Une “ruine” comique

Fatty and the Broadway Stars de Roscoe Arbuckle, par Marc Vernet

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le 19 octobre 2015

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Publié aux Presses Universitaires de Lyon dans la collection Le Vif du sujet, l’essai de Marc Vernet surprend d’abord par son titre laconique, purement descriptif : Fatty and the Broadway Stars de Roscoe Arbuckle. L’objet d’étude est certes délimité avec précision, mais le choix du sujet risque de paraître obscur. Alors que les brèves analyses monographiques d’un film sont loin d’être une nouveauté dans le monde de l’édition (on pense aux publications de la BFI ou de Yellow Now), celles-ci traitent le plus souvent d’œuvres-phares de l’histoire du cinéma. Ici, hormis pour une poignée d’historiens du cinéma burlesque, il s’agit d’un film parfaitement inconnu, d’une « ruine » comme nous annonce son exégète dès la première page. En effet, on croyait même perdu ce court-métrage d’une vingtaine de minutes réalisé en 1915, jusqu’à ce qu’on découvre la deuxième bobine, fragmentée et incomplète, à la Bibliothèque Nationale de Norvège. Ce titre digéré, on commence à feuilleter l’ouvrage. La mise en page propose un agencement quasi continu du texte et de l’image. Sauf que, bien souvent, ce ne sont pas uniquement des photogrammes du film ou des photographies de plateau, mais des images du texte : la reproduction de divers documents de production dont la présence rythme et découpe l’analyse, voire la concurrence. Les documents viennent en quelque sorte sauver cette « ruine » ; la figuration de l’archive matérialise la méthodologie mise en place par l’auteur. Comment mobiliser les archives papier pour nous aider à « lire » les images (non-)existantes ainsi que pour reconstruire le film et son contexte de production ?

Une telle problématique résonne avec un certain nombre de soucis qui traversent tant le monde universitaire que la production artistique contemporaine. De surcroît, cette étude vient à un moment où l’on commence à mieux comprendre l’aventure de la Triangle Film Corporation, cette tentative de créer une structure de production et de distribution qui réunissait trois figures incontournables du Hollywood naissant : D.W. Griffith, Thomas H. Ince et Mack Sennett. Du côté francophone, c’est Marc Vernet lui-même, dans le cadre du programme de recherche Cinémarchives, qui a contribué à cette revalorisation en travaillant sur les fonds Triangle détenus par la Cinémathèque française[11] [11] Voir le site, très riche en documentation, dédié à ce programme de recherche. ; de l’autre côté de l’Atlantique, c’est Rob King qui, avec son étude majeure The Fun Factory : The Keystone Film Company and the Emergence of Mass Culture (2008), a décrypté les enjeux culturels de la formation de la Triangle dans l’optique du studio de Mack Sennett. Le retour aux sources de première main et la mobilisation des archives étaient également des enjeux centraux du livre de King, qui a véritablement renouvelé les recherches sur ce studio dont le mythe est depuis longtemps établi.

Fatty and the Broadway Stars prolonge et synthétise une partie des travaux de Vernet sur la Triangle dans le cadre d’une étude de cas précise. Pour ne donner qu’un exemple, on peut citer ses recherches sur le rôle du continuity script[22] [22] Voir, par exemple, sa communication, « “Mais où est passé le réalisateur du film ?” : les continuity scripts de New York Motion Picture et Triangle entre 1913 et 1917 », Forum. Dall inizio, alla fine / in the very beginning, at the very end, Mars 2009, Udine, Italy, pp. 105-114, 2010. dans le processus de production hollywoodien des années 1910. Ce document, qui reflète la montée de la culture bureaucratique caractéristique de la progressive era[33] [33] King, pour sa part, identifie très bien le fossé entre la rationalisation des moyens de production adoptée par la Keystone et ses communiqués de presse (à l’origine des mythes qui continuent à entourer le studio) présentant la « Fun Factory » comme un site de jeu permanent. (KING Rob, The Fun Factory : The Keystone Film Company and the Emergence of Mass Culture, University of California Press, Berkeley & Los Angeles, 2009, pp. 29-39). aux États-Unis, est un moyen pour organiser le tournage. Inutile donc d’insister sur l’utilité de ces huit pages annotées à la main pour fouiller cette « ruine » dont les images nous sont parvenues de manière fragmentaire. Une des grandes qualités du livre est sa capacité à faire vivre les archives papier comme trace d’un processus plus large. Qu’ils soient dactylographiés à la volée, rythmés par des fautes d’orthographe ou gribouillés par diverses mains, ces documents sont tout sauf statiques. Par ailleurs, la riche expérience de Vernet avec les milliers de papiers jaunis contenus dans les boîtes de la Cinémathèque explique certainement l’attention instructive qu’il prête à la vie matérielle des archives, à leur répartition géographique et aux aléas de leur conservation. Difficile de ne pas être pris par la saga archivistique que Vernet cherche à mettre au clair, et qui fait que les fonds Triangle se trouvent à trois points du globe, Los Angeles (The Margaret Herrick Library), Paris (La Cinémathèque française) et Madison (The Wisconsin Historical Society).

Ce cheminement du papier au celluloïd occupe la première partie du livre. Vernet élargit ensuite son analyse en s’intéressant à la manière dont le film dialogue avec son contexte industriel à cette époque charnière du cinéma américain. Soulignons, par exemple, la précision de sa lecture des scènes se déroulant dans le bureau de Mack Sennett, qui est selon toute probabilité fictif. Dans ce cas, la stratégie récurrente d’auto-représentation du chef de la Fun Factory ne sert pas tant à alimenter le folklore du studio qu’à affirmer sa place au sein de la Triangle fraichement fondée[44] [44] Paradoxalement, même si le slapstick pratiqué par Sennett collait difficilement avec l’image « distinguée » que la Triangle cherchait à transmettre, c’était effectivement ces courts-métrages comiques qui assuraient en grande partie sa survie. (KING Rob, The Fun Factory, op. cit., pp. 156-158). . Cette deuxième partie du livre est cependant plus spéculative et Vernet donne parfois l’impression de s’éloigner du noyau de son étude en voulant tirer des conclusions sur l’ensemble de l’industrie hollywoodienne. En cherchant à étudier Fatty and the Broadway Stars dans l’ombre du long-métrage naissant, l’auteur passe parfois à côté de certains intérêts esthétiques du cinéma burlesque qui sont le résultat de ses interactions médiatiques entretenues de longue date avec la scène de variétés. Le film d’Arbuckle est souvent placé sous le signe de la régression en raison de sa dépendance « aux variétés, c’est-à-dire aux sketches, aux numéros, et donc à des formes courtes (les numéros) dans une forme courte (les deux bobines) »[55] [55] VERNET Marc, Fatty and the Broadway Stars de Roscoe Arbuckle, Presses universitaires de Lyon, 2015, p. 72 . Le rapport du cinéma burlesque à la scène des variétés est ainsi fréquemment traité dans un mode binaire qui oppose deux pratiques culturelles. Il serait pourtant plus productif de voir cette relation comme une hybridation, une négociation constante qui n’est nullement résolue dans les années 1910[66] [66] Pour ne donner qu’un exemple, nous pouvons citer le cas de ce que Henry Jenkins appelle la early sound comedy, un corpus de films datant la généralisation du parlant avec des vedettes scéniques (les Marx Bros., Wheeler & Woolsey, Eddie Cantor, etc.), qui est tiraillé entre le classicisme hollywoodien naissant et « l’esthétique du vaudeville ». (JENKINS Henry, What Made Pistachio Nuts ? Early Sound Comedy and the Vaudeville Aesthetic, Columbia University Press, New York, 1992) .

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Une vision réductrice des diverses pratiques de variétés aux États-Unis (les medicine shows, les planches des théâtres burlesques, le vaudeville américain, les revues de Broadway, etc.), est récurrente dans l’histoire du cinéma burlesque, qui suggère que ce dernier n’est devenu un genre valable qu’après avoir délaissé son bagage scénique. Fatty and the Broadway Stars offrait pourtant l’opportunité exemplaire de faire éclater cette vision monolithique par l’étude de la place que ces différentes pratiques occupent dans la généalogie du burlesque. De ce point de vue, on aurait aimé que, avant de s’attacher à des problématiques globales, Vernet s’intéresse plus longuement aux Broadway Stars du titre. Paradoxalement, ces vedettes restent les grandes absentes de l’étude, malgré quelques brefs passages sur l’apparition de la comedy team de Weber & Fields, qui ne donnent que peu de détails sur leurs carrières illustres. Un autre roi de Broadway, George M. Cohan, n’hésitait pas à les qualifier de « déités de l’humour “slap-stick”[77] [77] Cité dans PAGE Brett, Writing For Vaudeville, The Home Correspondence School (Springfield, Mass. 1915), p. 106. » ; Weber & Fields étaient en effet des pionniers de ce style de comique corporel (dont la Keystone deviendra plus tard l’emblème) qu’ils pratiquaient sur scène depuis les années 1880. Dans cette optique, il faudrait s’interroger sur l’échec du cinéma à embaucher ce duo célébrissime en se basant sur l’exemple de ce film qui constitue une de leurs très rares apparitions à l’écran. Ces Broadway Stars qui, comme le souligne très justement Vernet, fonctionnent comme une « anthologie prospective, un résumé des films à venir » dans le but de promouvoir les nouveaux talents signés par la « néo-Keystone »[88] [88] VERNET Marc, Fatty and the Broadway Stars de Roscoe Arbuckle, op. cit., p. 71. de la Triangle, représentent autant de pistes pour étudier les interactions entre la scène de variétés et le cinéma burlesque[99] [99] Par ailleurs, il est curieux que, bien que Vernet cite au passage le livre de Rob King, il ne fasse jamais mention des nombreuses pages de The Fun Factory dédiées à ce que King appelle le « stage-star experiment » de la Triangle, une expérience que l’historien nord-américain attribue à Harry Aitken, directeur de la Triangle, plutôt qu’à Sennett. On y trouve, de surcroît, une analyse courte mais dense de Fatty and the Broadway Stars réalisée à partir des archives papier, avant la redécouverte de la deuxième bobine du film. (KING Rob, The Fun Factory, op. cit., pp. 151-158) .

Malgré ces réserves sur la deuxième partie du livre, il faut reconnaître que Marc Vernet ne prétend pas être spécialiste du cinéma burlesque, et il serait peut-être injuste de trop insister sur ces pistes d’analyse qui restent peu explorées, même par les exégètes du genre. Fatty and the Broadway Stars de Roscoe Arbuckle a de grandes ambitions pour un livre de moins cent pages de texte (si on ne compte pas ce qu’on peut lire dans les reproductions des documents), et il prône une problématique qui n’adresse que passagèrement des questions d’ordre générique. Vernet élabore une belle mission méthodologique dans l’ouverture du livre, et sa mobilisation de l’archive en tant que « Pierre de Rosette » devrait servir de modèle pour d’autres études de ce type, qu’on espère nombreuses. Il a réussi à reconstruire, et donc à rendre disponible au moyen du médium papier, un film littéralement dispersé à travers le globe. En regroupant entre deux couvertures une diversité de matériaux, qu’ils soient de nature iconographique ou documentaire, il incite d’autres chercheurs à se pencher sur ce film. Difficile de penser à un meilleur exemple pour démontrer que l’innovation des outils de la recherche n’est pas qu’une affaire de « nouveaux médias ».

Images : Fatty and the Broadway Stars (Roscoe Arbuckle, 1915) / Faye Templeton, Lew Fields, Joe Weber and Lillian Russell durant le finale de leur spectacle Hokey Pokey (1912).