La « réalité intégrale » d’un espace conflictuel

A propos de The Gatekeepers (Dror Moreh, 2012)

par ,
le 26 novembre 2020

The Gatekeepers – titre anglais correspondant à l’original Shomrei Hasaf (הסף שומרי)[11] [11] Ce qui veut dire aussi « les gardiens de la porte », terme qui apparaît dans la Bible juive orthodoxe. –, est un documentaire composé principalement d’entretiens avec six anciens directeurs des services secrets israéliens, qui évoquent leur expérience à propos de l’activité du Shin Bet[22] [22] Le Service de sécurité intérieure israélien (appelé aussi Shabak en hébreu – l’une et l’autre appellation sont des acronymes). Il s’occupe notamment de la prévention des attaques terroristes contre le territoire israélien. Cette organisation a été créée en 1949 sous le gouvernement de David Ben Gourion. depuis 1967. Le film retrace l’action, dans le domaine du contre-terrorisme, de tous les gouvernements israéliens successifs, avec des événements reconstitués en infographie à partir d’images archives. Six directeurs successifs de la sécurité israélienne, désormais retraités, évoquent leurs victoires et leurs échecs passés, avec une certaine amertume. Ils ont tous été invités à un entretien, dans un même espace intérieur – un studio, très neutre, sous un éclairage uniforme, avec un arrière-plan flou où on aperçoit des fenêtres et la porte du bureau (Fig.1). Ce dispositif spatial plus ou moins artificiel signifie aussi que ces dirigeants ont opéré en vase clos, et que leur fonction n’était pas d’aller sur le terrain, mais de donner des ordres et de prendre des décisions en tenant compte du système politique.

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Fig.1

The Gatekeepers commence par la voix off de l’un de ces dirigeants, Yuval Diskin. Il explique le sens de leur action contre le terrorisme, et sa propre motivation, venant de son enfance, alors qu’il a connu la Guerre des Six jours en 1967. Cette scène est composée d’un entretien et d’images d’archives en mouvement, une composition alternée – interview et reconstitution du passé – qui est maintenue tout au long du film. Par exemple, lorsque l’un des chefs explique qu’ils ont réussi à faire baisser le nombre d’actes terroristes de vingt par semaine à vingt par an, on voit des images d’archives en mouvement, bien évidemment en noir et blanc, dans lesquelles des soldats surveillent des civils palestiniens, et on peut observer le regard craintif de ces derniers. Jusqu’ici, la forme de ce documentaire reste plus ou moins classique. Les différents terrains d’opération sont montrés de telle sorte qu’on ne voit personne sur place : le film utilise des archives militaires, filmées par une caméra thermique installée sur un satellite afin de surveiller le territoire palestinien.

L’originalité du film repose sur cette insertion d’images provenant de satellites militaires (Fig.2). On a fortement l’impression d’accéder au service secret d’un État en guerre ; le zoom, dans ce système de surveillance, fonctionne pour cibler un « objet »  à détruire, après quoi on voit une bombe tomber sur cette cible ; le résultat rappelle l’effet d’un jeu vidéo, et paradoxalement, cela renforce le côté effrayant de la réalité représentée. En effet, la réception de ce genre d’image aplatie, déformée, codée, produit une sensation ambivalente : du fait qu’elle provient du réel, il en résulte bel et bien le constat d’une perception concrète. Mais d’autre part, ce n’est pas une représentation classique du réel, et on sent très fort l’autonomie du dispositif de prise de vue dans ces images filmées par une machine, pour un usage militaire. Le mouvement de la caméra, qui suit la direction d’un objet-cible, un véhicule par exemple, est robotique ; elle s’arrête lorsque l’objet ciblé s’arrête, et attend le moment décisif pour le détruire. Une fois le but atteint, la caméra opère un zoom arrière, se repositionnant à sa place en tournant légèrement et lentement, rappelant qu’elle « flotte » dans l’espace, accrochée à un satellite.

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Fig.2

Le film montre des scènes spectaculaires de ce genre de mission, tels les assassinats ciblés du grand terroriste Yahia Ayache[33] [33] Il était l’artificier et l’un des principaux chefs de l’aile militaire du Hamas. Il a organisé une série d’attentats-suicides qui en ont fait un héros populaire sur une partie de la scène palestinienne. Il a été assassiné le 5 janvier 1996 par le Shin Beth. et ceux de militants du Hamas. Le Shin Bet avait repéré la localité où séjournait Ayache, grâce à sa femme et son fils, qui étaient son point faible : on a appris qu’il leur avait demandé de le rejoindre. Dans cette scène, composée d’images de satellite du lieu concerné, et montées avec des images d’archives confidentielles sur le terroriste (voir les illustrations), tous les plans ressemblent à des morceaux d’un film d’espionnage sur les services secrets. Le Shin Bet avait appris que Yahia Ayache était à Gaza ; afin d’éviter des dommages collatéraux, ils ont décidé de l’assassiner avec son téléphone portable, qu’il n’utilisait quasi jamais. Une délicate opération sur le terrain, impliquant des collaborateurs palestiniens, permit à ce téléphone portable, contenant une petite bombe meurtrière, d’arriver entre ses mains. L’opération a réussi : au bout de huit mois, le terroriste a pris ce téléphone (Fig.3). La scène est composée d’images de synthèse, rappelant celles d’un jeu vidéo ; on voit le logement du terroriste, et la caméra s’approche d’un homme assis sur le lit devant sa fenêtre et son miroir. En réalité, l’opération a été exécutée avec la collaboration de l’armée de l’air israélienne, qui le surveillait par caméra satellite (Fig.4). De nouveau, nous sommes dans la reconstitution en image de synthèse, dans laquelle la bombe est déclenchée discrètement alors que le terroriste reçoit un appel de son père. Tout cela est présenté sans jamais montrer le terrain filmé de manière classique ; on voit seulement l’entretien avec le chef du service secret dans un studio et le mélange d’images synthétiques et d’images filmées par la caméra thermique.

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Fig.3

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Fig.4

Le dirigeant du Shin Beth ne cache pas sa fierté et sa satisfaction vis-à-vis de cette opération « élégante », qui n’a atteint personne sauf celui qui était ciblé : «J’aime ce genre d’opération, c’est beau, c’est propre », dit-il avec un léger sourire. Dans ce sourire, on ne décèle pas de sentiment diabolique ni pervers, c’est celui d’un professionnel satisfait de son travail. À peine l’a-t-on observé qu’on entend arriver les cris d’une foule en colère et qu’on voit des images de qualité médiocre, visiblement provenant d’un téléphone portable, sur les funérailles d’Ayache : une foule immense escortant son cercueil, et des milliers de Palestiniens dans la rue. La voix off de ce dirigeant arrive sur ce plan : « L’élimination d’Ayache a suscité une immense colère chez les Palestiniens. Nous venons de réveiller le loup qui dort. Deux mois plus tard, le pays explose ». Suivent des plans d’archives sur les décombres de bus israéliens qui se succèdent.

L’élimination « ciblée » continue. Lorsque le Shin Bet a fini par localiser le principal responsable des terroristes palestiniens, Salah Shehadeh[44] [44] Assassiné le 22 juillet 2002 à la suite de l’opération organisée par le Shin Bet. Les circonstances de sa mort ont fait de larges dégâts collatéraux (14 morts, plus de 150 blessés y compris de très jeunes enfants, plusieurs maisons du voisinage détruites). Cet assassinat fut condamné par les autres États du Moyen-Orient, par l’Union Européenne, la Russie et les États-Unis. , ils ordonnent à l’armée de l’air de lâcher une bombe, après s’être assuré autant que possible qu’il n’y aura pas de victimes collatérales. On voit l’exécution de ce plan sur l’écran de la caméra satellite, après une scène en image synthétique dans laquelle la caméra représente cette bombe. Toutefois, les renseignements sur la localisation des terroristes n’étant pas toujours précis, une telle opération n’évite pas de faire des victimes. Nombre de fois, on apprend par les médias qu’il y a des morts innocents, y compris de très jeunes enfants, et ces opérations « peu propres » – des overkills comme on dit dans le jargon du métier (= une force excessive pour atteindre un but) – se sont produites à plusieurs reprises, entraînant de fortes critiques du Shin Bet. L’un de ses dirigeants, Avraham Shalom[55] [55] Je ne peux m’empêcher de rappeler que shalom, en hébreu, signifie « paix » (et aussi « sérénité »). , raconte, en riant et en jouant les naïfs, que « c’est une ânerie en termes de sécurité, cela ne peut pas être moral – mais militairement parlant, c’est efficace. Mais ce n’est pas humain ».

Le 6 septembre 2003 était le jour où l’État d’Israël a décidé d’éliminer d’un coup tous les grands dirigeants de Hamas ; les agents ont réussi à les repérer grâce à des « taupes » (des informateurs palestiniens), et ils ont appris qu’une douzaine d’entre eux allaient se trouver tous ensemble lors d’une réunion. C’était une occasion en or pour éliminer d’un seul coup, dit Avraham, « la crème de la crème ». Mais toujours prévaut la hantise d’éviter autant que faire se peut les dommages collatéraux, et sur ordre direct du gouvernement, Shin Beth n’est autorisé à lâcher qu’une bombe d’un quart de tonne, insuffisante pour faire exploser tout le bâtiment : seul le dernier étage est détruit, et les dirigeants du Hamas, qui s’étaient réunis au rez-de-chaussée, peuvent s’enfuir, tandis que des innocents sont tués. Cette opération aussi est montrée par un montage alterné entre images de synthèse, images filmées d’un satellite sur le bâtiment ciblé, et images de reportage provenant de la télévision.

Malgré le côté « robotisé » de la chose, une sensation étrange surgit après avoir observé cette mission réelle, filmée et montée ainsi ; elle ajoute une impression de virtuel à l’effet documentaire, et elle nous laisse dans un monde ni irréel ni réel, mais terriblement vrai, dans la mesure où ce dispositif n’a pas été inventé pour le cinéma, mais existe bel et bien dans la réalité. Cela est sans doute influencé par le côté fictionnel du dispositif, car beaucoup de scènes dans des films de genre, action ou thriller, ont adopté aussi des moyens infographiques selon des modalités similaires. Lorsqu’un film documentaire tel que The Gatekeepers crée une tension narrative, en traitant de vrais éléments filmés en direct sur un mode analogue à des films de fiction, on obtient un effet de « Realité Intégrale[66] [66] Au sens de de Jean Baudrillard déjà cité ci-dessus : une vision des sociétés contemporaines dans lesquelles l’évolution des mondes virtuels grâce aux nouvelles technologies finit par dissoudre le réel. Le but de Baudrillard est de chercher la part d’ombre du monde dans cette technologie.  ». Tandis que le cinéma de fiction l’a adopté en vue de conférer un aspect crédible à ce monde numérique, le cinéma documentaire le prend tel quel et ne cherche pas particulièrement un aspect fictionnel, mais dans des cas comme The Gatekeepers (et bien d’autres analogues), cela ne l’empêche pas de produire un effet sensationnel, et en même temps, fictif.

Ces plans pris depuis un satellite, insérés au sein d’un film dont l’action se déroule dans un espace humain représenté tel quel, ne produiraient pas forcement chez le spectateur une sensation de fiction en rapport avec l’extension de l’espace réel. En dépit de cela, on ne peut pas affirmer que ces plans ont capté du réel – ce qui peut provoquer une sensation plus vivante – sans avoir par ailleurs une connaissance de ce matériel. Sans cette connaissance, ces plans gardent une dimension « aplatie » telle qu’on la voit dans les images de jeux vidéo ; ils ne peuvent que devenir des images sans valeur profonde, réduites au rôle d’une explication visuelle ou d’un médium de visibilité. Sur ce point, j’adapte l’idée pertinente de Jean Baudrillard : « Le médium d’une visibilité intégrale, qui est le pendant de la Réalité Intégrale, le devenir-réel se doublant du devenir-visible à tout prix : tout doit être vu, tout doit être visible, et l’image est par excellence le lieu de cette visibilité[77] [77] Jean Baudrillard, Le Pacte de Lucidité ou l’intelligence du mal, Galilée, 2004, p.79.  » De fait, ces images fonctionnent sur le mode du devenir-visible, leur rôle informatif et objectif est de témoigner, au sein d’une conception de la Réalité Intégrale.

Je cite Baudrillard : « Images qui témoignent, au fond, derrière leur prétendue “objectivité”, d’un désaveu profond du réel, en même temps que d’un désaveu de l’image, assignée à représenter ce qui ne veut pas l’être, assignée au viol du réel par effraction »[88] [88] Id., ibid., p. 78. Certes, les images filmées ainsi par la caméra du satellite peuvent être considérées comme « volées ». Cette considération inclut le caractère essentiel de ces images : leur usage militaire, où le sens éthique est secondaire. Elles sont objectives mais dépourvues de sens créatif, visant cependant à créer une sensation de réel : d’où la complexité existentielle de leur apparition au sein du film. Nous sommes stupéfaits d’être en position d’observer cette réalité « intégralement » transmise, après la scène réelle de l’opération anti-terroriste. Ce phénomène de Réalité Intégrale, ultra contemporain, est propre à l’ère de l’Internet global ; tout le monde est exposé à cette réalité par des images filmées, volées, qui violent toute la partie cachée ou simplement non publique de l’humanité.

Une autre scène en synthèse numérique, montrant un fait réel dramatique, est conçue d’après des archives photographiques. Il s’agit de la première action violente perpétrée illégalement par le Shin Beth, le meurtre de deux hommes suspects d’un détournement de bus en 1984, au sud, tout près de Gaza[99] [99] L’« affaire d’Ashkelon » ou « affaire du bus 300 » est l’un des dizaines voire des centaines de cas dans l’histoire noire du Shin Bet. Le 12 avril 1984, quatre Palestiniens de la bande de Gaza détournent le bus 300 de la ligne Tel-Aviv-Ashkelon avec ses 40 passagers. Pris en chasse par plusieurs jeeps militaires, l’autocar est finalement stoppé après une course folle près du camp de réfugiés de Deir al-Balah, dans le centre de la bande de Gaza. Les auteurs du détournement exigent la libération de 500 Palestiniens détenus par Israël, en échange de leurs otages. Mais le lendemain à l’aube, une unité israélienne commandée par le général Yitzhak Mordechaï donne l’assaut, tuant une soldate et deux des résistants Palestiniens. Les corps des deux autres Palestiniens seront ensuite retrouvés. Dans un premier temps, l’armée soutiendra qu’ils ont succombé à leurs blessures. En fait, ils ont été capturés vivants, puis tués de sang-froid à coups de crosses et de barres de fer sur ordre du chef du Shin Bet, Avraham Shalom. . On entend le témoignage d’Avraham Shalom, chef du Shin Beth à l’époque : « Après la guerre de Six jours, un changement de tracé de la frontière a été effectué. Donc on a recruté des agents palestiniens sur le terrain. Le Mossad, qui avait été longtemps champion des services secrets, ne supportait pas le Shin Beth (…) Lorsque le terrorisme s’est intensifié, on a eu tout d’un coup beaucoup à faire, et on a oublié ce que c’est que l’État palestinien. » C’est dans ce contexte tendu que les deux jeunes Palestiniens capturés ont été battus à mort avant d’être jugés. L’illustration de cette affaire démarre sur une image en mouvement – visiblement empruntée à une archive de l’époque, dans laquelle on voit l’arrière d’un bus qui roule, filmé en noir et blanc. La voix off du chef arrive là-dessus : « Le bus qui se dirigeait vers Gaza était déjà pris en chasse par l’hélicoptère ». Ensuite viennent des archives photographiques, sur lesquelles on a reconstruit une scène animée et en relief, comme si la caméra y était impliquée : on entend le bruit de l’hélicoptère, on voit le mouvement de la caméra sur un plan large d’une scène reconstituée, à partir d’une maquette et de photographies de l’événement – un mouvement conçu comme celui d’un hélicoptère qui atterrirait en douceur. Le plan s’arrête avec le bruit du déclencheur et la lumière du flash ; l’opérateur apparaît aussi tôt après, il fait le point sur une scène d’abord floue, censée être réelle[1010] [1010] J’adapte ici l’idée de Jean Baudrillard, toujours d’après Le pacte de lucidité ou l’intelligence du mal : « Il y a du flou dans le réel. La réalité n’est pas au point. La mise au point du monde, ce serait la « réalité objective », c’est à dire le réglage sur des modèles de représentation – exactement comme la mise au point de l’objet photographique sur l’objet. Heureusement cette mise au point définitive du monde n’a jamais lieu. L’objectif fait bouger l’objet, ou le contraire, mais ça bouge. » (p. 83) . Ensuite il disparaît lorsque la caméra bouge de nouveau, avec le bruit du déclencheur et l’effet de flash, et que la scène réelle photographiée en pellicule apparaît. Ce double effet donne l’impression que l’image sert à arrêter le temps, afin de capter la mémoire. Ensuite la caméra s’enfonce avec un léger tremblement[1111] [1111] Idem : « Lichtenberg parle, dans un de ses aphorismes, du tremblement : n’importe quel geste, et il en garde toujours quelque chose. Lorsque ce flou, ce tremblement n’existent pas, lorsqu’un geste est purement opérationnel et que sa mise au point est parfaite, on est au bord de la folie. » , comme portée à l’épaule, vers l’objet qui a été mis au point auparavant. Elle tremble, comme troublée par une situation dont elle cherche à capter une image réelle mais non autorisée. C’est pourquoi finalement elle se voit posée à terre et cesse de filmer.

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Fig.5

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Fig.6

Suit un plan noir d’une seconde ; ensuite la caméra se redresse et cadre le phare d’une voiture militaire, avant de se diriger vers l’arrière du bus en question. Encore une coupure, puis elle zoome sur le bus et retombe de nouveau par terre. On entend tirer des mitraillettes, et on voit des gens bouger au loin, sous une faible lumière, et tout d’un coup on a l’impression d’être dans cette réalité. Nous sommes bien dans un dispositif de caméra portée, mais pas vraiment de « caméra subjective »[1212] [1212] La notion de la caméra subjective ne désigne pas seulement la caméra portée représentant l’œil du filmeur ; elle doit révéler, à un moment ou l’autre, l’auteur du filmage. , dans cette séquence artificielle et synthétique, qui mélange l’action de la caméra à des filmages de maquettes et à des images d’archives photographiques (Fig. 5-6). Ensuite la caméra s’avance vers des protagonistes réels, mais photographiés, donc immobiles dans cette scène reconstituée; elle fait un zoom en tremblant de nouveau, et on voit une scène d’arrestation ; tout d’un coup un trait blanc apparaît, suivi d’un cadre photographique survenant avec un bruit de déclencheur, et sur lequel apparaît la vraie photographie de ce moment crucial (Fig.7-9) : la photographie joue ici un rôle littéralement révélateur. La caméra avance sur cette image fixe, le cadrage photographique s’incline vers la gauche et est retiré immédiatement du plan. Comme si cette image qui porte la vérité était arrachée : l’arracher au principe de réalité, l’arracher au principe de l’image. Après une image sur la terre du lieu vue floue, la photographie en question revient par la gauche, plein cadre. Ce va-et-vient de l’image fixe nous trouble, évidemment, comme si on découvrait une vérité cachée sous le tapis. En plus cette image tremble légèrement de gauche à droite comme si elle cherchait à se stabiliser dans le plan, enfin elle est retirée rapidement afin de donner l’impression d’un zoom. On est tenté d’interpréter ce dispositif troublant comme signifiant une vérité délicate à révéler : « le propre de la photo n’est pas d’illustrer l’événement, mais de faire événement en elle-même[1313] [1313] Le pacte de lucidité ou l’intelligence du mal, op. cit., p.83. . »

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Fig.7

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Fig.8

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Fig.9

De nouveau, nous sommes devant la scène reconstituée en « caméra portée », qui s’approche de personnages immobiles, en maquette, sur lesquels un éclairage s’allume subitement ; le cadrage photographique apparaît encore, avec le bruit de l’hélicoptère. Encore une mise au point sur cette image : la mise au point se fait ainsi sur l’absence de la vérité et non sur sa présence, afin de retrouver l’image comme point de convergence entre la lumière venue de l’objet et la lumière venue du regard[1414] [1414] id., p.87. . La nécessité de la reconstitution existe en cinéma documentaire, et cet artifice doit être suffisamment contrôlé pour ne pas trahir le fait réel et historique. Mais ce dont il s’agit dans cette reconstitution, ce n’est pas de la fictionnaliser avec le filmage, mais avec la photographie. Dans cette séquence, la caméra est en mouvement, en action, incarnant la position d’un observateur libéré du temps et de l’espace devant ce fait réel. Cela crée une perception inattendue d’un passé, afin d’inviter les spectateurs à entrer dans cet espace en même temps qu’à éprouver des sensations « fictives ». Cette reconstitution en animation d’images fixes venant des archives renouvelle le fait réel, elle en fait l’objet d’une attention particulière, d’une intention de savoir visant à la captation des formes de la réalité. Cette mise en forme d’images de synthèse dynamise la question posée : un événement obscur du passé, durant une opération inhumaine effectuée par le Shin Bet. En même temps, il y a un travail considérable pour rendre ce fait dans une esthétique photographique, avec le bruit du déclencheur, l’effet de flash, etc., qui tout au long de la séquence soulignent la référence au médium photographique[1515] [1515] Le photographe israélien Alex Levac a pris un cliché des deux preneurs d’otages, en vie, conduits à leur mort par des agents du service secret qui tentent en vain de l’éloigner. La photo a été publiée par le journal Hadashot, qui a été inculpé pour avoir bravé la censure militaire. (Fig.10).

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Fig.10

Ce genre de fabrication sophistiquée d’images de synthèse peut nuire, par l’effet fictif et esthétique entraîné, à un fait historique qui possède autant d’importance. Mais dans le traitement de ce film, les archives photographiques sont respectées et à la fois décryptées par les images répétitives sur la une des journaux de l’époque, afin d’accentuer la crédibilité du fait : un montage très efficace pour mettre en avant la gravité de cette affaire et démontrer sa violence. Cette séquence sert ainsi dans une perspective de témoignage pour le présent. Elle valide le temps réel afin de définir l’objet du film, qui n’est pas de dénoncer cet acte mais de transmettre au spectateur la gravité de la politique colonisatrice du pays envers les Palestiniens. Pourtant, ce traitement d’image peut aussi inviter à une autre réflexion par rapport au réel, à une époque où la plupart des images de violence circulent librement sur les réseaux sociaux.

Cette séquence a délicatement mélangé le médium photographique et l’image de synthèse, et elle réussit à donner une sensation neutre et cependant marquante, grâce à ce traitement original, sans nuire au fait historique. Donc elle remplit son rôle : transformer objectivement en forme visuelle ce fait historique violent. Toutefois, il me semble que le médium cinématographique, en tant que trace du réel, y est déplacé et comme étouffé : ce médium n’intervient pas vraiment dans cette séquence censée être documentaire. Évidemment, la visée documentaire n’est pas l’apanage du cadre cinématographique. The Gatekeepers serait-il un documentaire qui a pris ses distances avec le médium cinématographique ? Le film raconte plusieurs histoires de violence depuis la Guerre des Six jours en 1967, et les images d’archives et de synthèse sont par excellence le moyen et le lieu de la visibilité. Afin de représenter un fait historique dans l’orbite du visuel, il faut parfois une certaine imagination, ou une supposition, ce qui est toujours délicat dans un film documentaire. L’une et l’autre sont dangereuses, car elles peuvent déformer la réalité, au point de créer une visibilité forcée.

Dans cette séquence combinant plusieurs techniques, le médium photographique est chargé d’éviter la déformation du fait réel par les effets artificiels, grâce à l’existence d’images prises directement en temps réel dans l’espace réel : les photographies qui sont incluses dans cette séquence ont été prises à l’époque argentique, d’où l’insertion d’un cadre photographique venant de la pellicule dans une image en synthèse numérique : « La photographie témoignait encore d’une ultime présence en direct du sujet à l’objet. Ultime sursis à la dissémination et à la multiplicité des images sans référent, à la déferlante numérique. »[1616] [1616] Le pacte de lucidité ou l’intelligence du mal, op. cit., p.81. Ce recours au médium photographique est destiné à rendre l’affaire plus crédible grâce à l’authenticité essentielle prêtée à la photographie. Mais cette séquence pose question : dans tout cela, qu’en est-il du réel ? Et qu’en est-il de la représentation ? Les formules de Baudrillard sont tout à fait pertinentes sur ce point : « Mais lorsque, avec le Virtuel, le référent disparaît, s’évanouit dans la programmation technique de l’image, lorsqu’il n’y a plus de monde réel face à une pellicule sensible, alors il n’y a plus, au fond, de représentation possible.  (…) L’image photographique est la plus pure parce qu’elle ne simule ni le temps ni le mouvement, et s’en tient à l’irréalité la plus rigoureuse. Toutes les autres formes (cinéma, vidéo, synthèse) ne sont que des formes atténuées de l’image pure et de sa rupture avec le réel »[1717] [1717] id., p.82.

Cette affaire a été révélée vingt-sept ans plus tard. Le film montre Avraham Shalom, le dirigeant de l’époque, qui dit : « Je ne les avais jamais vus vivants comme sur ces photos ; si je les avais vus, je n’aurais jamais donné l’ordre stupide de les abattre ». Ensuite il précise sa version : « Je ne savais pas qu’ils avaient été tabassés à mort tous les deux. Nous, le Shin Bet, dès qu’on les a récupérés, j’ai demandé à la personne qui a dirigé l’opération dans quel état ils étaient. Il m’a dit qu’ils étaient pratiquement morts. Alors je lui ai dit : “Donnez leur le coup de grâce et qu’on n’en parle plus”. Il a raconté ce qu’il a fait mais je n’ai appris qu’un an plus tard qu’il leurs a fait casser le crâne avec une pierre. Je n’ai jamais vu leur état. Les photos qu’on voit étaient prises avant qu’ils se fassent tabasser. Lorsqu’on les a récupérés, ils ne ressemblaient pas à ces photos : on les a massacrés, c’était un lynchage ». Pourtant il reste contradictoire, répondant dans le film à la question : « Pourquoi avez vous donné cet ordre ? » par cette phrase lapidaire : « Je ne voulais plus avoir de terroristes dans des tribunaux ». Il affirme, à la fin de son entretien : « Dans le terrorisme il n’y a pas de morale ; ce n’est pas une question de morale, c’est une question de tactique et de stratégie »[1818] [1818] Le film évoque aussi, à travers les témoignages de membres du Shin Bet, leur pratique de la torture. Lorsque celle-ci n’est plus efficace et ne provoque que la mort, ils se posent la question de la morale. L’acte barbare dont il est question a été controversé, mais comme les autorités ne pouvaient pas désavouer le Shin Bet, il n’a pas été condamné officiellement. Le chef de l’époque, Avraham Shalom, n’a pas été sanctionné ; lui et quatre de ses agents ont bénéficié d’une grâce présidentielle, que leur a accordée le président de l’État d’Israël de l’époque, Haïm Herzog. .

Finalement ce sont ces photographies qui ont révélé la vérité : Avraham Shalom le dit dans le film : « s’il n’y en avait pas eu, personne n’aurait su ». Sur ce point, je cite de nouveau la phrase de Baudrillard : « La photo peut-elle faire exception au déferlement des images, et leur restituer une puissance originelle ? Pour cela, il faut que soit mise en suspens l’opération tumultueuse du monde, que l’objet soit saisi dans le seul moment fantastique, celui du premier contact, quand les choses ne se sont pas aperçues que nous étions là, quand l’absence et le vide ne se sont pas encore dissipés… »[1919] [1919] id., p.84. Le dispositif adopté sur ces photographies par l’action de la caméra répond tout à fait à cette idée de la photographie selon Baudrillard, il produit la sensation d’une urgence du réel, au sein d’un concept de simulacre. Le réel et le simulacre se rencontrent dans ce dispositif osé, qui fait effectuer le mouvement de la caméra aussi bien sur les photographies que sur le terrain du crime. Cela correspond à la définition du simulacre par Baudrillard, qui n’est pas la représentation truquée, falsifiée, manipulée de la réalité, mais « la copie à l’identique d’un original n’ayant jamais existé ».

Chez Platon, il y avait encore la réalité (les hommes enchaînés au fond de la caverne) et l’illusion (leurs ombres sur le mur). Le simulacre n’entre pas dans cette définition de l’illusion. Il peut tout à fait être un outil pour rendre une idée prise dans le réel, d’une manière proportionnellement plus réussie que par la fiction. Le simulacre ne revêt pas un caractère fictionnel dans le film documentaire, mais représente une possibilité, provenant de la reconstitution d’après des images d’archives fixes (photographiques). Ce qui est original dans cette scène de The Gatekeepers, c’est la conjonction de l’action et des images fixes. Je reviens encore à Baudrillard, pour qui il n’y a plus ni réalité, ni représentation : dans le dispositif adopté pour reconstituer ce fait historique crucial, une telle distinction n’est justement pas nécessaire, car ce traitement visuel qui mêle deux espèces d’images ne vise pas à trahir la vérité, qui est l’enjeu majeur de cette scène. Au contraire il la fait surgir d’une manière plus authentique, originale, cela constitue une scène plus remarquable et inoubliable, que l’Histoire peut (et doit) mémoriser.

Les images d’archives en mouvement ont été rendues efficaces par le montage, permettant au film de produire un certain suspense au milieu de ce récit historique. Par exemple, à propos des deux intifadas et de la montée de l’extrême-droite ultrareligieuse, celle des sionistes qui croient à la mystique juive de la délibération de la bataille de Gog et Magog[2020] [2020] Ézéchiel, dans les chapitres 38 et 39 de son livre, annonce avec beaucoup de détails une guerre conduite contre Israël par Gog, le chef du pays de Magog. Le livre donne une liste précise de divers peuples qui viendront envahir Israël des quatre points cardinaux. Dans l’interprétation qui en était faire par les ultras israéliens, les quatre États qui attaqueront brutalement Israël sont des États musulmans: Turquie, Iran, Soudan et Libye. De même ils lisent ceci : « Je manifesterai ma grandeur et ma sainteté, je me ferai connaître aux yeux de la multitude des nations, et elles sauront que je suis l’Éternel » (Ézéchiel 38: 23) comme l’annonce que si l’ensemble des nations, et particulièrement les nations musulmanes, réalisent que le seul vrai Dieu est le Dieu d’Israël, ce sera la fin du dieu de l’Islam. Aussi croient-ils que la « guerre de Gog et Magog » devrait marquer la fin de l’Islam en tant que grande religion mondiale. Pour eux, la défaite des armées islamiques, et l’abandon de l’Islam en tant que religion officielle de nombreux peuples, aurait permis à l’Antéchrist de régler l’épineux problème du Moyen-Orient, rendant possible de confirmer les accords de paix conclus entre Israël et ses voisins Arabes et Palestiniens. Par conséquent ils croient que si les lieux saints actuels de l’Islam situés sur le Mont du Temple, la Mosquée d’Al Aqsa et le Dôme du Rocher, étaient détruits par le Seigneur au cours de la guerre de Gog et Magog, il y aurait une véritable restauration du Royaume d’Israël. et en viennent à se proposer de détruire la Mosquée du Dôme à Jérusalem – projet terroriste que le Shin Bet a réussi à déjouer. On voit les membres de ce mouvement juif clandestin, démantelé en 1984, qui ont tous été arrêtés et condamnés à perpétuité, mais qui se sont tous très bien arrangés pour s’en sortir aussitôt après le verdict sans avoir vraiment effectué leur peine. Le film montre aussi le Shin Bet fier d’avoir déjoué ce projet, en témoignant que si la Mosquée du Dôme avait été détruite, cela aurait été une déclaration de guerre à tous les pays musulmans, qui aurait eu des conséquences catastrophiques, entre autres pour les communautés juives dans le monde entier. Le film raconte aussi l’assassinat du premier ministre Yitzhak Rabin par un jeune extrémiste religieux, avec des images d’archives. Et il fait ressortir les choix politiques et stratégiques opérés depuis 1967 par tous les gouvernements israéliens (à l’exception de celui dirigé pendant deux ans par Yitzhak Rabin).

Que recouvre dès lors l’idée d’un film  anthropologique et politique  dans pareille extraction des événements ? Et qu’est ce qui désarticule quoi ? Toutes ces démonstrations visuelles, très bien travaillées et documentées, peuvent être perçues comme une critique du caractère colonial de l’État d’Israël – ce qui a suscité une certaine indifférence pour ce film dans le pays : la plupart des chroniqueurs politiques des quotidiens de droite l’ont délibérément ignoré à cause de cette position ambivalente du film à leur égard[2121] [2121] Hami Shalev, vétéran de la presse hébraïque et ancien rédacteur en chef de la revue de droite Maariv, estime que « ce film nous remémore cruellement les événements dramatiques qui ont ébranlé notre pays ces trois dernières décennies et que nous sommes hélas de plus en plus nombreux à vouloir oublier : les réseaux terroristes juifs, la répression militaire de la première Intifada, l’assassinat de Yitzhak Rabin [par un extrémiste juif de droite], la présence bruyante de Benyamin Nétanyahou sur la place de Sion [à Jérusalem, lors des manifestations de l’automne 1995 contre le processus de paix avec l’OLP] et l’inexorable colonisation de peuplement en Cisjordanie, qui a fini par faire la pluie et le beau temps en Israël ». Interrogé par Shalev, le réalisateur Dror Moreh enfonce le clou en dénonçant l’amnésie des Israéliens : « Non, je ne crois pas que Nétanyahou soit en soi responsable de l’assassinat de Yitzhak Rabin, mais, en participant de manière visible aux manifestations violentes contre les accords d’Oslo et contre Rabin, ces manifestations où le Premier ministre était représenté en nazi ou dans un cercueil, Nétanyahou a légitimé et entretenu un climat de haine qui a fini par armer les assassins ». Courrier International, Pascal Fenaux, 04/03/2013. . Ambivalente, certes, car jusqu’au milieu du film on découvre plutôt une vision nationaliste, sécuritaire et paranoïaque grâce aux archives filmées à partir d’un satellite. Mais petit à petit, les témoignages de ces six anciens dirigeants tournent « à gauche » : « Lorsqu’on sort du Shin Bet, on devient gauchiste. Israël a négocié trop peu, trop tard et de manière trop procédurale par rapport à la hauteur des enjeux ; la politique de colonisation des territoires palestiniens corrompt et déshumanise la société juive israélienne, et elle menace de destruction l’État d’Israël… ». Pourtant, la presse israélienne ne le désigne pas non plus comme un film « de gauche »[2222] [2222] Allouf Ben, chroniqueur politique, écrit que « The Gatekeepers n’est pas un film de gauche de plus. Non, c’est un film très israélien. C’est un film réalisé par des Israéliens, pour des Israéliens et sur les Israéliens, raconté de la bouche même de six des anciens directeurs [du Shin Beth]. Il s’agit ici de la version du conflit israélo-palestinien fournie par le Shabak. C’est aussi l’histoire vue et écrite par une “ancienne élite” qui n’en peut plus de cette guerre éternelle ». Courrier International, Pascal Fenaux, 04/03/2013 . Les conclusions que tirent ces six anciens « durs » du renseignement intérieur israélien convergent toutes : la paix par la sécurité mais aussi par la réconciliation. Cette vision pessimiste n’étant partagée que par la presse de gauche et de centre gauche, il n’est pas étonnant que les seules réactions dans la presse de droite et d’ultra-droite aient oscillé entre l’indifférence contrainte et l’hostilité totale.

La dernière scène est agencée de manière plus directe, pour souligner la position prépondérante de la force israélienne dans le conflit. Elle ouvre sur une vision de la caméra infrarouge installée sur la tête d’un soldat israélien. Nous partageons cette vision, et suivons les soldats courant dans une ruelle de Jérusalem. À ce point, je repense à mon expérience propre, cette vision me permet de reconnaitre les lieux, les ruelles et les boutiques typiques de cette ville où j’ai passé trois mois pour un séjour de recherche. Voir transformer ainsi mon regard en caméra me fait penser que n’importe quelle personne connaissant ce lieu peut avoir ce regard, qui est en train d’inspecter les habitants dans un geste militaire, agressif. Cette caméra fixée sur la tête d’un soldat nous emmène voir des soldats pénétrant dans une maison et arrêtant les habitants[2323] [2323] Ce dispositif de la caméra subjective en infrarouge rappelle celui d’un film de Katherine Bigelow, Zero Dark Thirty, dans la scène où elle suit les soldats américains à la recherche de Oussama Ben Laden à l’intérieur d’une maison. Aussi dans Redacted (2007) de Brian De Palma. Elle est également utilisée dans Ni le ciel ni la terre, de Clément Cogitore. . Le lieu ainsi est concrétisé comme lieu conflictuel, où le filmeur et le spectateur ne font qu’un. Au plan suivant, des gens nus, filmés manifestement en caméra cachée à l’aide d’un téléphone portable ; c’est une scène de torture. Encore une image volée ou violée, et une Réalité Intégrale qui se présente via ce médium de la visibilité. Voix off : « Nous rendons des milliers de vies de gens insupportables, leur souffrance est bien présente » Et le dirigeant le plus compromis dans les sombres opérations de Shin Bet, Avraham Shalom, ajoute : « Le futur est sombre, noir est l’avenir. Nous formons une armée cruelle, semblable à celle de l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale[2424] [2424] Lorsque j’ai été à Nazareth, j’ai souvent entendu les habitants palestiniens comparer l’armée israélienne avec les Nazis. . C’est un trait extrêmement négatif que nous avons acquis là. Nous sommes devenus (…) cruels envers nous-mêmes, et surtout envers la population que nous voulons contrôler, sous le prétexte de lutter contre le terrorisme ».

The Gatekeepers revient ainsi sur plusieurs épisodes ténébreux de l’histoire israélienne ; le film comporte divers matériaux provenant de faits historiques, afin, peut-on supposer, de chercher un équilibre sur ce sujet tellement complexe. Les espaces ne sont pas vraiment représentés ; on les découvre plutôt comme un décor pour les événements, à travers des médiums visuels qui vont de l’image de satellite au téléphone portable. Aucune prise de vues sur un espace ouvert : il faut dire qu’aucune caméra ne touche le sol dans ce film – le côté « Réalité Intégrale » en est renforcé par tous ces outils de caractère virtuel. Ce documentaire a intégré des espaces en plein conflit, où l’existence des habitants (les Palestiniens) est incorporée comme celle d’êtres virtuels à exécuter. La question de la représentation spatiale se réduit ainsi à celle du médium de visibilité. Elle relève bien de la contemporanéité de la forme documentaire, où la question de la déterritorialisation est apparue à l’horizon du pouvoir géopolitique. Le dispositif spécifique de ce documentaire nous invite à réfléchir sur la réalité virtuelle, inscrite dans cet espace géopolitique où le peuple palestinien se trouve dans la situation décentralisée et déterritorialisée – réalité virtuelle qui aide à faire connaître la réalité concrète. Les dirigeants installés dans cet horizon du pouvoir sont centrés ; aucune présence palestinienne ne prend place au sein du film, qui a pourtant rapport avec une réalité concrète. Ce peuple n’est ainsi représenté que par le médium de visibilité, permettant toutefois de constater leur état déterritorialisé, décrit par le traitement d’image virtuel, qui sensibilise autrement à leur situation de « sans terre », auxquels on ne propose que la mort.

Lyang Kim, cinéaste, vit en France et en Corée. Ses travaux sont consacrés à la question de la frontière comme espace de création et de conflit. À ce sujet, elle a réalisé trois longs métrages documentaires de création (Dream House by the Border, 2013, Resident Forever, 2015, Forbidden Fatherland, 2018), et soutenu en 2019 une thèse de doctorat intitulée Habiter à la frontière : une question géopolitique sous la direction de Jean-Paul Colleyn (EHESS).