut présenter les trois plus notables comme ceci : dire ce qui se passe (voix de redondance, lorsque la voix nous dit que la mère parle du beau temps, et qu’on la voit ensuite parler du beau temps), émettre un jugement (sur la somme demandée à la femme dont il a réparé le phare, excessive selon lui), ou avouer une incompréhension, une impuissance (les moments où la voix dit qu’il aurait dû parler).

Ces fonctions, si l’on veut, se réunissent en une seule : la voix off de Daniel est utilisée pour nier l’évidence de l’action, elle installe un écart entre lui et ce qu’il vit. Ce qui intéresse Eustache est moins la proximité avec le personnage que la distance qui sépare le personnage de ce qui l’entoure. Par l’intelligence du cinéaste qu’il est devenu, l’impuissance de l’enfant devient la manifestation de l’étrangeté du monde. Et si Daniel subit des humiliations, qui lui font détourner ou baisser le regard, qui lui ferment la bouche, il peut au cinéma relever la tête et faire entendre sa voix, ne serait-ce que pour dire qu’il se tait. Intelligence de cinéaste, en effet : ne pas en dire plus pour ne pas en penser moins.

amoureuses_regard.jpg