Beaucoup de spectateurs·rices ont soutenu, après avoir découvert Mulholland Drive (2001), la théorie suivante : les deux parties du film correspondent au rêve de Betty Elms (Naomi Watts) pour la première et à la froide réalité pour la seconde dans laquelle elle ferait face à sa rupture avec Rita (Laura Harring). Donnée comme explication définitive du film, cette hypothèse a conquis nombre d’adhérents oubliant que le deuxième mouvement du film présente autant d’incohérences, de points d’obscurité et de scènes inquiétantes que le premier[11] [11] À la relecture, Pierre Jendrysiak a mentionné l’intérêt que Mark Fisher avait pour cette théorie. Dans son ouvrage Par-delà étrange et familier, le penseur défend l’idée que le film relèverait d’une « illusion de mystère » (p.73). . Mais l’enjeu de mon propos ne réside pas dans la réfutation de ces vues de la pensée, bien au contraire.
Lorsque, jeune cinéphile, je découvrais David Lynch, je tenais en horreur Mulholland Drive par réaction à cette conjecture qui me paraissait insuffisante et lui préférais Sailor et Lula, Lost Highway ou Inland Empire. Encore aujourd’hui, si je devais m’atteler à la fastidieuse – et inutile – tâche de classer les films que j’aime le plus, quelques-uns de ces titres figureraient indéniablement dans ce top. Mon arrogance de jeune homme présumait que si une théorie aussi simpliste avait pu être formulée à l’égard d’un film c’est que ce film lui-même avait mis de l’eau dans son vin, que ses éléments symboliques se montraient finalement trop lisibles, trop clairs, et que la saveur du cinéaste, son obscurité si rebutante, se dissolvait.
Si cette tentative de rationalisation a attiré à elle tant de suffrages c’est précisément parce qu’elle constitue une sorte de réflexe pour celles et ceux qui espèrent une cohérence, en tout cas celles et ceux qui sont habitués à la forme narrative traditionnelle (ou hégémonique) de l’écriture cinématographique. Les autres oeuvres de Lynch n’ont jamais été l’objet d’une telle interprétation, aussi populaire du moins, et c’est peut-être que, hormis Elephant Man et Dune, Mulholland Drive forme le plus gros succès commercial du cinéaste, auquel s’additionne le succès critique d’un film présenté comme le meilleur du XXIe siècle par la BBC en 2016. Au regard des deux autres films, du classicisme d’Elephant Man et de la médiocrité de Dune, Mulholland Drive est le plus lynchien des succès commerciaux de David Lynch et devient le lieu d’une confrontation inédite entre le grand public et une forme alternative de cinéma.
Le même mécanisme opère quand la cinéphilie classique s’accroche à Une histoire vraie en saluant sa sobriété comme s’il fallait éviter d’affronter ce qui définit le style de David Lynch, son surréalisme si particulier, et, par là, son apport principal à l’histoire du cinéma. Mais, d’un autre côté, aucun cinéaste récemment disparu – pas même Jean-Luc Godard – n’a reçu tant d’hommages, partagés par toutes les chapelles et les générations de cinéphiles. Influence générationnelle que Lynch lui-même a contribué à forger, innovant à partir des nouveaux médias : création d’un site internet dans les années 2000, d’un compte Twitter et d’oeuvres diverses diffusées en ligne, de Dumblands, Rabbits jusqu’aux bulletins météo publiés après la crise COVID. Sans doute peut-on caractériser l’homme non seulement comme un grand cinéaste mais comme une composante essentielle de la socialisation cinéphile.
Rite de passage, Lynch incarne la rare rencontre des masses spectatorielles avec un procédé surréaliste – parce que la méditation transcendantale relève de l’automatisme tout comme la paranoïa critique dalienne. D’où ces tentatives d’arraisonner la déraison : son cinéma, coup de butoir à la vraisemblance naturaliste mais aussi au montage invisible hollywoodien, rappelle l’actualité d’une avant-garde centenaire dont il est l’un des derniers avatars mais aussi l’une des occurrences les plus populaires. La révolution surréaliste, entendue comme libération totale de l’imaginaire, n’est pas confinée à quelques élus qui font tourner les tables. Lynch achève un vieux rêve : un surréalisme pour tous.
Si André Breton et les autres ont trouvé en New York un port d’accueil lors de la Seconde Guerre mondiale, si Peggy Guggenheim a accueilli des expositions grandioses scénographiées par Marcel Duchamp, les États-Unis se sont frottés au surréalisme principalement par la publicité : Salvador Dali, mandaté pour décorer les enseignes de magasins new-yorkais, a influencé considérablement les publicistes locaux. Contrairement à ses voisins – comme le Mexique –, le pays de l’expressionnisme abstrait développe plus tardivement un groupe surréaliste, de façon plus confidentielle aussi. A-t-il fallu attendre David Lynch pour que le grand public fasse la connaissance d’un ersatz de surréalisme, décorrélé de la publicité ? Beaucoup discourent sur la transfiguration du rêve américain dans son cinéma ou sur la présence de références bien américaines comme Le Magicien d’Oz de Victor Fleming, par exemple. Mais la nouveauté de Lynch réside peut-être dans l’adaptation du surréalisme à l’art américain, à ces références culturelles qui deviennent de nouveaux principes de collage.
Quelque part dans Le surréalisme au cinéma – je n’ai pas le livre sous la main –, je me souviens qu’Ado Kyrou, critique et cinéaste grec, évoque une projection d’Un chien andalou – ou L’Âge d’or – de Luis Buñuel et Salvador Dali dans un ciné-club populaire d’après-guerre. Alors qu’il sonde une salle qui rejette dans sa majorité le film, une femme assume envers et contre tous l’avoir aimé. Par là, Kyrou entrevoit l’émergence possible d’un autre rapport au cinéma, art intrinsèquement surréaliste pour lui. Kyrou a toujours défendu le cinéma commercial — bien plus que le ghetto de l’art et essai — comme le lieu d’émergence d’un surréalisme authentiquement populaire. J’y vois indéniablement un signe avant-coureur de la réception de Mulholland Drive qui, présenté à une audience large, donne lieu au même rejet et à la même adhésion.
Si Lynch occupe ce rôle essentiel dans l’éveil cinéphile, peut-être est-ce dû à ce choc universel, cette rencontre brutale, parfois traumatisante, avec un imaginaire libéré. Alors, comme pour endiguer ce déluge, l’esprit trouve un piètre abri dans la première théorie venue.