Penser l’ornement(al) au cinéma

Le corps féminin en exercice, de la cuisine à l’usine

« Ce qui est bon pour l’usine, est bon pour la cuisine ! » s’empresse d’écrire Ernest, un ingénieur américain en déplacement à Philadelphie à Marjorie, sa « petite ménagère » restée à la maison avec leurs enfants. Venu rencontrer M. Frederick Taylor, Ernest fait ainsi part de son désir d’appliquer à la cuisine les principes de l’organisation scientifique du travail qu’il met en pratique à l’usine. À partir de ces échanges épistolaires fictifs qui accompagnent les images du fonds d’archives Prelinger, Thibault Le Texier s’intéresse, dans son film Le facteur humain (2011), aux débordements de l’organisation rationnelle du travail dans la sphère domestique à la veille de la Première Guerre mondiale. Si les principes et les conséquences du taylorisme - entre l’engouement des premiers résultats et les conséquences du modèle hégémonique de gestion du travail - sont bien connus [1], l’extension du spectre de la raison industrielle capitaliste aux domaines de l’aménagement intérieur et de l’organisation ménagère l’est beaucoup moins. En 1947, il revient à Siegfried Giedion, historien de l’art et de l’architecture, de compiler les pratiques et savoirs dans son histoire aux dimensions encyclopédiques des aspects culturels et techniques de la mécanisation [2], dans laquelle il accorde une place prépondérante aux pionnières de l’aménagement rationalisé du travail ménager : Catharine Beecher et Christine Frederick, qui feront de nombreuses émules aux Etats-Unis et en Europe au tournant du XXème siècle. Le régime ornemental des images, dont il faudra définir les enjeux conceptuels au préalable, semble trouver ici un lieu d’élection pour penser l’expression visuelle des figures féminines en exercice, de la cuisine à l’usine.

L’expression du corps féminin à l’épreuve des images engage une hypothèse de travail à partir d’une conception rénovée du concept d’ornement, qui se désigne au carrefour de champs décloisonnés, articulant des problématiques à la fois esthétiques et historiques. L’ordre ornemental des images, dont le projet théorique dépasse le cadre de ce travail, engage une réflexion très dense quant à l’investissement du corps, celui de la femme en particulier. L’ornement, écrit l’architecte viennois Adolf Loos dans son pamphlet contre « l’épidémie ornementale », est le « tout premier commencement des arts plastiques [3] ». C’est sur le corps que se manifeste, primitivement, cette « volonté d’art », pour reprendre le fameux concept de l’historien de l’art viennois Aloïs Riegl développé dans ses Questions de Style [4] : « la parure répond à l’un des besoins les plus élémentaires de l’homme, plus élémentaire même que protéger le corps [5] ». Alors qu’Adolf Loos s’efforce de démontrer le caractère moderne de l’absence d’ornement, Aloïs Riegl fait de la parure corporelle la marque d’une « volonté d’art » (kunstwollen) à l’origine de la création artistique. Malgré l’opposition de leur raisonnement, l’un et l’autre semblent abolir la frontière entre l’art et l’artisanat, les beaux-arts et les arts décoratifs, en extirpant la question ornementale des catégories majeur/mineur.

Au-delà même d’une double orientation de l’ornement - d’un côté une tendance à l’abstraction formaliste et de l’autre une pensée anthropologique d’élaboration figurative -, c’est la question de l’ornemental qui anime cette hypothèse, qui résulte d’un frottement entre l’approche socio-historique dont l’ornement est toujours le produit, l’approche analytique des images qui favorise les effets sensibles des formes ornementales et le discours théorique dont il est héritier et qui engage un nouveau paradigme esthétique. Le régime ornemental s’élabore, en tant que levier théorique, pour comprendre comment s’articule l’expression visuelle du corps féminin aux principes de la « ratio capitaliste » moderne, selon l’expression de Siegfried Kracauer dans L’ornement de la masse. [6]

Fig. 1 : Caravage, Bacchus, huile sur toile, 1593-1602 c.,
95 x 85 cm, Galerie des Offices, Florence.

ORNEMENT/AL : un éloge paradoxal

Faire l’éloge paradoxal de l’ornement, c’est opérer un basculement dans l’ordre des valeurs dont il se fait l’héritier. A rebours d’une conception négative de l’ornement, il s’agit de lui postuler des qualités formelles qui autorisent un déploiement théorique dont le spectre ne cesse d’élargir ses potentialités critiques. En retrouvant le goût de l’accessoire, les formes ornementales se parent d’une « aura [7] » fascinante. Un chapiteau corinthien fissuré, une frise dont le mouvement défilatoire s’estompe dans la matière des pierres, un bijou dont les reflets projettent des éclats colorés, un papier peint dont les morceaux accumulés se superposent pour manifester l’épaisseur du temps, comme autant de couches de sédimentation successives ; des fresques altérées par le passage du temps, dont les motifs sont comme défigurés. Enfin, l’arabesque qui s’étire dans l’espace d’un tapis et étreint le regard dans sa course bouclée. Le coefficient de poésie accordé aux objets, couleurs, motifs, tissus, tapis et parois puise à la source de leur vanité et de leur caractère suranné. Il faut pourtant faire passer l’octroi à l’ornement, l’emmener vers un au-delà du discours de la subsidiarité et le penser au présent. La pensée de l’ornement hérite d’une longue tradition théorique, qui hésite sans cesse entre le rejet complet – « l’ornement est un crime » écrit Adolf Loos – et l’exubérance de certains styles comme le baroque, le Rococo ou l’Art Nouveau, dans une sorte de débordement vitaliste des formes. Entre le vide et le plein, entre la « loi Ripolin [8] » d’un Le Corbusier, le diktat anti-décoratif du minimalisme et celle de l’arabesque, dont on dit souvent qu’elle est associée à une forme lascive, simplement décorative et féminine, c’est entre ces deux extrêmes que se déploie le spectre ornemental.

« Ni enflure, ni surcharge [9] » écrivait Robert Bresson dans ses Notes sur le cinématographe. De cet antagonisme primaire, celui qui oppose la sensibilité des formes à la raison conceptuelle, dépend une morale ascétique de l’œuvre d’art, comme si une certaine austérité animait le projet créatif porté par l’hégémonie du pouvoir de la raison. Mesure, humilité, rationalité : autant de valeurs qui irriguent la création et relèguent ainsi ce que l’on nomme l’emphase et le caprice à ses marges. Fanfreluches, bagatelles et pacotille, les formes ornementales sont comme frappées d’anathème. La « malédiction » qui pèse sur l’ornement soulève ainsi des questions morales. En quoi l’ethos de l’art se profile-t-il contre une logique de la dépense et de l’ostentation ? Dévaluée, reléguée progressivement aux marges et parfois critiquée avec virulence, la pratique ornementale pèche par excès : comment l’ornement s’est-il rendu coupable d’hybris ?

A l’inverse, la culture orientale, dont il faut souligner l’importance pour une réévaluation de l’ornement [10], fait de celui-ci une pratique spirituelle dans un renversement des valeurs entre surface et profondeur. La création artistique, dans la tradition occidentale, repose sur un postulat qui semble aller de soi : la vérité est enfouie dans une profondeur dont il s’agit de rendre saillants les contours et c’est dans la nature qu’elle se donne à découvrir. Dès lors, le projet créatif se double d’une recherche de la vérité, assimilée à la profondeur. D’un côté, on trouve alors un culte de la profondeur, même si elle doit en passer par l’illusion – c’est la conquête de la perspective –, qui s’inscrit dans une recherche du réalisme et de la vérité des formes. De l’autre, la posture de l’artiste tient davantage de l’exploration mimétique du monde que de l’invention de formes : c’est l’héritage des Lumières, l’homme est la mesure de toute chose et l’art ne peut déroger à cette maxime fondamentale. La corrélation entre création, humilité et profondeur ne relève-t-elle pas du présupposé ? Comment l’amalgame a-t-il pu perdurer ?

Déjà Tertullien reliait les ornements de la femme à la dimension mortuaire et sataniste. Tous les ornements ne sont que « le bagage de la femme condamnée et morte, constitué, peut-on dire, pour la pompe de ses funérailles [11] » prophétise le philosophe et théologien du IIème siècle. Il y a quelque chose de satanique dans l’ostentation et l’exubérance : l’ornement semble être le catalyseur d’une réaction qui va à l’encontre d’une morale débauchée de la parure. La femme répond à un désir de monstration et d’ornementation du corps : le cultus et l’ornatus manifestent de manière ostensible l’orgueil et la « souillure ». Dans toutes les choses que Dieu n’a pas créées, autrement dit dans l’artifice et l’inorganique, c’est le signe du diable qui se donne à voir [12]. Opposé au principe d’humilité et de chasteté, valeurs éminemment chrétiennes, l’ornement serait du côté de la de la débauche visuelle. La notion de mesure engage à penser conjointement celle de raison : la ratio latine, c’est à la fois le calcul et le rapport qu’entretiennent les choses entre elles. S’il est vrai que l’homme est la mesure de toute chose, ce « rien de trop » gravé sur le frontispice du temple d’Apollon à Delphes et dont la postérité est devenue légendaire [13], l’artiste doit privilégier le sens de la mesure et de l’équilibre dans une logique représentative de la mimésis. La décoration – du latin decorum, ce qui convient – n’est donc pas véritablement remise en cause. Si la décoration est une forme « convenue », l’ornement – tout en répondant à un style et des codes – serait alors une beauté transgressive. L’ornementation représente ainsi un danger proliférant, celui de la perte du sujet, de l’istoria, voire de la figure et pourrait ainsi conduire à une certaine désorganisation de la représentation du monde. Cosmos et chaos sont enchaînés à la dialectique propre à l’ornementation. A partir des années 1920, l’ornement se fait l’envers et le repoussoir de l’art qui se tourne vers la modernité. On a vu comment Adolf Loos faisait de l’ornementation une pratique culturelle antérieure à l’art ou une forme exclusivement primitive. Pour Loos, l’ornement est un crime : incompatible avec la vie moderne [14], il est le signe d’une « sensualité bestiale », apparenté à « une culture des apparences et de l’ornemental ». « Pollution érotique », l’ornement est associé à la féminité et il est porteur d’une signification lascive :

« L’homme moderne, l’homme aux nerfs modernes, n’a pas besoin d’ornement, au contraire, il le déteste. Aucun des objets que nous disons modernes n’a d’ornement (…). Hormis les choses appartenant au domaine de la femme – mais c’est là un autre chapitre. [15] »

Ainsi, l’homme moderne doit se dépouiller des maniérismes et des ornements pour être en phase avec le monde dans lequel il évolue. Dans un monde où prime l’efficacité et règne le désenchantement – celui de la Vienne moderne –, l’ornement, ayant perdu le charme érotico-symbolique que lui accordaient les peuples primitifs, est banni. Plus tard, le discours de la spécificité de l’œuvre d’art évince également l’ornement, qui bascule à nouveau vers le décoratif, contre lequel s’élaborent les principes modernes de la peinture selon Clement Greenberg.

Même si l’histoire de l’ornement est une histoire de sa relégation progressive aux marges de la création artistique, il reste que l’ornement est partout. C’est ce qui fait dire à Thomas Golsenne, en introduction du numéro d’Images revues, qu’il existe une « inactualité [16] » de l’ornement :

« Il n’y a pas des objets, des formes, des motifs qui sont ornementaux et d’autres qui ne le sont pas : il n’y a que des rapports dans lesquels ces objets, formes et motifs sont pris qui leur donnent une valeur ornementale ou non. (…) Le refus moderniste de l’ornement signifiait l’affirmation utopiste et idéaliste d’un monde contre l’autre, le partage de l’univers en blanc et noir. L’acceptation postmoderniste de l’ornement livre au contraire une leçon de complexité, une méfiance à l’égard des idées unilatérales et définitives. Il faut en finir avec la moralisation de l’ornement. Celui-ci n’est pas toujours mauvais et les apparences ne sont pas systématiquement trompeuses. [17] »

Figg. 2-3 : Martha Colburn, Cosmetic emergency (2005), 35 mm / coul / son / 8’45 min

Cette inactualité de l’ornement, qui résiste dans un retour incessant du refoulé, autorise une exploration de ses territoires en marges, des zones temporelles et géo-esthétiques troublées, dans lesquelles les schémas historiques des grandes trajectoires téléologiques (classique, moderne, postmoderne) mènent vers des apories conceptuelles. C’est aussi quelque chose qui est perceptible au niveau des publications qui ont permis de relancer des débats avortés ou faire surgir de nouveaux horizons théoriques : la revue de l’INHA a publié un numéro entièrement consacré aux implications problématiques de ce qu’on appelle désormais « l’ornemental » en 2011. Oleg Grabar, spécialiste de l’art islamique, opère des liaisons entre différentes définitions de l’ornement pour conclure sur son acception contemporaine, qu’il distingue de l’étude scientifique des motifs ornementaux consignés dans les grammaires du début du XXème siècle : « ce qui nous manque, du moins à ma connaissance, c’est une manière d’expliquer le plaisir, d’en démonter les ressorts dans la pensée et dans la perception des choses, et de savoir le transmettre aux autres en paroles ou en sentiments [18] », écrit-il en introduction. C’est également le constat que dresse Rosalind Galt, dans son ouvrage intitulé Pretty, Film and the Decorative image [19], dans lequel elle analyse le consensus critique qui évince les problématiques décoratives au cinéma. Il s’agit de disséquer « le corps théorique et critique du cinéma pour déceler les couleurs et les motifs qui s’y logent. (…) La rhétorique du cinéma a dénigré invariablement la décoration de surface, faisant de l’attrait pour la surface de l’écran un artifice superficiel, mensonger, féminin et apolitique [20] ». Il s’agit de s’opposer au discours dominant et exclusif sur l’ornement – secondaire, féminin et exotique – et de pointer les filiations qui conduisent à l’émergence d’une pensée critique anti-ornementale au cinéma, influencée par le modernisme. Tout se passe comme si le cinéma, grâce à ses moyens propres, actualise pleinement cette pensée de l’ornemental en tant que force dynamique, une « matrice [21] » pour reprendre le terme de Jean-Claude Bonne dans un article important qui traite de l’art insulaire celto-saxon des VIIème et VIIIème siècles, dans lequel il opère cette distinction entre l’ornement – identifiable et rapportable à son contexte historique – et l’ornemental en tant que force dynamique et structurelle, un modus operandi, qui articule l’ornement à la structure :

« Une remarque terminologique : si on adopte comme catégorie fondamentale l’ornemental, et non pas l’ornement ou l’ornementation, c’est pour souligner qu’on ne désigne pas ainsi un domaine ou un type d’objets particulier et bien localisé dans l’art médiéval mais un modus operandi dont la fonction structurante est susceptible de traverser tous les genres. (…) On parle ici au contraire de l’ornementalisation de l’image quand des valeurs ornementales, qui n’appartiennent pas nécessairement à un répertoire de motifs, entrent directement dans la construction des figures ou interfèrent avec elle. [22] »

Philippe-Alain Michaud, conservateur de la collection des films au Centre Pompidou et historien d’art, a développé ce concept d’ornemental à travers les possibilités non illusionnistes de l’image cinématographique, en privilégiant le caractère plastique de la surface du médium. A partir de son travail sur les tapis, qui a donné lieu à une exposition intitulée Tapis Volants [23], il s’agit d’ouvrir cette hypothèse de recherche vers d’autres possibilités plastiques liées au médium filmique (le papier peint, la tapisserie, la mosaïque, le textile, le décor) en mettant à jour des parentés formelles inédites entre les arts :

« Lorsque le cinéma cherche à élucider ses propriétés fondamentales, il se trouve inéluctablement reconduit à l’événement de la projection et du défilement, c’est-à-dire du performatif pur, de la même manière que la structure du tapis se résout en dernière instance dans la procédure du nouage. (…) Ne peut-on penser le cinéma, plutôt que comme un art de la figure, comme un art de la texture qui produit un déploiement spatial des formes plus qu’il n’en reproduit l’illusion ? [24] »

En s’appuyant sur le concept ainsi rénové de l’ornemental, la réflexion se formule par les modalités expressives du corps féminin à travers la question, aux implications toutes philosophiques, du maquillage et de la cosmétique, ces « somptueuses bagatelles » que condamne Tertullien. A partir d’un corpus circonstancié de films, il s’agira d’étudier les paramètres de la figure féminine dont le corps orné est aussi un corps « hiéroglyphé [25] », selon l’expression de Balzac. Il faudra d’abord s’intéresser aux artifices féminins et au discours qui sous-tend une économie de la dépense du corps féminin au cinéma pour, ensuite, étudier les potentiels expressifs du corps féminin en exercice, de la cuisine à l’usine. Nous verrons en quoi le corps féminin est soumis aux impératifs de la rationalisation du travail, dans la sphère domestique d’abord, puis dans le monde du travail et, enfin, dans l’industrie du spectacle qui reconduit certains de ces principes qui relèvent de ce que Siegfried Kracauer a appelé « l’ornement de la masse [26] ».

Au salon de beauté : Fanfreluches & bagatelles

« Au beauty parlour [27] », ce salon de toilette qui offre le temps et l’occasion à Jean-Claude Lebensztejn d’une réflexion sur la cosmétique, se lit comme une longue digression, une rêverie en aparté à partir de quelques considérations sur la couleur et le maquillage en peinture. Faisons donc une incursion au salon de beauté, en feuilletant cette « revue de mode [28] ». Ce texte part d’un constat peu aimable pour le Caravage, son Bacchus [Fig. 1] que l’on peut voir au musée des Offices de Florence serait en fait trop maquillé, « le fard s’efforce de se confondre avec la peau, sans y parvenir [29] » et oblige notre regard à s’attarder dans le sien, qui nous fixe en retour. L’ornement est ici au cœur d’une histoire de regards : le fard et la couleur soulignent et masquent à la fois. On nous rappelle ici que l’histoire de la peinture est une histoire de cosmétique – c’est son côté honteux, car si elle n’imite pas, la peinture exhibe la couleur. Quand la couleur s’aventure au-delà du périmètre de l’imitation, elle est comme déchue en maquillage et renvoyée à sa dimension ostentatoire. La comparaison entre la peinture et le maquillage s’élabore sur le temps long et remonte à la condamnation platonicienne de la couleur que Jacqueline Lichtenstein a bien mise en évidence dans La couleur éloquente [30]. Cette pensée de l’ornement comme cosmétique invite à une histoire alternative de la peinture et des arts en général, dont le cinéma, le septième, est héritier.

Fig. 4 : Andy Warhol, Liz #6, Encre sérigraphique et acrylique sur lin, 101.6 cm x 101.6 cm, 1963. Collection of The San Francisco Museum of Modern Art.

Cosmetic Emergency (2005) [Fig. 2-3], court métrage en stop motion de l’artiste et cinéaste américaine Martha Colburn, semble rejouer les problèmes liés à l’assimilation de la couleur au maquillage, qui vire ici à l’obsession cosmétique. Le film, qui avait été montré à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en 2005, interroge le traitement médiatique du corps féminin, qu’elle découpe dans des magazines de mode anciens. Le film est un collage d’animations peintes directement sur la pellicule, de found footage, d’images qu’elle collecte dans les médias et qu’elle assemble pour les insérer dans un discours critique sur le consumérisme et l’obsession cosmétique. Les visages – boursoufflés, peinturlurés – de ces canons féminins de la beauté sont découverts peu à peu dans le travail image par image de dévoilement temporel inversé. [Fig. 4 et 5] Elle replace cette réflexion dans le contexte récent de la guerre en Irak dont la politique de recrutement reposait, entres autres, sur une offre de chirurgie esthétique gratuite. La violence intrinsèque des images militaires renvoie également au contrepoint visuel du maquillage, comme camouflage, c’est-à-dire que la couleur vient ici masquer la mort et le vieillissement. Si Tertullien voyait dans l’ornement des femmes « le bagage de la femme condamnée et morte, constitué pour la pompe de ses funérailles [31] », c’est au même constat mortifère qu’aboutit la réflexion de Lebensztejn en reliant le maquillage à la dégénérescence du corps et au passage du temps : « Bien entendu. Ceci n’est pas une révélation. Ce que le maquillage maquille est peut-être un mystère, mais nullement un secret : l’irréparable outrage, le défaut de beauté ou de jeunesse : la laideur, le vieillissement, le mourir [32] ». Les visages iconiques de Marylin Monroe et Liz Taylor – ces visages d’actrices pétrifiés dans la couleur, comme artifice de leur caractère intemporel – témoignent d’une potentielle charge létale de la couleur. Le bleu des yeux, soulignés par le cerne noir qui alourdit le regard, le blond qui tire au jaune et les variations chromatiques du fond duquel se détache ce visage de Méduse : autant de couleurs qui camouflent le travail du temps :

« Si les icônes de Liz et Marylin sont la mort, ce n’est pas seulement parce que l’une était morte et que l’autre avait failli mourir. C’est parce que leurs images publiques, totalement artificielles, étaient des images de mort. (…) Et la peinture aussi, avec ses aplats mécaniquement ajoutés de vert à paupières et de rouge à lèvres. [33] »

Fig. 5 : Andy Warhol, Marilyn Diptych, Acrylique sur toile, 1962. 205.4 × 144.8 cm, collection of Tate Modern Museum, Londres.

Les portraits en série de Warhol sont stylisés selon un principe de réduction qui échappe, selon Christine Buci-Glucksmann « à la polarité décorative révélée par Riegl : le géométrique ou l’organique [34] ». Les visages de ces actrices ont comme perdu la vie par la puissance d’abstraction de l’ornemental. Cependant, quelque chose de la figuration résiste. C’est dans le procédé même de la sérigraphie, reproduction mécanisée et sérielle qui multiplie les images infiniment, que le discours ornemental interroge ce « sex-appeal de l’inorganique [35] », selon la formule de Walter Benjamin. Les portraits sérigraphiques de Warhol relèvent de « l’abstract écranique [36] » qui déjà autorise à décloisonner les médiums et emmène vers le cinéma, dont on sait le rôle fondamental qu’il a joué dans son œuvre. L’écran, qui n’est plus inféodé au modèle albertien de la fenêtre ouverte, est une pure surface, un écran ornemental qui opère dans le cadre de la fin du modernisme et du discours de la spécificité du médium chez Clement Greenberg. Il s’agit d’ « un ornemental aux traits non illustratifs et non narratifs, même s’il utilise des images-figures, à la frontière pelliculaire de leur disparition [37]. »

Fig. 6 et 7 : Kenneth Anger, Puce Moment (1949), 35 mm / coul / son / 6 min

Allons plus loin dans la disparition du corps qui vient se dissimuler sous l’ornement, la parure et l’accessoire, comme si le rapport de convenance entre l’ornant et l’orné se déréglait. Puce Moment [Fig. 6 et 7] du cinéaste américain Kenneth Anger fait partie du cycle « Magic Lantern » qui réunit neuf courts-métrages muets réalisés entre 1947 et 1980 et constitue la dorsale esthétique de son travail. Ce fragment, d’environ six minutes, devait trouver son prolongement dans un projet avorté de long métrage intitulé Puce Women. De ce projet inachevé, il ne reste que des morceaux éparses : quelques dessins préparatoires, des extraits de scénario et les images de Puce Moment, comme une relique qui contient en germe la promesse d’un film construit sur la figure de la star hollywoodienne des années 1920. Puce moment promène la silhouette élégante de la comédienne Yvonne Marquis, montrée dans son intimité, en train de choisir la robe qu’elle va porter, sur une musique originale de Jonathan Halper. 1948 est une année importante dans la carrière de Kenneth Anger ; elle correspond à la mort de sa grand-mère, qu’il affectionnait particulièrement. Elle était costumière dans les studios hollywoodiens dans les années 1920-1930 et c’est à elle que Anger doit sa passion pour le cinéma [38], son goût pour les anecdotes de star, qui se prolongera avec le très sulfureux Hollywood Babylone [39], une chronique de la vie des stars Hollywoodiennes, publiée en 1975 et longtemps interdite. C’est de ce fétichisme de l’actrice de cinéma dont il est question dans Puce Moment ; Anger explique avoir voulu faire un film qui traite des actrices d’Hollywood dans les années 1920, les menus détails de leur vie, leur garde-robe, leur intérieur, leurs activités, leur rang social. L’argument narratif est ici réduit à l’extrême pour se concentrer sur les effets moirés des étoffes, sur les produits de toilette, les flocons de parfum colorés et les gros plans du visage extatique de la comédienne. Le film hésite entre la tentation de l’abstraction colorée et la figuration de la femme ornée : la matérialité du grain de la pellicule se confond avec les paillettes des tissus scintillants, filmés plein cadre pour créer un pur aplat de couleur. Dès le début du film, l’attention est moins portée sur le corps de la femme que sur ses artifices : une main invisible décroche les robes de soirée des roaring twenties américaines, qui évoquent certainement les costumes des stars que confectionnait sa grand-mère, pour les agiter devant l’objectif de la caméra. Ce sont des morceaux de tissus, surfaces colorées serties de perles et de paillettes, qui se succèdent en gros plans, dont la mécanique ondulatoire rivalise avec le phénomène de défilement cinématographique. Kenneth Anger invite à un changement de paradigme visuel, on passe de l’optique au tactile. Aloïs Riegl, dans la Grammaire historique des arts plastiques [40], évoque l’hypothèse d’un oubli ornemental dans l’art occidental qui correspond au passage du tactile (haptique) au système optique : l’art égyptien est un art de la ligne et du contour et non pas de la profondeur et du modelé. C’est l’art romain qui marque la rupture, selon Riegl, entre tactile et visuel : on passe alors d’un modèle spatial conçu comme une juxtaposition de surfaces à une conception atmosphérique d’un espace perçu dans la profondeur. L’histoire du cinéma est marquée par cette dérivation, l’image étant une pure surface bidimensionnelle qui simule une illusion de profondeur selon le modèle albertien de la fenêtre ouverte, repris notamment par André Bazin. Au cinéma et dans les arts plastiques, le logiciel formel de traitement des figures dans l’espace entre en contradiction avec la nature même de l’image-plan et vise à l’annuler. Ce détour par l’histoire de l’art permet ainsi de comprendre le changement majeur de paradigme visuel opéré par Kenneth Anger, qui s’intéresse à l’agencement architectonique des couleurs et des formes dans la surface du plan. A rebours de l’évolution technique de la représentation de l’espace, les premières images de Puce Moment ont valeur de manifeste et mettent l’accent sur les effets de matière en affirmant la surface-plan comme espace anti-illusionniste. Dans la suite du film, c’est davantage au mythe de la star Hollywoodienne que Kenneth Anger s’intéresse, fortement influencé par la surcharge décorative et le goût du faux et de la pacotille que l’on peut retrouver dans les films muets de Cecil B. DeMille, proche du pompiérisme de la peinture d’histoire. Il fait correspondre les couleurs, les sons et les parfums, convoque un vocabulaire visuel ciselé qui emprunte à la littérature symboliste des poètes décadents de la fin du XIXème siècle :

« L’énumération des senteurs, des teintes, des bois, des fleurs et des étoffes, à l’aide des subtilités les plus précieuses d’un lexique délirant, n’était pas innocemment décorative. Son objet était de provoquer des sensations, de jouer avec le lecteur en déclenchant par l’emploi d’un mot rare, par l’évocation d’une nuance inusitée, le processus de l’imagination, de la rêverie et du souvenir. [41] »

Puce Moment peut être envisagé comme une réflexion sur le cinéma muet hollywoodien qui l’a tant marqué, à partir d’une description minutieuse des objets et des accessoires. Soulignons enfin que c’est la première fois que le cinéaste tourne en couleur, comme pour actualiser pleinement le souvenir subjectif d’un monde captif de la pellicule en noir et blanc. Les plans sont courts et se juxtaposent comme dans une liste poétique d’objets rares et précieux. Condensés par le souvenir, les évocations fugitives d’un geste, d’une note de couleur, de la forme d’un objet, deviennent la substance même des images, dans une relation épidermique entre l’image et son spectateur. [42]

Fig. 8 : Catharine E. Beecher & Harriet Beecher Stowe,
The American Woman’s Home, New York, J.B. Ford and Company, 1869. .

La dépense ornementale du corps féminin en exercice, de la cuisine à l’usine.

Le discours critique de l’ornement interroge l’économie de la dépense et le féminin selon un mode dépréciatif et marginal qui s’élabore dans le contexte du modernisme après la Seconde Guerre mondiale. Cependant, ce discours s’enracine plus profondément avec la Seconde Révolution industrielle au tournant du XXème siècle, d’abord dans l’aménagement intérieur et la vie domestique, puis à l’usine où les principes tayloristes de l’organisation scientifique du travail trouvent un terrain d’application et enfin jusque dans les productions culturelles comme le music hall, le cinéma et finalement l’art contemporain.

« L’oisiveté absolue est inexcusable chez une femme, car les aiguilles sont toujours à portée de main lors de ces intervalles durant lesquels elle ne peut être autrement employée [43] » peut-on lire dans le second numéro de la revue Housekeeper’s Magazine, dès la première moitié du XIXe siècle. En effet, l’organisation scientifique et rationalisée du travail trouve ses racines dans le management domestique, le « manager est alors bien souvent une ménagère [44] ». Dans son introduction à l’histoire du design [45], Alexandra Midal entend faire remonter l’origine de la discipline à ce qu’elle identifie comme « l’exception américaine » à travers la figure d’une femme pionnière, Catharine Beecher [Fig. 8], en relisant l’ouvrage trop méconnu en France de Siegfried Giedion, La mécanisation au pourvoir. Ce dernier souligne en quoi cette approche de la gestion du travail domestique est indissociable d’une pensée de la féminité [46]. Autour des années 1850, Beecher travaille à l’organisation du travail ménager dans les foyers américains en rationalisant les gestes et les déplacements du corps. Au-delà de cette promotion de la raison et derrière le discours fonctionnaliste, Beecher vise non seulement à soulager le travail des femmes mais surtout à faire valoir le bien-fondé de l’abolition de l’esclavage. Faire retour sur cette proto-histoire du design et réintroduire la figure de Catharine Beecher, en complément de la figure tutélaire de William Morris et du mouvement Arts & Crafts, c’est aussi charger l’ornement d’un discours idéologique et politique. Au milieu du XIXème siècle, Catharine Beecher et sa sœur Harriet Beecher Stowe écrivent une série d’ouvrages qui traitent de l’aménagement de l’intérieur et de l’organisation de la vie domestique, proches du courant hygiéniste et fonctionnaliste, dans lesquels elles rappellent l’obligation qu’ont les femmes de « dépenser chaque heure utilement [47] ». Ces manuels et traités s’intéressent aussi bien à la classification et au rangement rationalisé qu’aux questions d’éclairage et aux recettes de cuisine. On peut citer par exemple son Traité d’économie domestique (1841) ou La maison de la femme américaine (1869). Le travail de Beecher consiste à concevoir des espaces domestiques rationalisés selon les tâches ménagères pour éviter de perdre son temps dans le rangement et l’exécution répétée des gestes et déplacements inutiles. On retrouve au cœur de cette pragmatique de la cuisine les principes fonctionnalistes de Louis Sullivan en architecture et une attention particulière portée aux innovations techniques qui peuvent remplacer le travail des femmes. L’espace domestique devient donc un espace d’émancipation pour la femme, un « espace de réforme sociale [48] ». Une autre figure féminine importante dans les débuts de l’histoire du design aux Etats-Unis est celle de Christine Frederick, collaboratrice au magazine The Designer et professeur de sciences ménagères. Christine Frederick assure une solution de continuité managériale entre la cuisine et l’usine, en s’appropriant et en diffusant les pratiques du management scientifique développées par Frederick W. Taylor dans Principles of Scientific Management en 1912. C’est dans son ouvrage principal intitulé The New House Keeping : Efficiency Studies in Home Management [49] (1914) qu’elle développe l’idée d’un accroissement de la productivité et qu’elle traite le travail domestique en terme de rendement [Fig. 9]. Elle accompagne son argumentation de dessins qui représentent l’évolution et le progrès de l’organisation de l’espace de la cuisine. Ces schémas permettent de mettre clairement en évidence les déplacements du corps en exercice selon une méthode comparée avant/après qui souligne les effets de l’application de la méthode de rationalisation. Les déplacements sont effectivement moins nombreux, il y a donc moins de déperdition énergétique et on répond aux déterminants d’une logique de l’économie et de l’efficacité. L’apport de Frederick est essentiel en ce qu’il réoriente l’organisation rationnelle dans une perspective économique de la consommation. C’est en soulageant la cuisinière d’efforts inutiles que Frederick justifie la pratique d’une consommation nécessaire par le gaspillage : notion qu’elle nomme la « perte créative » et qui désigne la « perte » indispensable au bon fonctionnement de l’économie.

Fig. 9 : Christine Frederick, The New Housekeeping. Efficiency Studies in Home Management, New York, Doubleday, 1914.

Au moment même où s’organisent scientifiquement les méthodes de travail à l’usine, les études du mouvement du couple Lillian et Frank Gilbreth témoignent d’un engagement renouvelé pour la réduction du temps de travail, des femmes et des hommes, en facilitant les gestes et les déplacements. A partir des principes de base du taylorisme, en décomposant au maximum les différentes étapes du travail, en cherchant les modalités d’efficacité optimale en fonction des moyens techniques et humains, il s’agissait pour les Gilbreth d’étudier les gestes des ouvriers sur leur lieu de travail, à l’aide de nouveaux outils comme le micro-chronomètre qui permet de séquencer les gestes et de mesurer le temps nécessaire à leur exécution. Dans le prolongement de leurs recherches, ils décident de mettre à profit les innovations du cinéma et s’associent avec la société Butt-Film. Entre 1912 et 1924, ils produisent ainsi des « micromotion films » en noir et blanc sur support 35 mm, qui leur permettent d’étudier avec précision les gestes des ouvriers. Ces images montrent l’étude d’un geste isolé, chronométré dans le but de fournir des données scientifiques pour donner crédit à leur méthode d’organisation du travail. Les laboratoires d’étude du mouvement étaient quadrillés du sol au plafond pour produire une référence scalaire. Chaque geste était filmé puis chaque séquence était décomposée image par image, appelé « Therbligs » (un anagramme de Gilbreth) pour ensuite être passée au crible de l’analyse. Ils inventent également un dispositif appelé « chronocyclographe », composé d’ampoules placées sur les différentes parties du corps mis en mouvement [Fig. 10 et 11]. A partir de ces tirages, le couple Gilbreth parvient à condenser la multiplicité des gestes et des mouvements du corps en un diagramme lumineux. Ils produisent ainsi un répertoire diagrammatique de gestes isolés qui permet d’établir une attitude optimale : les mouvements saccadés sanctionnent un mauvais geste quand la fluidité du trait exprime une exécution correcte. Les diagrammes ainsi constitués (soit sous la forme de chronocyclographes, soit modélisés en 3D) soutiennent le discours dominant d’une économie du rendement productif où le geste est calibré, mesuré et cadencé par le chronomètre. Ce discours de l’économie générale s’oppose à celui d’une économie de la dépense prônée au tournant du XXème siècle par les tenants du mouvement Arts & Crafts comme William Morris, qui unit l’ornement et la dépense, qu’il s’agisse du choix du matériau ou du temps de fabrication nécessaire. En parallèle, on peut lier les principes d’une « dépense improductive [50] » que défendra Georges Bataille comme élément refoulé d’une économie reposant sur cette « part maudite », en affirmant le caractère secondaire de la production et de l’acquisition par rapport à la dépense. Ainsi, au « gaspillage productif » et à la « perte créative » nécessaires au consumérisme naissant s’oppose la notion de dépense improductive, somptuaire et inutile. Notons finalement qu’en 1924, à la mort de son mari, Lillian Gilbreth fait ironiquement le trajet inverse, de l’usine à la cuisine et transpose ses méthodes dans l’organisation du travail ménager, en se concentrant sur l’aménagement rationnel de la cuisine moderne.

Fig. 10 : Frank B. Gilbreth & Lillian Gilbreth au travail, 1912 c. / Fig. 11 : Frank B. & Lillian Gilbreth, ​Motion Efficiency Study, c. 1914. National Museum of American History, Behring Center, Division of Work and Industry Collection​.

Fig. 12 : Illustrations tirées d’un manuel scolaire américain des années 1950 qui préconise de cuisiner des aliments congelés pour gagner du temps et économiser ses mouvements.

Thibault Le Texier rappelle à quel point l’entreprise est devenue l’institution cardinale de notre société, et le management notre mode de pensée dominant. Dans Le facteur humain (2011), il revient sur les origines de l’organisation rationnelle du travail, qui touche à la fois le travail des ouvriers dans les usines mais aussi les emplois du temps dans la sphère domestique. [Figg. 9-10] Ce film est composé d’archives du fonds Prelinger disponible en accès libre sur le site Archives.org, et constitué de publicités, films promotionnels et éducatifs, films de commande d’entreprises et images amateurs, tournés entre les années 1910 et les années 1970. Le fonds Prelinger a été fondé en 1983 à New York par Rick Prelinger – archiviste, écrivain et cinéaste américain –, fonds dont la Library of Congress a fait l’acquisition en 2002. Le facteur humain tisse un réseau d’images à partir d’éléments fictionnels : en 1914, un ingénieur américain est en déplacement professionnel pour appliquer les principes du Taylorisme et réorganiser le travail dans une usine. Il écrit à sa femme, restée dans leur foyer, ses expériences. Cette relation épistolaire permet de montrer la diffusion des méthodes d’organisation rationnelle du travail qui contamine, si l’on peut dire, la sphère domestique, elle devient ainsi une fervente militante de l’économie domestique.

Figg 13-14 : Thibault Le Texier, Le facteur humain (2011). 28 min / noir et blanc, couleur.

« Aux jambes des Tiller girls correspondent les mains dans les usines [51] » (Siegfried Kracauer)

Pour conclure et ouvrir cette étude du corps féminin en exercice, c’est à la « ratio capitaliste », pour reprendre la formule de Siegfried Kracauer dans son article intitulé L’ornement de la masse [52], qu’il revient de s’intéresser. L’organisation scientifique et managériale s’immisce finalement jusque dans les productions culturelles et gangrène le monde du spectacle avec le phénomène des Tiller girls – les Tiller sont restées célèbres mais il en existe des centaines à travers l’Europe et les Etats-Unis – à partir de la fin du XIXème siècle. Il est d’ailleurs étonnant de remarquer que John Tiller a d’abord travaillé dans le commerce de coton au sein de l’entreprise familiale, où il a pu expérimenter les avantages de la mécanisation croissante et de la rationalisation du travail, pour finalement appliquer ces principes en dirigeant sa troupe de danseuses obéissant à un rythme millimétré. On passe alors de la main de l’ouvrière, de la cuisine à l’usine, à la jambe à valeur métonymique, presque désolidarisée du corps féminin, fétichisée dans le fragment. Les méthodes de rationalisation scientifique du travail et l’intensification de la production par les moyens techniques et mécaniques entraînent un phénomène similaire dans la représentation du corps, en particulier du corps féminin. Au travail à la chaîne dans les usines correspondent les chorus lines des danseuses de revue. [53]

Fig. 15 : Ray Enright et Busby Berkeley, Dames (1934). 35 mm / noir et blanc / 91 min

En 1927, Siegfried Kracauer écrit dans le journal allemand Frankfurter Zeitung une série d’articles qui traitent de ces « manifestations discrètes de surface [54] », ces ornements « qui se composent de milliers de corps, des corps en maillot de bain, asexués [55] », qui permettent de sonder une réalité et d’accéder à son contenu fondamental. L’ornement de la masse correspond à la manière dont le corps est ornementalisé par l’exercice cadencé, dépouillé de son individualité propre. L’ornement est le symptôme de cette « ratio capitaliste » qui produit un effacement du corps devant « l’exigence de calculabilité [56] ». La forme ornementale de ces produits des usines de distraction américaines traduit la superposition de la sécheresse mathématique et de la sauvagerie : l’organisation géométrique des corps dans les revues dansantes à la mode, les alignements de jambes des Tiller Girls exécutant leurs figures, à la chaîne comme à l’usine. Mais l’ornement de la masse témoigne d’une certaine ambiguïté : si les figures géométriques manifestent une volonté d’organisation et un progrès de la rationalisation, il s’agit d’une raison inachevée, qui aliène les individus soumis à l’organisation en surplomb, qui finissent par n’être que des éléments fragmentés et isolés d’un ornement de masse qui les dépasse. Sous l’influence des thèses marxistes matérialistes, Kracauer décrit le procès de rationalisation comme une forme de démythologisation qui induit une vision mathématique, vidée de son sens et hiérarchisée, dont le lien avec la nature aurait été coupé, opposant ainsi la vie organique et spirituelle de la communauté à celle, inorganique et mathématique, de la masse réifiée en ornement. Le chorégraphe américain Busby Berkeley, dont on a souvent souligné le passé militaire [57], est connu pour ses mises en scènes exubérantes de Music Hall à Broadway puis dans le cinéma Hollywoodien dans les années 1930. Dames (1934) [Fig. 15], comédie musicale de Ray Enright et chorégraphiée par Busby Berkeley, entre en résonnance directe avec les enjeux de l’ornement de la masse chez Kracauer, où le corps féminin inorganique s’étoile en motifs géométriques et efflorescences visuelles. Ces compositions engagent un regard vertical, en écho au principe surplombant de la ratio capitaliste selon Kracauer, qui semble déréaliser l’espace et engloutir la ligne d’horizon. De cette surface plane de l’image zénithale, surgissent les constructions ornementales des motifs, soulignées par l’usage des fonds noirs qui en font ressortir les contours.

Pour finir dans le champ du contemporain, le travail d’Anna Ådahl, artiste suédoise diplômée de l’Ecole Nationale des Beaux Arts de Paris, interroge dans une perspective critique la question de l’individu et de la foule dans nos sociétés contemporaines. Anna Ådahl explore les espaces intimes, les relations sociétales ainsi que les confrontations personnelles à la pensée collective. Dans ses films, elle s’intéresse aux relations de dépendance entre le corps et l’espace, en interrogeant les modalités politiques, sociales et historiques qui les déterminent. Anna Ådahl déploie un réseau de références qui évoque l’importance du cinéma dans l’avènement de la culture de masse et ne cesse d’entrecroiser une pensée de l’individu dans ses gestes et ses mouvements, en lien avec ceux de ce qu’elle appelle la « foule », pour ne pas dire la « masse » et les lieux publics. La question ornementale se désigne à plusieurs échelles dans son travail : d’abord dans son travail théorique autour d’une conception critique du « nouvel ornement de la masse » dans le contemporain et dans son travail filmique et plastique qui lui fait écho. To New Horizons (2013) [Fig. 16] est un essai visuel dans lequel elle propose une étude critique et comparée des relations entre les Etats-Unis et le régime soviétique dans les années 1930, au moment où le modèle industriel américain est une influence majeure dans le processus d’industrialisation de l’Union Soviétique. Elle pointe alors ironiquement des jeux d’équivalences, d’influences et d’échanges entre les deux puissances à travers leur production culturelle et artistique en assemblant différents éléments : une voix off et des images qui proviennent d’un film promotionnel de General Motors de 1940, des extraits de films russes des années 1930 et des images extraites des fameuses chorégraphies de Busby Berkeley. Dans la séquence finale, l’artiste opère un montage parallèle entre des images de Dames (1934) de Ray Enright et Busby Berkeley et Le Cirque (1936) de Grigorii Aleksandrov, une forme d’alternance qui met à jour la parenté de filmage, les choix chorégraphiques et de mise en scène. Si Aleksandrov a certainement en tête les vues plongeantes et le regard vertical de Busby Berkeley, on peut également penser aux images de la révolution d’Octobre en Union Soviétique qui célèbrent le soulèvement populaire, de la même manière que le régime national-socialiste se saisit du caractère ornemental des manifestations de masse, filmées par la caméra pontifiante de Leni Riefensthal (Le Triomphe de la volonté, 1935).

Fig. 16 : Anna Ådahl, To New Horizons (2013). 7 drapeaux, 50 x 70 cm. Video / 08’50 min / Couleur, N&B.


[1« Dès les années 1900, le management scientifique est un corps de représentation théorisé, discuté et enseigné au sein des plus prestigieuses instances académiques américaines, infusant bientôt les programmes d’ingénierie industrielle, de production, de gestion des ressources humaines et de marketing », in Thibault Le Texier, Le maniement des hommes. Essai sur la rationalité managériale, Paris, La Découverte, 2016, p. 96. Cf. Horace Bookwalter Drury, Scientific Management. A History and Criticism, New York, Columbia University, 1915. Pour une synthèse de la réception européenne des principes d’organisation scientifique : André Fourgeaud, La Rationalisation. Etats-Unis, Allemagne. Essai de synthèse doctrinale, Paris, Payot, 1929

[2Siegfried Giedion, La Mécanisation au pouvoir : contribution à l’histoire anonyme, Paris, Centre Pompidou/CCI, 1980. Traduit de l’anglais à partir de la publication originale : Siegfried Giedion, Mechanization takes command, New York, Oxford University Press, 1947.

[3Adolf Loos, Ornement et crime, et autres textes [1908], Paris, Payot & Rivages, 2003, p. 72.

[4Aloïs Riegl, Questions de style. Fondements d’une histoire de l’ornementation [1893], préface de Hubert Damisch, trad. H.-A. Baatsch et F. Rolland, Paris, Hazan, 2002

[5Aloïs Riegl, Questions de style, op.cit., p. 28.

[6Siegfried Kracauer, L’ornement de la masse, Essais sur la modernité weimarienne, Paris, La Découverte, 2008.

[7Walter Benjamin, dont la pensée sur l’ornement est disséminée à travers bon nombre de ses écrits, s’intéresse aux relations qui se nouent entre l’ « aura authentique » et l’ornement, en particulier dans ses écrits Sur le haschich. Benjamin montre que l’« aura authentique » ne peut pas être représentée comme le nimbe magique et spiritualiste, impeccable, bien délimité des figures saintes – ce nimbe doré et ovale que décrivent les livres mystiques : « Au contraire, ce qui désigne l’aura authentique : l’ornement, une inclusion ornementale dans le cercle où la chose ou l’être se trouve étroitement enserré comme dans un étui », in Walter Benjamin, Sur le haschich, Paris, Editions Christian Bourgeois, 2011, p. 56. Cf. Eline Grignard, « Je brousse les images : Ornement, aura et medium. Réflexions autour du concept d’ornemental à partir des écrits Sur le haschich de Walter Benjamin » in La Furia Umana [en ligne], n° 20, 2014.

[8Charles-Edouard Jeanneret, dit Le Corbusier, « Le lait de chaux. La loi du ripolin », in L’Art décoratif aujourd’hui [1925], Paris, Flammarion, 2009, pp. 187-195. « Dès qu’arrive la dinanderie de l’usine ou la porcelaine à coquilles dorées, le lait de chaux ne saurait subsister. (…) Le lait de chaux est attaché au gîte de l’homme depuis la naissance de l’humanité ; on calcine des pierres, on broie, on étend d’eau et les murs deviennent du blanc le plus pur ; un blanc extraordinairement beau. (…) Nous avons en nous un impératif loyal qui est l’esprit de vérité et qui, dans le lisse du ripolin et le blanc de la chaux, reconnaît l’objet vrai », pp. 192-193.

[9Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, 1975, p. 53.

[10Christine Buci-Glucksmann, « Le mode ornemental de l’Islam », in Philosophie de l’ornement. D’Orient en Occident, Paris, Galilée, 2008, pp. 89-101.

[11Tertullien, La toilette des femmes, Paris, Editions du Cerf, 1971, p. 47. Cf. Philippe-Alain Michaud, « Fashion victims – Mode et martyr de Tertullien (vers 160-après 220) », in Le peuple des images, Essai d’anthropologie figurative, Paris, Desclée de Brouwer, 2003, pp. 195-248.

[12« Aussi n’est-ce pas la nature qui assure la qualité des produits qui ne viennent pas de Dieu, l’auteur de la nature. On comprend dès lors qu’ils viennent du diable, du corrupteur de la nature », in Tertullien, La toilette des femmes, op. cit., p. 82.

[13Jean de la Fontaine, « Rien de trop » in Fables, Livre IX, fable 11.

[14« L’homme moderne qui sacralise l’ornement comme signe du trop-plein artistique des époques passées reconnaîtra aussitôt l’aspect torturé, laborieux et maladif des ornements modernes », in Adolf Loos, Ornement et crime, op. cit., p. 84.

[15Adolf Loos, « Ornement et éducation (1924), réponse à une enquête », in Ornement et crime, op. cit., p. 244.

[16Thomas Golsenne, « Éditorial », Images Re-vues [En ligne], 10 | 2012, consulté le 05 mai 2016.

[17Thomas Golsenne, « L’ornement aujourd’hui », Images Re-vues [En ligne], 10 | 2012, consulté le 05 mai 2016.

[18Oleg Grabar, « De l’ornement et de ses définitions », Perspective, 1 | 2010, pp. 5-7.

[19Rosalind Galt, Pretty, Film and the decorative image, New York, Columbia University Press, 2011.

[20Rosalind Galt, Pretty, op. cit., p. 2. [Traduction de l’auteur

[21Jean-Claude Bonne, « De l’ornemental dans l’art médiéval (VIIe-XIIe siècle). Le modèle insulaire », in Jérôme Baschet et Jean-Claude Schmitt (dir.), L’Image. Fonctions et usages des images dans l’Occident médiéval. Cahiers du Léopard d’Or, n° 5, 1996, p. 213.

[22Ibid., p. 214.

[23Tapis volants, catalogue d’exposition sous la direction de Philippe-Alain Michaud, Académie de France à Rome – Villa Médicis, 29 mai – 21 octobre 2012, Les Abattoirs – FRAC Midi Pyrénées, 16 novembre 2012 – 27 janvier 2013), Rome, Drago, 2012.

[24Philippe-Alain Michaud, « Mouvements de surface » in Sketches, Histoire de l’art, cinéma, Paris, Kargo & L’Eclat, 2006, p. 177.

[25« La toilette, c’est l’homme hiéroglyphé » in Honoré de Balzac, Traité de la vie élégante [1830], Paris, Payot & Rivages, 2012, p. 77.

[26Siegfried Kracauer, « L’ornement de la masse », in L’ornement de la masse, Essais sur la modernité weimarienne, Paris, La Découverte, 2008, pp. 60-71.

[27Jean-Claude Lebensztejn, « Au beauty parlour », in Annexes – de l’œuvre d’art, Bruxelles, Editions La Part de l’Œil, 1999, pp. 69-111.

[28L’auteur introduit son texte comme s’il s’agissait d’un article lu en feuilletant un magazine alors qu’il patiente au salon de beauté : « (lu dans une revue de mode, en attendant au salon de beauté) ».

[29Jean-Claude Lebensztejn, « Au beauty parlour », op. cit., p. 73.

[30Jacqueline Lichtenstein, La couleur éloquente : rhétorique et peinture à l’âge classique, Paris, Flammarion, 2003.

[31Tertullien, La toilette des femmes, op. cit., p. 47.

[32Jean-Claude Lebensztejn, « Au beauty parlour », op. cit., p. 107.

[33Ibid., p. 108.

[34Christine Buci-Glucksmann, Philosophie de l’ornement d’Orient en Occident, op. cit., p. 127.

[35Walter Benjamin, « Paris, capitale du XIXè siècle », in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 55

[36Christine Buci-Glucksmann, « L’ornement comme abstract (Warhol, Stella, Reed, Taaffe), ou le modernisme revisité », op. cit., pp. 127-137.

[37Ibid., p. 130.

[38« Puce Moment est bien sûr un hommage à sa mémoire mais d’abord une façon pour Anger de prolonger les premières intuitions de son art », in Olivier Assayas, Kenneth Anger, Paris, Editions de l’Etoile – Cahiers du cinéma, 1999, p. 29.

[39Kenneth Anger, Hollywood Babylone, Tristram, 2013.

[40Aloïs Riegl, Grammaire historique des arts plastiques : volonté artistique et vision du monde, présentation par Otto Pächt, Paris, Hazan, 2015

[41Olivier Assayas, Kenneth Anger, op. cit., p. 27.

[42Il faudrait développer cette approche sensorielle des images à partir de la mise en scène de Puce Moment. Depuis le début des années 2000, certains chercheurs se sont penchés sur ces sensations qui traversent le corps du spectateur faisant l’expérience du film. Pensons aux travaux de Vivian Sobchak (The adress of the eye et Carnal Thoughts : embodiment and moving image culture) qui prolongent les travaux sur la perception et ce que Merleau-Ponty appelle « la chair du visible », ceux de Laura Marks (The skin of the film : intercultural cinema, Embodiment and the senses et Touch Sensuous Theory and Multisensory Media) qui s’intéressent à la peau comme surface sensible et à la question du toucher. Ou encore les travaux plus récents de Jennifer M. Barker (The Tactile Eye. Touch and the Cinematic Experience) et Martine Beugnet (Cinema and Sensation : French Film and the Art of Transgression).

[43The Housekeeper’s Magazine, and Family Economist, Londres, Knight and Lacey, 1826, vol. 2, p. 27.

[44Thibault Le Texier, Le maniement des hommes. Essai sur la rationalité managériale, Paris, La Découverte, 2016, p. 12.

[45Alexandra Midal, Design. Introduction à l’histoire d’une discipline, Paris, Pocket, 2009

[46« Elle ne considérait pas la tenue d’une maison comme un problème isolé mais comme un des aspects de la question féminine dans son ensemble », in Siegfried Giedion, La Mécanisation au pouvoir : contribution à l’histoire anonyme, Paris, Centre Pompidou/CCI, 1980, pp. 425-426.

[47Catharine Esther Beecher, Harriet Beecher Stowe, The American Woman’s Home, or, Principles of Domestic Sciences, New-York, J. B. Ford and Company – Boston, H.A. Brown & Co., 1869, p. 215. Cité dans Thibault Le Texier, Le maniement des hommes, op. cit., p. 19.

[48Alexandra Midal, op. cit., p. 26.

[49Christine Frederick, The New Housekeeping. Efficiency Studies in Home Management, New York, Doubleday, 1914.

[50Georges Bataille, La part maudite, précédé de La notion de dépense, Paris, Editions de Minuit, 1967.

[51Siegfried Kracauer, op. cit., p. 63

[52Siegfried Kracauer, op. cit., pp. 60-71.

[53Pour une analyse éclairante du contexte de réception, allemand et français, de ces formations chorégraphiques, que ce soit au music hall ou au cinéma, voir Laurent Guido, L’âge du rythme : cinéma, musicalité et culture du corps dans les théories françaises des années 1910-1930, Lausanne, L’Âge d’homme, 2014.

[54Siegfried Kracauer, op. cit. p. 60

[55Ibid.

[56Ibid., p. 62.

[57« Volontaire de l’armée américaine pendant la Première Guerre mondiale, il organise des parades militaires en qualité de lieutenant d’artillerie, d’abord en France et ensuite en Allemagne ; peu avant l’armistice, il suit un cours de surveillance aérienne. Le passage de Berkeley dans l’armée est souvent mentionné comme une inspiration pour ses chorégraphies rigoureusement planifiées », in Teresa Castro, « L’ornement de la masse : de Weimar à Hollywood », in Angela Lampe (dir.), Vues d’en haut, Metz, Centre Pompidou Metz, 2013, p. 258.