Vers Madrid #1

Des mains comme des soleils

par ,
le 4 novembre 2014

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Il y avait déjà Vers Nancy, dix minutes passées dans un train à assister au dialogue d’une jeune immigrée et du philosophe Jean-Luc Nancy, où l’étranger n’était pensé comme puissance d’ébranlement qu’à proportion de sa capacité d’intrusion. Il y aura désormais Vers Madrid, où tout un peuple, en étrange pays en son pays lui-même, fraye une voie pour le reste du monde en réinventant la chose publique sous la caméra de Sylvain George – soit l’art de se rendre visible et de se faire entendre, à l’ère de l’agonie des états-nations, par l’occupation des sols et la suspension du temps.

Occuper le terrain, c’est d’abord investir la place de la Puerta del Sol, à Madrid, et en faire le lieu d’une grande fête démocratique où se côtoient, sans souci de rentabilité mais dans un esprit de pure dépense, dessins, poèmes, danses, percussions, « autres façons de vivre », débats. Au micro, immédiatement traduits en langue des signes, se succèdent hommes et femmes de bonne volonté ayant à cœur de réfléchir ensemble à ce que parler veut dire : ne pas reprendre à son compte les mots du pouvoir, ces mots du capital qui font miroiter – vieille lune des religions – un avenir radieux à défaut d’un présent décent, ou encore ces mots techniques qui introduisent dans la politique l’idée d’une in/compétence et disent l’impossible comme un couperet plutôt qu’un défi. Surtout, sans renoncer à un socle de principes communs, lutter contre le risque de figer une synthèse au lieu de privilégier, dans son incertitude même, l’espace toujours en tension des arguments contradictoires.

« Le consensus détruit la créativité » : la formule d’un vieux madrilène semble autant guider la poétique de Sylvain George que définir la forme-de-vie politique retrouvée par les gestes spontanés des Espagnols en ce mois de mai 2011. Le montage juxtapose l’intense bouillonnement de la Puerta del Sol et la désolation de l’arrière-pays, la solitude des rues où voisinent, pareillement abandonnés, les poubelles et les laissés-pour-compte de la société de consommation, ou encore le calme nocturne des jardins seulement inquiété par les phares d’une ronde de police. Le film lui-même, captant les signes antithétiques d’un système complexe, se fait forme dissensuelle. Ses trois parties épousent certes le cours chronologique de la répression et de la fascisation, mais en chacune – Romancero del Sol, Romancero de los Pueblos, Romancero del Fuego – le temps politique se pense dans le sillage de l’image dialectique benjaminienne : le 15M n’est donc pas une promesse non tenue, mais bien une nouvelle « origine-tourbillon » qui dirige l’économie formelle du film.

Le sous-titre de Vers Madrid, The Burning Bright, indique en effet comment Sylvain George déploie certains de ses motifs en une circulation euphorique entre mots, images et gestes pour mieux en révéler l’équivalence politique. Le feu dont le film attise le flamboiement – ici la carcasse vide d’une canette dont le logo est une flamme, là un plan de feuillages viré au rouge ou une scène de flamenco embrasé –, c’est autant le feu sacré des manifestants que celui d’un soleil dont le nom et le dessin, indifféremment, organisent à leur tour le montage, depuis la ponctuation récurrente des plans de tournesols jusqu’au « SOL » gravé au revers du veston de bronze de la statue sur la Plaza Jacinto Benavente.

Ces glissements sémantiques et figuratifs montrent combien la tripartition du film, qui ordonne la trajectoire de deux années de lutte depuis le soleil radieux du joli mai jusqu’aux feux de la répression de septembre 2012, construit aussi une égalité de principe entre les différents termes de ses titres-hommage à Garcia Lorca. En soulignant la continuité essentielle entre le soleil, les peuples et le feu, Sylvain George a l’intelligence de déployer la condensation extrême d’un des gestes des manifestants : à côté des traditionnels applaudissements, un signe, silencieux mais ô combien parlant dès lors qu’il s’insère dans le geste filmique qui le prolonge et en fait entendre toute la portée ; dans la ferveur collective de l’écoute enthousiaste, des milliers de bras tendus en l’air dans un hourra muet, les mains levées, les doigts écartés comme autant de rayons de soleil, accomplissent une révolution.

Ce geste qui fait image, dans sa surdétermination même, incarne une certaine réversibilité entre art et politique qui, loin d’amoindrir l’un par l’autre, permet au contraire d’envisager leur sphère d’efficacité possible comme forme-de-vie soit, selon le concept d’Agamben, cette coalescence de vie organique (zoé) et de façon de vivre ensemble (bios). L’inventivité dont fait montre cette manière d’adhérer aux discours des orateurs marque en effet combien le geste, politique ici en ce qu’il sanctionne des débats publics où un gouvernement se refonde, est aussi un geste artistique, quasiment pensable comme happening. Or il ne s’agit pas ainsi de minimiser la part politique en la cantonnant dans le spectacle, comme s’il ne résultait de ces journées d’intense mobilisation qu’une image, pour la beauté du geste. Au contraire, pour prendre la mesure de l’impact de ces mains qui, comme des soleils, fournissent aussi bien l’un des principes de composition du film que la quintessence du mouvement du 15M telle que Sylvain George permet de la penser, il faut aussitôt renverser la proposition et comprendre que ce geste-là, esthétique par sa créativité sensible, en devient aussi pour cela même politique, restituant aux citoyens, dans chacun de leur corps et dans le mouvement global qu’ils partagent, le sentiment de la joie d’exister ici ensemble et de réfléchir au bien commun de la cité.

Il y avait déjà Classe de lutte où, face à la caméra de Chris Marker, l’inoubliable Suzanne Zedet se révélait transfigurée par son engagement militant. Il y aura désormais Vers Madrid, et le corps opiniâtre d’un migrant sillonnant les rues vides de la ville la nuit. Dans le générique final, Sylvain George nous apprend que cet intrus s’appelle Bader Saïdi, et le surnomme poétiquement « L’espace ». L’énigmatique désignation dit tout à la fois l’odyssée de l’homme depuis le Maghreb et les cadrages kubrickiens qui le donnent à voir dans le film ; son ouverture même permet d’y entendre aussi l’écho de la conclusion du texte d’Agamben intitulé « Au-delà des droits de l’homme » : « La survivance politique des hommes n’est pensable que sur une terre où les espaces auront été “troués” […] et où le citoyen aura su reconnaître le réfugié qu’il est lui-même ». De cette terre utopique, Vers Madrid nous donne la direction.

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Ce texte n’aurait pas vu le jour sans un travail préalable d’élaboration au sein de l’équipe de recherche dédiée au geste « politique » au cinéma : merci à mes collègues Véronique Campan, Marie-Laure Guétin et Sylvie Rollet.