Portrait de l’artiste en Toutankhamon

À propos du Studio d’Orphée de Jean-Luc Godard (2019, Fondazione Prada, Milan)

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le 16 février 2020

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« Je n’ai aucun plaisir à être passé. »

JLG dans Autoportrait de décembre, contrarié d’avoir perdu le point au tennis.

Godard s’est toujours rêvé en corps glorieux du cinéma. Que ce soit au moyen de l’intrication constante de sa voix toujours plus sépulcrale avec les images agoniques d’un médium en débat avec sa propre subsistance au XXIème siècle, ou via la projection des oripeaux du cinéma mondial sur le corps vieillissant du Jeannot d’Autoportrait de décembre (1995, pour le centenaire du Cinématographe Lumière), c’est toujours par l’incarnation que JLG entend achever d’apposer sa marque sur l’histoire du cinéma.

Parmi les rares cinéastes à s’être ouvertement réclamés du genre pictural de l’autoportrait, c’est à nouveau au miroir de la peinture que le cinéaste se retourne (mais sur lui-même) dans une installation tenant aussi bien du studio d’artiste que du studiolo des puissants et des collectionneurs depuis le Quattrocento. C’est d’ailleurs peut-être davantage à Miuccia Prada – acquisitrice de ces quelques reliques de l’artiste – qu’au cinéaste que revient le crédit de la dispositio de cette installation, dont Godard ne serait plus, comme pour témoigner de son passage de l’autre côté du cinéma, que la matière d’image.

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Le Studio d’Orphée monté cette année à la Fondazione Prada de Milan, après le projet avorté de la trop ambitieuse exposition Voyage(s) en utopie au Centre Pompidou en 2006 et la déambulation cinématographique organisée plus récemment au théâtre des Amandiers de Nanterre (2019), déplie, en deux modestes pièces du centre d’art, comme la « version installation » de l’Autoportrait de 1995.

Ce studio d’artiste se présente dès l’antichambre comme une histoire du cinéma et de la peinture mêlés, mais faisant fi des tableaux classiques, car c’est surtout d’ébauches qu’il est habillé. Les cadres au mur sont tapissés de collages divers, hybrides de citations, de photogrammes et d’icônes religieuses (et d’un discret portrait photographique que le cinéaste avait déjà placé en exergue du film de 1995). La pièce réunit des fatras d’affaires de sport retirées à la hâte, de livres ouverts et encore cornés, une petite boîte à chaussures reconvertie en maquette d’une salle de cinéma, où une ampoule projette pour des spectateurs lilliputiens le programme annoncé sur le bord, au feutre : ANNE-MARIE KINO.

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Comme dans L’Atelier du peintre de Courbet ou les autoportraits de Rembrandt, la console de montage ouverte figure l’artiste au travail tandis que le contenu de la fenêtre de rendu est projetée au mur. Et en face du banc en bois où peuvent s’attarder les visiteur·euses, défilent des séquences éparses de précédents films de Godard.

Mais comme de juste, le plaisir de la reconnaissance du cinéma et du cinéaste se manifeste surtout par ses fétiches – la raquette de tennis du tennisman aguerri que fut JLG, le chapeau élimé à la patère et le manteau poussiéreux que Jeannot enfilait au bord du lac de Genève depuis l’Autoportrait à Adieu au langage… rien ne semble manquer à l’acquisition effectuée par Miuccia Prada d’une partie hautement symbolique du trésor de l’artiste. Ses livres, même, sont présents en nombre pour habiller cette froide pièce blanche et donner l’illusion d’avoir recréé – comme ces châteaux redécorés d’époque – l’intérieur confortable du cinéaste, qui semble ne s’être qu’absenté temporairement de la pièce, encore nimbé des fumerolles de son sempiternel cigare. Cette impression de présence, savamment encouragée par la muséographie, ne parvient cependant pas à faire taire complètement l’interrogation tenace qui étreint les visiteurs·euses : car si toutes ses affaires sont là, de quoi vit encore JLG ?

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Autoportraitiste à son corps défendant, donc, Godard fait sienne, comme Chris Marker dans l’onglet “Voyage” d’Immemory (cette sorte d’installation informatique suivant de deux ans l’autoportrait, encore cinématographique de Godard), cette maxime empruntée à Nicolas Bouvier dans L’Usage du monde et érigée en principe de l’autoportrait contemporain : « Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace dans ce vide qu’on porte en soi… ». L’un comme l’autre trouvent hors du cinéma une façon de s’exposer, sous la forme d’un montage muséographique plutôt que linéaire. C’est par la constellation signifiante des titres et des choses que s’écrit l’archive, numérique, de Marker, spatialisée, de JLG.

Un objet sur le bureau du poète absent poursuit ce dialogue muet avec le rival disparu : son tapis de souris en forme de chat, figure tutélaire de Marker au point de lui avoir fourni son avatar Internet et post mortem, Guillaume-en-Égypte. Ce discret symbole de résurrection, corroboré par la présence de deux normographes troquant les figurés géographiques pour des hiéroglyphes, accrédite alors l’impression confuse d’un précoce embaumement du cinéaste pour le/la visiteur·euse, bien assuré·e d’être en présence d’une nouvelle manifestation de ce « complexe de la momie » qu’invoque l’ontologie bazinienne.

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Le rite funéraire ainsi adroitement dissimulé, tenant autant du dénuement de saint François avant d’entrer dans l’Éternel que de la chambre mortuaire de Pharaon (où manquerait seulement encore la fidèle figure de la chienne Roxy en vase canope), accomplit alors le dernier stade de la stratégie mythificatrice du cinéaste : à force d’avoir tant associé son nom à l’idée de la mort du cinéma, la mort de Godard ne pourrait que signifier la mise au tombeau de celui-ci.

Le décès de chaque personnalité de la galaxie godardienne (Raoul Coutard, Michel Legrand, et bien sûr Anna Karina tout récemment) semble être un pas de plus vers la mort de Godard. Disparition que celui-ci entendrait bien faire résonner avec l’ensevelissement total de la modernité.

Mais obsédé par sa propre mort (comme il le serait de sa rubrique nécrologique, selon Libération), Godard l’est tout autant de sa résurrection. La référence coctalienne, choisie au frontispice, apparaît alors d’autant plus testamentaire qu’elle réactive de justesse la possibilité d’un retour. Via la conjonction de deux figures mythologiques de le la poésie et du cinéma, elle suggère à la fois le retour des Enfers du Poète de Thrace et la phénixologie, la « science de mourir un grand nombre de fois, pour renaître », du poète du cinématographe.

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Cette installation-mastaba n’est pas le seul trésor que renferme la Fondazione. Au cœur de l’ancien quartier industriel sinistré de Milan, l’édifice recèle tout ce que l’art contemporain peut produire de plus coté et de plus photogénique : des tulipes de Jeff Koons aux champignons de Carsten Höller en passant par un pavillon d’or renfermant la dernière œuvre de Louise Bourgeois. En déambulant dans les étages du centre d’art, il n’est pas aisé de se départir de la dérangeante impression que le tombeau de JLG ne fait que figure de sublime butin. Un livre de sa compagne Anne-Marie Miéville, Images et Parole, semble avoir été projeté sur le tapis persan par un esprit mécontent de ce pillage qui le force à demeurer, pour une éternité d’art, dans cette postmoderne pyramide.

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