Transit, Christian Petzold

Ceux qui ne passent pas

par ,
le 5 mai 2018

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Les premiers plans de Transit nous font découvrir son personnage principal, Georg, assis au comptoir d’un bar. Il est bientôt rejoint par une connaissance qui lui confie une mission et lui offre l’opportunité de quitter Paris, passée aux mains d’occupants allemands. La tension qui marque l’échange est encore accentuée par le passage en trombe de véhicules de police, chaque passage faisant se retourner les deux hommes vers la rue. Cette entrée en matière provoque un sentiment d’étrangeté, nous confrontant à une situation qui semble réunir les attributs du passé et du présent. Adaptation du roman homonyme d’Anna Seghers paru en 1944, Transit transporte en effet l’action du livre, située dans la France de la Seconde Guerre Mondiale, dans un temps indéterminé : ici la France est occupée par des allemands, mais les camionnettes et les uniformes des policiers qui quadrillent les rues et traquent les réfugiés nous apparaissent contemporains.

Cette projection de l’occupation et de la collaboration dans les atours du contemporain pose question. Il suffit néanmoins, pour saisir le projet de Petzold, de remarquer le faux parallélisme qui s’établit entre le début et la fin de son film. La fin se déroule elle aussi dans un bar, à Marseille cette-fois. L’on y retrouve un Georg aux aguets, se retournant dès que la porte s’ouvre. Seulement il ne s’agit plus de guetter les autorités pour les fuir au besoin, mais au contraire d’attendre et d’espérer l’arrivée d’une femme. Du début à la fin, nous avons ainsi apparemment glissé de la présence oppressante d’un pouvoir extérieur à une expérience intime. Et, si Georg est un Allemand forcé de vivre dans la clandestinité, le film s’emploie moins à travers lui à décrire la situation des réfugiés ou à travailler l’analogie entre deux moments historiques éloignés qu’à creuser par la fiction un état qui transcende les contextes politiques sans en être isolable. Soit l’état indiqué par le titre : le transit de celui qui, dans l’espoir d’en gagner un autre, plus sûr ou plus accueillant, est contraint de quitter un lieu.

Davantage que le moment du passage d’un lieu à un autre, le transit désigne cependant ici l’impossibilité de tout véritable départ, que le film développe à travers deux grands motifs complémentaires. D’un côté, la substitution : elle est d’abord celle d’un lieu à un autre, mais elle est aussi celle des individus eux-mêmes, à commencer par Georg, personnage dont le passé et le caractère restent mystérieux, mais qui est conduit par instinct de survie à adopter l’identité d’un écrivain décédé. D’un autre côté, la disparition : le récit est en effet troué par une série de morts subites, s’abattant comme une malédiction sur ceux qui attendent de passer de l’autre côté de l’Atlantique. L’une de ces morts, celle d’une architecte, est à la fois la plus frappante et la plus signifiante, puisqu’elle intervient dans une coupe de montage, le temps que Georg allume une cigarette, et au terme d’un moment d’apaisement dont elle pointe le caractère profondément illusoire. Mais la substitution et la disparition peuvent aussi concerner une mère et son fils auxquels Georg s’était attaché et dont l’appartement se retrouve du jour au lendemain occupé par une autre famille, venue d’ailleurs.

Sous le double signe de la substitution et de la disparition, avec la dépossession des identités et l’interruption des relations que cela suppose, le transit se donne comme un processus de spectralisation : avant d’être l’incertitude de l’avenir, le problème des personnages tient dans la difficulté qu’ils éprouvent dès à présent à être eux-mêmes, à demeurer et persister. Et que la mort soit avérée ou suspendue, elle est ici une forme d’aboutissement logique du processus de spectralisation, la seule issue véritable. Il faut noter une espèce d’inversion par rapport au film précédent de Petzold : l’on y rencontrait déjà le motif de la substitution, et une sorte de fantastique diffus qui lui est lié, mais là où, dans Phoenix, une rescapée d’un camp de concentration renaissait en se substituant à elle-même, c’est cette fois un vivant qui remplace un autre homme bien mort, tandis que la femme de ce mort, elle-même pourtant bien vivante, apparaît comme un être fantomatique.

La femme en question, l’épouse de l’écrivain décédé, se prénomme Marie. Or Marie est elle-même en transit dans les séquences, n’apparaissant plusieurs fois que pour disparaître aussitôt. Il faut attendre les deux tiers du film pour qu’elle se stabilise à l’écran, mais le personnage se montre toujours profondément travaillé par une question qui fait directement référence à sa relation avec son mari, avec qui elle avait rompu avant que la situation politique ne dégénère : « qui oublie le plus vite, celui qui a quitté ou celui que l’on a quitté ? » La position de la jeune femme s’avère particulièrement ambiguë, puisqu’elle est incapable de partir sans son mari, mais cela de deux manières : par intérêt, et par attachement. Tout en désirant retrouver son mari pour qu’il lui fournisse un visa, elle semble sincèrement soucieuse de son sort et incapable de croire à son éventuelle disparition.

Placée sous l’ombre du mari, la relation de Georg et Marie constitue le nerf et le cœur de Transit, le rapport amoureux devenant ainsi un agencement qui met en jeu l’impossibilité de tout détachement, aussi bien géographique qu’affectif (la présence d’un amant de Marie, Richard, démultipliant les mécanismes de substitution et les faux départs). L’importance du rapport amoureux est pointée dès le début : dans le renfoncement d’une ruelle où il se cache de la police, Georg observe un couple en train de s’embrasser. La suite du récit reste hantée par cette vision insolite ou déplacée. Dans le bar de Marseille où Georg est attablé seul, l’on aperçoit plusieurs fois en arrière-plan la silhouette floue d’un couple. Ce motif du couple d’amoureux intervient en contrepoint à la substitution et à la disparition qui interdisent aux relations humaines de s’épanouir : il a quelque chose d’une provocation ou d’une survivance, et l’attachement ou les affects positifs qu’il manifeste se trouvent mis à l’épreuve des conditions présentes. C’est ce qu’explicite une scène où Georg et Marie se retrouvent et se serrent l’un contre l’autre, attirant sur eux tous les regards, le malheur ambiant encerclant ce fragment de joie. Dans la situation d’occupation, rien de plus déplacé, encore une fois, que le spectacle de ceux qui se retrouvent après s’être quittés et, dans la vie portuaire, s’ancrent.

À travers la rigueur de la mise en scène et du découpage, le film de Petzold comporte une dimension clinique, mais celle-ci intègre une attention aux affects. Ceux-ci émergent la plupart du temps subitement, par un geste ou un signe – une larme qui apparaît sur une joue au détour d’un raccord – et sont exposés par une voix off qui pointe l’émotion tout en la mettant à distance. Le récit est en effet construit sur le mode du discours indirect, tout nous parvenant à travers la narration en voix-off d’un barman marseillais auquel Georg a confié son histoire. Alors que le film semble d’abord projeter le passé de la Seconde Guerre Mondiale dans le présent, ce présent lui-même nous est donc donné comme déjà révolu, et l’on pourrait penser que ce mode de narration implique une nouvelle forme de disparition et de substitution : la disparition de Georg, dont la voix est remplacée par celle du barman. Mais la voix du barman opère en réalité contre la substitution et la disparition, et sa véritable valeur nous est livrée à l’occasion d’une séquence où Georg lui-même écoute d’autres réfugiés. Marseille, nous est-il dit alors, est une ville remplie de gens de passage dont les histoires, aussi pénibles puissent-elles être, méritent d’être entendues. La voix ne vient donc pas tant se substituer à celle de Georg que témoigner d’une histoire et la faire perdurer par-delà une éventuelle disparition de celui qui l’a vécue.

Transit montre le processus de spectralisation dont ceux qui veulent fuir l’oppression font l’objet dans leur quête même d’un nouveau départ. Mais si le film semble enfermer ses personnages dans l’impossibilité d’un véritable départ, les relations qu’il a nouées et la situation finale de Georg, son attente indéfinie de Marie, recèlent une force capable de s’opposer à la substitution et à la disparition. L’expérience à laquelle font face les êtres en transit offre en effet à la fois une face négative et une face positive, cette dernière apparaissant dès lors que ce sont les individus eux-mêmes qui ne passent pas, c’est-à-dire restent attachés les uns aux autres. Dans Phoenix, tout le plan du mari cherchant à remplacer sa femme qu’il croyait morte reposait sur une logique de négation du réel et des identités qui concordait avec le désir national de recouvrir un passé douloureux par une fiction. Mais cette entreprise de substitution se voyait défaite par le surgissement d’un point de réel et la réaffirmation d’une identité. Ce qu’il faut alors bien voir, c’est que l’impossibilité de croire à la mort d’un être aimé et son attente indéfinie ne sont plus tant ici des manières de nier le réel que de maintenir l’affirmation d’une identité et d’une relation singulières. Ne pas pouvoir accepter la mort d’un être, c’est affirmer qu’il a vécu et qu’il ne saurait être remplacé, Georg devenant ainsi l’exact opposé de ce qu’est le mari de Phoenix.

On comprend alors ce qui lie à la fois la forme du récit de Transit, le fait de raconter l’histoire de Georg, l’histoire racontée elle-même, et les derniers films de Christian Petzold : une lutte contre l’oubli. Il y a de la résistance contre l’oubli chez le barman qui raconte comme chez Georg qui hallucine la présence de Marie, et la spectralité est autant négative lorsqu’elle implique une dépossession que positive quand elle met en jeu la préservation d’une part de réel à travers une mémoire subjective et historique. Le film nous fait apparemment glisser de la confrontation à un pouvoir extérieur à une expérience intime, mais ce sont là en réalité deux dimensions qui se répondent, la persistance amoureuse de Georg ne trouvant sa pleine valeur qu’en rapport avec l’insistance d’un pouvoir à provoquer à travers une fuite forcée l’oubli de ce(ux) qu’on laisse derrière. Le pouvoir ne vise pas seulement à homogénéiser une population en menant la chasse aux réfugiés et à tous ceux qu’il considère indésirables, il vise aussi à l’homogénéisation de l’histoire en luttant pour enlever au temps toute spectralité. En opérant la rencontre de la Seconde Guerre Mondiale et des apparences contemporaines, Petzold cherche pour sa part sans doute moins à installer une analogie historique qui serait limitée et douteuse qu’à redonner au temps une forme d’épaisseur. « Le spectral, écrit Jonathan Crary, est toujours, d’une certaine manière, une intrusion, ou une disruption du présent par quelque chose qui se situe hors du temps, par des fantômes de ce qui n’a pas été détruit par la modernité, ceux de victimes qui ne sauraient être oubliées, ceux d’émancipations inabouties »[11] [11] 24/7 Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Paris, La Découverte/poche, p. 30 . La présence des fantômes qui accompagne l’impossibilité de passer dans l’autre monde peut ainsi être la meilleure des nouvelles.

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Transit, un film de Christian Petzold, avec Franz Rogowski (Georg), Paula Beer (Marie), Godehard Giese (Richard), Lilien Batman (Driss)

Scénario : Christian Petzold, d'après le roman d'Anna Seghers / Image : Hans Fromm / Montage : Bettina Böhler / Musique : Stefan Will

Durée : 1h40

Sortie le 25 avril 2018