Nocturama, Bertrand Bonello

Si la fête meurt

La première partie de Nocturama est nette, sans préambule. Manifestement, le dernier opus de Bertrand Bonello organise un plan narratif dont l’ouverture recueille le désir originel du cinéaste. Mais aussi l’objet du scandale. Des jeunes gens, ou des adolescents, se croisent et se séparent dans le métro, tous se dirigeant vers différents lieux du pouvoir. Paris s’apprête à revivre le programme de la terreur, à cela près que la technique et l’organisation sont là celles de garçons et de filles séduisants, et qu’aucune motivation, ni idéologie, ne commande dans un premier temps la conspiration. L’argument semble dans les corps, et les gestes, les déplacements de ces jeunes pourraient être ceux des commandos terroristes ayant frappé la capitale. Procédé le plus marquant dans l’effet miroir, l’abandon des téléphones portables dans une poubelle à l’approche des cibles. Bonello filme l’action, la concentration, la nécessité. Malgré lui le défilé, le jeu. Toutefois ce programme initial est vite dépassé, comme la question du chevauchement du réel et de la fiction [1].

Le trouble véritable intervient avec les flash-backs de la préparation de la conspiration et les passages à l’acte. Et d’abord avec une discussion entre deux personnages, l’un élève de Sciences Po, l’autre préparant le concours d’admission. La discussion va vite, mais elle n’a pour fonction que de communiquer la recette la plus sûre afin de réussir au concours. Désabusé, l’ancien, un fils à papa, conseille une dissertation en deux parties. Fatigue du jeune à lui-même, cynisme naturel. Il n’est pas envisageable d’être en dehors des choses, d’une institution en l’occurrence. C’est ce que montre le film : l’organisation et les codes de la jeunesse contestataire ne sont que ceux du monde auquel elle s’attaque. Le premier comité du groupe se réunira dans une ambiance digne d’un conseil d’administration, entre table de réunion et baies vitrées. Autre scène, autre caractérisation, la lecture sur internet de l’histoire de l’inauguration de la colonne de la Bastille, et de la commande musicale faite à Berlioz pour l’occasion. Perplexe face à son écran, le garçon s’empresse de consulter Deezer, indiquant comme un rapport empêché à la culture. Le film alignera quelques mots sur la civilisation, il distinguera le projet d’un « business act » relayé par Yahoo actualités, mais il ne comptera aucune argumentation politique. De même aucun tort subi par cette jeunesse ne sera montré ou sérieusement narré, tandis que la diversité sociale du groupe se révèlera une gageure. Sans culture, les jeunes sont aussi sans expérience. Tous auront la même aisance avec les marchandises, et le même langage. Les héros du cinéaste n’en sont qu’un.

L’irruption de la violence sort davantage le film de sa route. L’aîné de la troupe ouvre le bal, en abattant à bout portant et avec un gros calibre, un bourgeois du quartier de la Bastille. Aucune identification de l’homme possible, c’est un anonyme et un individu particulier qui est sèchement assassiné. Autre meurtre, tout aussi violent, par un jeune homme de la conspiration, vigile dans une tour de la Défense. Celui-ci abat un homme de sang-froid, le plus naturellement du monde. Devant se rejoindre pour la nuit dans un grand magasin, les membres de la bande sont reçus par un complice, un autre jeune vigile ayant assassiné tous ses collègues et refusant de l’avouer. Explosion parmi d’autres, celle d’une tour de la Défense n’est pas sans rappeler le sort du World Trade Center.

Indivision sociale de la troupe, mais donc aussi indivision entre révolte et crime, politique et fascisme. Bonello ne rassemble qu’une communauté d’exécutants, et ne distingue pas la rage du meurtre. A priori antagonistes, les subjectivités font bloc. Soit une possibilité de fascisation de la jeunesse, que met en scène toute la seconde partie du film, l’absence à soi-même se confondant et se décuplant avec la quantité de produits disponibles dans le magasin. Un garçon peut ainsi faire un tour en kart, un autre revêtir un costard et presque tous avoir le souci des disques passés en fond sonore. Autant d’évasions après une journée bien remplie. Cernés par les forces d’intervention, les reclus découvrent le siège de leur bâtiment sur des téléviseurs. Pareil refuge en plein cœur de la ville peut être intelligemment choisi, mais perce surtout à cet instant l’image ultime de l’aliénation. Aliénation qui ne sera pas tant alimentée par les images que par les sons, les pistes sonores de Bonello étant susceptibles de mouvoir le groupe, et de logiquement en faire danser certains à l’approche de l’assaut. Nocturama, fiction du fait total capitaliste.

Le magasin reproduit le monde, mais la ville reproduit le magasin. Paris accapare les premiers plans du film, dans une vue aérienne où elle se montre à la fois lumineuse et impénétrable, brillante et froide. La suggestion est juste, Paris est bel et bien devenue un grand magasin. La nuit un désert, habité par le bruit des hélicoptères. Espace de dépossession et d’abstraction, promise à la guerre, la ville-monde fait place nette.

Aucune chance d’y faire son nid, et les jeunes gens ne tenteront même pas d’échapper aux forces d’élites venues les neutraliser, un à un. C’est la troisième partie du film, le long déroulé de la violence de la domination. La symétrie de la première partie. Aux explosions des cibles des jeunes, les tirs des fusils de la police. La fiction, comme le magasin, n’aura pas de porte de sortie. Le plan narratif de Bonello était un cercle. Ici, tout est dans tout. La violence aveugle des uns dans celle des autres, la civilisation dans sa destruction, la vie dans la mort. Ce qui pourrait n’être que superficiellement romantique, cependant que le film, aux dires de son auteur, devrait être contemporain, politique, enfin subversif.

Le contemporain, d’abord. En faisant succéder dans son cinéma une tentation fasciste à l’esprit dépressif du postmoderne, motif de son cinéma, Bonello marque le présent. Il est un des premiers à documenter la fin d’une époque dont il a peint l’héritage mélancolique. Pertinemment, il désigne une ville dépeuplée, une culture et une histoire envolées, une situation critique parce que dévastée. Le dernier personnage à mourir ne veut pas la fin de l’oppression mais le paradis.

Le coup politique est lui moins ajusté. Bonello voit un brûlot quand il ne signe qu’une description négative. L’indistinction entre action révolutionnaire et crime n’est pas le moindre des problèmes de Nocturama. Mais le ver est dans le fruit du scénario : la contestation ne peut qu’échouer. Dès lors, seul ce qui est homogène se taille une place dans la fiction : aveuglément le monde marchand ou l’attaque aveugle de ce monde marchand. Il n’y a pas d’autres voies. Il n’y a que deux propositions, que l’écriture présente à juste titre comme symétriques. Or ces deux voies sont une même impasse. La fiction politique commencera par s’extraire de ce schéma.

Un schéma dans lequel s’engouffre pourtant Nocturama, relativement au rôle confié à la destruction. Le cinéaste ne boude pas son plaisir en faisant sauter les murs et symboles de Paris. Il y a jouissance même, car la destruction est le développement de l’action pure, l’affect esthétique et idéologique recherché. Le souci, c’est que la destruction ne crée rien hormis de la sidération, et qu’elle est même une des lois de l’ordre en place. Et les héros-criminels de Bonello sont les enfants de cet ordre. Privilégiant le comment au pourquoi, l’action à la pensée, Nocturama se perd dans l’idéologie et imagine faire feu avec ce qui n’est plus qu’un pétard mouillé. Le gentil s’est cru méchant et Paris une fête.


Nocturama, un film de Bertrand Bonello, avec Finnegan Oldfield (David), Vincent Rottiers (Greg), Hamza Meziani (Yacine), Manal Issa (Sabrina), Martin Guyot (André), Jamil McCraven (Mika).

Scénario : Bertrand Bonello / Directeur de la photographie : Léo Hinstin / Montage : Fabrice Rouaud / Production : Edouard Weil et Alice Girard / Musique : Bertrand Bonello

Durée : 90 mn

Sortie : 31 août 2016


[1Voir également "No comment", une conversation entre Jean-Sébastien Massart et Raphaël Nieuwjaer autour du film.