Manoel de Oliveira face à l’histoire

Une vision critique

par ,
le 7 mai 2015

Les lignes suivantes sont la version écrite et développée d’une présentation orale effectuée lors de la journée d’hommage à l’historien et théoricien du cinéma brésilien Ismail Xavier qui s’est déroulée à Paris, au printemps 2011[11] [11] Journée d’études : « L’allégorie au cinéma : entre l’histoire et la théorie – Carte blanche à Ismail Xavier », 9 avril 2011, Creci / IRCAV (Université de Paris 3), INHA. La version portugaise de cet article, identique à quelques détails près, se trouve dans Mateus Araujo Silva et Lúcia Ramos Monteiro (sous la direction de), A Alegoria no cinema. Entre teoria e história, Rio de Janeiro, Editora Azougue, 2015 (à paraître). . Lors de la préparation de cette journée d’études, nous avions convenu que je préciserais la conception de l’histoire présente dans le cinéma de Manoel de Oliveira (auquel j’ai consacré plusieurs travaux), pour répondre au travail d’Ismail Xavier sur l’allégorie historique. Il s’agit donc d’un dialogue avec le théoricien brésilien à partir de certaines de ses idées sur l’approche cinématographique de l’histoire, notamment de son étude magistrale sur NON ou la vaine gloire de commander (NON ou a vã glória de mandar, 1990) – presque un livre en soi[22] [22] Ismail Xavier, « A morte do Alferes Cabrita e a Paixão portuguesa », Novos Estudos, n°97, 2013, pp. 128-147]. – afin de parcourir les différents chemins empruntés par la veine historique de l’œuvre du réalisateur portugais.

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Afin de situer le travail sur l’histoire opéré par Manoel de Oliveira, il faut d’abord en situer l’origine. Si NON ou la vaine gloire de commander inaugure une série de films directement réflexifs et critiques sur l’histoire du Portugal, ou certains de ses mythes nationaux ou impériaux, sa gestation fut longue. L’idée du film serait née juste après la Révolution des œillets avec un projet d’abord intitulé Le Processus de l’instauration et de l’évolution de la République au Portugal. Or, il est intéressant de noter que, plutôt que de se lancer tout de suite dans une telle réalisation dont le thème politique entrait en résonance avec l’actualité immédiate, Oliveira s’est d’abord consacré à un dialogue avec la tradition romantique en adaptant Amour de perdition (Amor de perdição, 1978) le plus connus des romans de Camilo Castelo Branco (écrit en 1862). Ce choix n’est pas anodin car il correspondait au désir du cinéaste de répondre aux événements que le pays avait connus et de produire une œuvre populaire, au sens le plus noble et le plus ambitieux du terme – c’est-à-dire pour le peuple, en proposant une sorte de récit national grâce au roman, immensément célèbre au Portugal, signé par Camilo. Cette tentative fut un échec pour différentes raisons, notamment à cause des conditions de diffusion désastreuses à la télévision – en noir et blanc, avec une hostilité médiatique affirmée, qui plus est à un moment où déferlaient les telenovelas accaparant l’attention du public. Elle n’en indique pas moins l’importance d’une médiation fictionnelle, à forte teneur mélodramatique, pour penser l’histoire. Sans doute, l’échec de la réception du film tient-il aussi au refus d’accommoder la « matrice mélodramatique » au naturalisme selon une voie importante du cinéma de l’époque[33] [33] Xavier, « Cinema político e gêneros traicionais : a força e os limites da matriz melodramática », in O Olhar e a Cena, Cosac & Naify, São Paulo, 2003, p. 129-141. . En tout cas, il semble indéniable que, par son ambition et son projet, Amour de perdition reste le film de la Révolution et que, par la suite, Oliveira a cherché à expliquer selon différentes modalités les liens entre son époque et le passé.

Ainsi n’est-ce pas un hasard que NON… se termine précisément le 25 avril, le jour même de la Révolution des Œillets qui mit fin à plus quarante ans de dictature. Ce film se déroule en effet pendant les guerres coloniales menées en Afrique par l’Estado novo finissant, et grâce aux flash-backs lancés par le lieutenant Cabrita (Luis Miguel Cintra) permet d’évoquer plusieurs événements historiques qui forment autant de défaites – à une exception près que je vais rappeler. On a signalé à juste titre cette lecture antihéroïque du récit national, cette « Passion portugaise » selon l’expression d’Ismail Xavier, qui fait d’un pays le véritable sujet du film. Comme le signale Xavier, en utilisant les moyens du cinéma, Oliveira ne cherche pas comprendre ou expliquer le rôle périphérique du Portugal depuis la fin du XVIe siècle mais à l’observer et à le figurer sur un mode poétique. Les moyens et les objectifs d’un cinéaste et d’un historien diffèrent malgré les dialogues féconds qui peuvent exister entre eux.

On a peu insisté sur l’aspect étrange, voire grotesque, de certaines figurations proposées par Oliveira : celle du fier Viriathe, le chef lusitanien qui a résisté à la conquête de la péninsule par les romains, et de ses hommes ; du démembré lors de la bataille de Toro (1476), serrant l’étendard entre ses dents après avoir perdu ses deux mains ; de la mort accidentelle et absurde (une chute de cheval) du prince Alphonse quelques mois après son mariage avec Doña Isabel d’Espagne, mettant fin à l’union de la péninsule ibérique ; ou encore des assauts dérisoires lancés par les Portugais et leurs alliés lors de la bataille d’Alcácer-Quivir, tombant les uns après les autres comme des quilles. Il s’agit non seulement de représenter des échecs mais de les montrer comme l’envers ironique de la légende. Les dates retenues renvoient à la faillite d’un projet d’unité politique ou d’expansion nationale, et ne peuvent donc être détachées de la trivialité de leur représentation

Un autre aspect reste par ailleurs valorisé par Oliveira, celui qui renvoie directement au mythe. Là encore, comme Ismail Xavier le rappelle avec rigueur, la séparation est nette entre l’impérialisme, belliqueux et stérile, et le « legs », c’est-à-dire les découvertes en tant que participation portugaise à l’histoire universelle. L’histoire nationaliste et héroïque est donc réfutée au profit d’un élément mythique, considéré comme tel, dans une scission souvent commentée à juste titre, notamment parce qu’elle fait un silence total sur le colonialisme et l’esclavage qui ont perduré bien après le XVIe siècle. Néanmoins si le cinéaste n’est pas historien il ne fait pas non plus de Cabrita son porte-parole d’une manière univoque. L’épisode de « l’Île des amours » emprunté aux Lusiades (1572) de Camões où la déesse Vénus accueille Vasco de Gama forme une séquence utopique s’opposant aux autres évocations du passé pour indiquer que ce « legs » se situe à un autre niveau de réalité. Pour Oliveira, il n’est pas réductible à un acte de foi, mais implique une attitude de délectation esthétique. Ainsi lorsqu’il déclare à propos de Camões : « Ce n’est pas la vérité, mais la possibilité de la vérité[44] [44] Antoine de Baecque et Jacques Parsi, Conversations avec Manoel de Oliveira, Paris, Cahiers du cinéma, 1996, p. 71. », il revendique avec clarté son territoire propre d’homme d’image, travaillant à partir de l’imaginaire et de la fiction.

La fin de NON… se prête, elle aussi, à l’interprétation. Le film se termine le jour de la Révolution des œillets qui coïncide avec la mort du lieutenant Cabrita, blessé au combat. La Révolution vient donc clore une période historique en écartant la gloire reposant sur la puissance impérialiste. Et le retour de Dom Sébastien dans l’hallucination ou le rêve de Cabrita peut être compris comme la disparition d’un élément central de l’idéologie traditionnelle : le congé est donné à cette figure alors que le protagoniste semble incapable de s’en défaire. Un des apports de la lecture allégorique proposée par Ismail Xavier permet de bien poser Cabrita comme antitype du Roi caché, en plus de l’opposition que cette figure crépusculaire et morbide entretient avec celle de Vasco de Gama, solaire et rayonnant dans l’épisode de « L’Île des amours ». Toutefois, dans la figuration de Dom Sébastien, Oliveira inverse la représentation belliqueuse en image de paix (contrairement à ce qu’il fera dans Le Cinquième Empire, hier comme aujourd’hui [O Quinto Imperio, ontem como hoje] 2005) : le roi caché abaisse son épée de façon à laisser voir une croix formée par les motifs ornant le pommeau. Ainsi, aurais-je tendance à considérer la figure de Dom Sébastien avec un peu plus d’ambivalence que ne la considère Xavier, qui répartit la double figure du souverain baroque, selon la lecture de Benjamin, entre le Roi (le tyran) et le lieutenant (le martyr). Quoi qu’il en soit de cette nuance de lecture, l’allégorie est ici indéniable, indiquant la nécessité de cette disparation, et plus largement de cette série de défaites, pour que naisse autre chose ou que puisse se déduire une autre réalité – l’absence de représentation ou d’allusion à la période qui suit le 25 avril jusqu’à la date de réalisation du film étant aussi significative qu’ambiguë.

Il faut ajouter que l’ultime station de cette « Passion portugaise », se déroule sous le regard d’un soldat au visage bandé, une sorte d’homme invisible, une victime anonyme qui offre un contrechamp critique aux personnages mythiques et héroïques propre à l’historiographie conventionnelle. À la mort du lieutenant répond la figure d’un soldat anonyme, métonymie des victimes engendrées par des guerres perdues d’avance. N’est-elle pas, en un sens, la préfiguration d’un nouvel espace démocratique ?

À un autre niveau, NON… met en évidence le fait que pour Oliveira l’histoire est d’abord une histoire parlée, non pas dans le sens où elle se nourrirait de sources ou de traditions orales mais parce qu’elle est avant tout le produit d’un récit[55] [55] Pour une analyse plus large du cinéma d’Oliveira insistant sur la fonction de la parole, je renvoie à mon ouvrage : M. Lavin, La Parole et le lieu, le cinéma selon Manoel de Oliveira, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008. . À ce propos, Cabrita apparaît bien en position de conteur engendrant les différentes évocations du passé, de même qu’il reste un chef militaire berçant ses hommes par des récits mélancoliques mais captivants – le thème de l’identification étant suggéré par le fait que les acteurs de l’épisode « contemporain », Cintra autant que ceux incarnant ses subordonnés, jouent également dans les récits du passé, comme si les auditeurs s’immergeaient dans le récit.

À partir de NON…, la méditation historique se poursuit dans deux directions principales. Avant de les préciser, on peut indiquer que cette tendance historienne s’inscrit dans un contexte précis d’intégration du Portugal dans la Communauté Européenne, et de ses conséquences, qui pouvait en effet inciter Oliveira à s’interroger sur le rôle marginal du pays dans le contexte géopolitique contemporain[66] [66] Carolin Overoff Ferreira a très justement insisté sur ce point : « Heterodox/Paradox : The Representation of the Fifth Empire in Manoel de Oliveira’s Cinema », in Carolin Overhoff Ferreira (ed.), On Manoel de Oliveira, Dekalog, nº 2, Londres-New York, Wallflower, 2008, pp. 60-88 ; « Portugal, Europa e o Mundo ; condição humana e geopolítica na filmografia de Manoel de Oliveira », in Revista do Centro de Estudos Portugueses v. 30, n. 43, jan.-jun. 2010, Universidade Federal de Minas Gerais, pp. 109-140. . On peut d’abord rapprocher Parole et utopie (Palavra e utopia, 2000) et Le Cinquième Empire qui travaillent de manière explicite sur le sébastianisme et le mythe du Cinquième Empire. Le père António Vieira, dont un sermon donnait son titre à NON…, est le personnage principal du premier film. Si le père jésuite a formulé l’idée messianique d’un retour du Christ qui viendrait instaurer un empire catholique universel alors que le Portugal était sous tutelle espagnole, Oliveira insiste surtout sur l’intégrité morale du personnage ainsi que sur son engagement pour la liberté des esclaves, quitte à prendre des libertés avec la vérité historique. Après l’inventeur du Cinquième Empire, c’est de manière logique Dom Sébastien qui constitue la figure centrale du Quinto Imperio…, le film se déroulant pour l’essentiel juste avant la bataille qui sera fatale au souverain. Si NON… relie deux dates, le 4 août 1578 (déroute d’Alcácer-Quivir) et le 25 avril 1974 (la Révolution des Œillets), et si Parole et utopie propose une traversée du XVIIe Siècle en suivant la parole prophétique de Vieira, Le Cinquième Empire se situe pour sa part « avant » la défaite afin de montrer la naissance du mythe entourant le Roi caché.

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L’importance de la parole n’a pas à être soulignée dans Parole et utopie, avec ses nombreuses scènes de prêches ou de procès, ni dans Le Cinquième Empire, tiré d’une pièce de José Régio (publiée en 1949), comportant de longues scènes de délibération entre Sébastien et ses conseilleurs, de dialogue avec ses bouffons, et une discussion extraordinaire avec le Saint Cordonnier qui lui annonce le destin tragique auquel il est promis.

Mais, à la différence de NON…, dans ces deux films, de grandes figures historiques occupent le premier plan. Qu’en est-il de leur rôle de médiation ? Vieira apparaît comme une figure positive et, de manière anachronique, antiesclavagiste et anticolonialiste. Il n’y a pas lieu de le reprocher à Oliveira qui, d’ailleurs, indique la multiplicité des interprétations que l’on peut faire de ce personnage complexe en utilisant trois acteurs pour l’incarner. Impulsif, refusant de se plier à l’évidence des faits, Sébastien apparaît sous un jour violent comme en témoigne la discussion avec ses trois conseillers qui l’incitent, en vain, à plus de réalisme dans son ambition militaire (en renonçant à son projet de croisade) et dans la conduite de sa vie privée (en mettant un terme à sa chasteté). Dom Sébastien rappelle bien cette figure du tyran-martyr présente dans le drame baroque dont Ismail Xavier notait qu’elle était absente de NON…. Si une telle figure n’a pas fait de nouvelle apparition depuis Le Cinquième Empire, il faut noter qu’elle n’est pas si éloignée d’une caractéristique majeure du héros oliveirien dans son choix de l’impossible au détriment de la réalité. La question reste de savoir comment comprendre la présence d’un tel personnage. Le film peut se voir comme la représentation, non dénuée d’ambiguïté, d’une figure d’intégrité morale prête à tomber dans l’intransigeance. Vieira et Sébastien seraient en somme les deux versants d’une même attitude, à la différence près, d’importance, que le Roi exerce cette vanité qu’est le pouvoir, contrairement à Vieira, montré par le cinéaste comme la victime des pouvoirs politique et ecclésiastique.

Par ailleurs, le deuxième film porte comme sous-titre : « Hier comme aujourd’hui » (« Ontem como Hoje »). En quoi consiste ce lien entre passé et présent ? En suivant le texte de Régio, le film laisse hors champ la bataille d’Alcácer-Quivir comme l’était la Révolution dans NON… – alors même que dans ce dernier film les deux événements semblaient antithétiques. La préfiguration qui formait un aspect majeur de NON… n’offre plus ici de méthode de lecture. Le passé ne préfigure pas le présent (ou l’avenir), il ouvre une possibilité, dont les contours sont, il est vrai, bien indécis, voire incertains. C’est également une façon évidente de souligner que ses représentations de Vieira et Sébastien ne cherchent pas l’authenticité mais se proposent comme une incarnation singulière. Cela indique également que l’Histoire selon Oliveira appartient à la fiction ou, plus encore, qu’une intelligibilité historique devient possible grâce à des procédures fictionnelles.

Il faut alors évoquer les deux films qui ne pratiquent pas de reconstitution historique mais travaillent sur la mémoire et le récit historique en mettant davantage en évidence cette dimension fictionnelle : Un film parlé (Um filme falado, 2003) et Christophe Colomb, l’énigme (Cristóvão Colombo, o enigma, 2008).

Un motif significatif est utilisé de manière structurante dans Un film parlé, celui de la visite guidée. En effet, le personnage principal est une professeur d’histoire, Rosa Maria (jouée par Leonor Silveira) qui partant de Lisbonne, effectue une croisière avec sa petite fille, Maria Joana, à travers la méditerranée, traversant ainsi un certain nombre de lieux historiques : Ceuta, Marseille, Naples et Pompéi, Athènes (avec la visite de l’Acropole), Istanbul (où l’on voit Sainte-Sophie), l’Egypte (avec les pyramides de Gizeh). Chaque escale fournit un prétexte pour une visite, toujours effectuée de façon pédagogique par la mère historienne ou par un guide plus ou moins improvisé. Les discours proférés au cours de ces visites ne craignent pas la redondance ou les lieux communs culturels. Cette figure de la visite guidée éclaire le ton pédagogique, naïf et teintée de mélancolie, que l’on trouvait souvent dans les leçons d’histoire de Cabrita. Un film parlé présente un patrimoine sur lequel on ne peut manquer de poser un regard à la fois respectueux et ironique. Mais la succession des lieux n’est pas exactement celle des époques comme dans NON…, elle indique plutôt les persistances et les lacunes de la mémoire en laissant au second plan l’élaboration d’un discours historique.

Comme dans les autres films historiques d’Oliveira évoqués, la conclusion du film est ambivalente. Elle opère un double sacrifice qui, pour sa part, n’a plus rien d’ironique. En effet, le paquebot subit une attaque terroriste et mère et fille n’arrivent pas à rejoindre les canots de sauvetage avant l’explosion. La disparition du personnage joué par Leonor Silveira indique l’idée d’une perte de la mémoire collective autant que de la capacité à raconter l’Histoire ; celle de la petite fille, renvoyant à une transmission impossible et la faillite à laquelle semble vouée la civilisation européenne dans ce film pessimiste. Pour reprendre les termes utilisés par Xavier, comment comprendre cette intrusion du mal dans l’Histoire ? Comme un défaut de la Providence ? Précisément, nous n’avons plus ici le cadre de référence fourni par la préfiguration en acte, l’hypothèse d’une histoire orientée par un sens apparaissant hors de propos. Le désarroi étant par ailleurs signifié par le choix, si singulier dans l’œuvre du réalisateur[77] [77] Oliveira utilisera le même procédé à la fin de Gebo et l’ombre (O Gebo e a sombra, 2012). , d’un arrêt sur image montrant le visage stupéfait du commandant du navire (interprété par John Malkovich). Il reste cependant difficile de faire partager à Oliveira une vision de l’histoire comme catastrophe, au sens de Benjamin analysant le drame baroque, ou plus platement selon un des aspects de l’idéologie de l’époque (dont le cinéma offre de multiples exemples, des films-catastrophes hollywoodiens à Melancholia de Lars von Trier). Ainsi, pour mieux en apprécier la signification, il est important de relier Un film parlé à Christophe Colomb, l’énigme.

Celui-ci repose sur l’obsession de Manuel Luciano, son personnage principal : démontrer que Christophe Colomb s’appelait en fait « Colon » et n’était pas génois mais bien portugais. Le film est construit en quatre blocs temporels juxtaposés les uns aux autres sans souci de transition[88] [88] Respectivement : 1946, l’émigration des deux frères aux Etats-Unis ; 1957, la conférence de Manuel Luciano à l’Université du Massachusetts ; 1960, le mariage dans la cathédrale de Porto et le voyage de noces en Algarve ; 2007, les voyages de Manuel Luciano et sa femme aux Etats-Unis puis à Porto Santo. . On peut d’ailleurs rapprocher cette organisation de la structure de NON… à condition d’oublier toute idée de préfiguration : il s’agit ici d’une forme de répétition proche de l’idée fixe. Chaque époque représentée évoque la continuité du projet délirant de son protagoniste tout en laissant hors champ des intervalles temporels importants, l’ellipse la plus conséquente (entre 1960 et 2007) s’accompagnant d’un changement d’interprètes puisque, dans la dernière partie du film, Oliveira et sa femme se substituent à Ricardo Trêpa et Leonor Baldaque[99] [99] Par une paradoxale (et perverse) inversion des temps, la génération des petits-enfants (Ricardo Trêpa est le petit-fils d’Oliveira et Doña Isabel ; Leonor Baldaque, la petite-fille de la romancière Agustina Bessa-Luís) précède à l’écran celle des grands-parents. .

En ouverture du film, il est rappelé en voix off que désormais l’histoire doit être scientifique et reposer sur la vérité plutôt que d’être soumise aux impératifs nationalistes ou aux points de vue partisans. Toutefois, la scientificité mise en avant dans le film reste fantaisiste et, au-delà même de l’hypothèse défendue par le personnage, les rares éléments de démonstration avancés sont de l’ordre du canular.

Il faut comprendre alors que, du point de vue d’Oliveira, la folie de Manuel Luciano est valorisée dans la mesure où elle permet de maintenir un lien avec la tradition. La validité scientifique est alors secondaire par rapport à une telle passion créatrice, au demeurant plus pacifique que celle de Dom Sébastien. La fabulation est présente en permanence et elle est même revendiquée de manière explicite, par exemple vers la fin du film, à Porto Santo, lorsque sa femme demande à Manuel Luciano : « alors Christophe Colomb était portugais ? » (alors que tout le film n’a fait que tourner autour de cette question), et que celui-ci répond en toute simplicité : « Exactement, c’est plus clair comme ça. » Cette conception fabulatrice de l’histoire est ainsi assumée, permettant une alliance entre l’ambition affichée par le personnage et la présence répétée de l’humour.

On peut ainsi se demander si la représentation critique de l’histoire proposée par cet ensemble de films d’Oliveira n’invite pas à reprendre la notion de fabulation, notamment dans l’usage qu’en a proposé Deleuze dans l’Image-temps[1010] [1010] Gilles Deleuze, L’Image-temps, Paris, Editions de Minuit, 1985, p. 195-200. . Celui-ci utilise cette notion à propos de cinéastes qui, en apparence, sont loin d’Oliveira (Pierre Perrault, ou Jean Rouch[1111] [1111] Je rappelle que Manoel de Oliveira et Jean Rouch, qui était son cadet de presque dix ans, ont cosignés un court métrage, En une poignée de mains amies, en 1996. ), en se servant aussi du verbe « légender ». Fabuler autant que légender, pour l’analyse de la conception oliveirienne de l’histoire, renvoient à la construction des identités nationales, ces communautés imaginaires selon la formule de Benedict Anderson[1212] [1212] Benedict Anderson, L’Imaginaire national [1983, titre original : Imagined Communities], Paris, La Découverte, coll. « poche », 2002. . Mais, outre cette invention d’une appartenance nationale où la part de mythe et de fiction est cruciale, on peut rappeler l’usage du terme légender en français : c’est-à-dire mettre une légende sous une photographie ou une image. Ce double sens correspond à l’approche didactique, naïve dans son choix de littéralité et ironique dans ses effets, que l’on trouve dans les films historiques d’Oliveira.

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Toutes les images proviennent de films de Manoel de Oliveira : Un film parlé (2003) / Le Cinquième Empire (2004) et NON ou la vaine gloire de commander (1990) / NON….