Allan Sekula, La Photographie, entre Travail et Capital (Fin)

Images des profondeurs

par ,
le 27 mars 2017

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III.


Images des profondeurs

Les photographies demeurent la meilleure manière pour l’industrie d’attirer l’attention du public. Une fois tirées, elles peuvent toujours servir. Pour identifier le sujet et être bien comprise, chaque image doit être belle et bien détaillée.

Beaucoup de gens se sont impliqués pour atteindre les standards photographiques de ces catalogues. Les premiers concernés sont les employés qui, par leur bon sens, leur intérêt et leur fierté, n’ont cessé d’entretenir suffisamment installations et équipements pour qu’ils soient susceptibles d’être photographiés. Il y a eu préparation de la prise de vue, le photographe l’a réalisée, puis elle a finalement été développée. Tous méritent d’être salués !

Une grande photo industrielle ne peut atteindre sa pleine valeur et sa meilleure exploitation qu’à travers l’entretien du service et son implication. Vos idées seront par conséquent les bienvenues.

Introduction au catalogue de photographie de Dosco[11] [11] Catalogue of Photographs and Artist’s Drawings Showing the Coal Mining Operations and Facilities of the Dominion Coal Company Limited and Dosco Industries Limited in Nova Scotia, Devco company archives, Glace Bay, Nova Scotia.

Si vous descendez là-bas et que vous êtes dans le pétrin, les mineurs vous diront d’aller vous faire voir : « Prends donc tes satanées photos ! »

Leslie Shedden[22] [22] Conversation avec Leslie Shedden, 14 juillet 1981.

Nouvelle Ecosse – Terrain de jeu de l’Océan Canadien

Slogan de plaque d’immatriculation

Cet essai est un triptyque : deux petits panneaux flanqués d’un panorama historique. Si l’on suit ce que j’ai essayé de dénoncer, la métaphore est dangereuse : l’écriture de l’histoire peut-elle être si aisément rapportée à la réalisation d’images ? Une autre métaphore me vient, empruntée au romancier allemand Alfred Döblin, et à l’introduction à un fameux livre de portraits photographiques d’August Sander, Antlitz der Zeit (Visage de notre temps), qu’il écrivit en 1929. Après une longue discussion des relations entre typologie et individualisation dans l’art du portrait, Döblin en arrivait à quelques commentaires propres à l’œuvre de Sander. Passant des considérations générales au cas particulier, Döblin remarquait : « Cet essai est comme un énorme ballon portant une petite nacelle. » Encore une métaphore dangereuse, qui appelle à son tour allusion ou autodérision. En Anglais, on penserait bien sûr immédiatement à l’air chaud.[33] [33] Alfred Döblin, “Von geschichten bildern and ihrer wahrheit,” in August Sander, Antlitz der Zeit (Berlin, 19291, p. 13; translation, “About Faces, Portraits and Their Reality,” in David Mellor (dir.), Germany: The New Photography, 1927-1933 (London, 1978) p. 58.

Mais j’avais autre chose à l’esprit quand j’ai commencé cet essai. Je ne voulais pas que ce texte vous laisse glisser sur ces photos, guidés par une force invisible. (Ce n’était pas non plus ce que voulait Döblin.) Bien plutôt, ce que nous avions en tête – et c’est important d’insister sur le caractère collaboratif de ce projet –, c’était un livre d’images qui aurait permis aux images d’exercer leur pouvoir considérable, d’offrir leur densité de signification, et un livre d’images qui développerait la critique des livres d’images. Nous voulions que le lecteur soit capable de penser différemment l’histoire du travail, de l’industrie et de la vie quotidienne, et qu’il puisse penser différemment la façon dont cette histoire est normalement représentée. Dans les termes de Michel Foucault, ce livre est une « boîte à outil » pour le lecteur.

Le conflit de classes n’est pas qu’une question économique et politique. C’est aussi un conflit de représentations. (Cela est vrai de toutes les dynamiques d’exploitation et de résistance, et particulièrement de celles qui ont pris forme autour du genre, de l’ethnicité et de la race.) Nous pourrions en dresser un inventaire approximatif. Toute classe dirigeante invente des images d’elle-même pour son propre divertissement et son édification. Toute classe dirigeante invente des images d’elle-même pour le divertissement et l’édification de ses classes subordonnées. Toute classe dirigeante invente deux types d’images de base de ses classes subordonnées : des images pour le divertissement et l’édification propres à la classe dirigeante, et des images pour le divertissement et l’édification des classes subordonnées elles-mêmes. Enfin, chaque classe subordonnée construit une image d’elle-même, et de la classe dirigeante, qui n’est plus exactement conforme à l’invention d’au-dessus. Quelque chose d’autre, quelque chose d’une résistance, d’une résilience et d’un espoir, est extrait du crassier de la culture dominante, de la tradition, de la « mémoire populaire », des luttes politiques et de l’expérience quotidienne. Ces représentations sont, pour la plupart, invisibles à la culture dominante, même si une industrie culturelle omnivore s’approprie de temps à autres des manières ou des gestes particuliers qui, après avoir profité à ceux d’en haut, sont renvoyés viciés aux gens d’en bas. (Oui, je sais qu’il existe un aspect utopique à la Saturday Night Fever, mais quand l’anarchiste Emma Goldman déclarait fermement qu’elle ne voulait rien avoir à faire avec une révolution qui ne laisserait pas de place à la danse, elle ne suggérait pas que la première soit abandonnée au profit de la seconde.)

Cet essai se veut plutôt un inventaire brut des représentations, laissant de côté une vaste zone médiane, un vaste processus de médiation. L’une des merveilles du capitalisme avancé est le développement d’un énorme secteur « professionnel et managérial ». Ce secteur, ou « classe », est le fait d’« experts » et de « spécialistes » : professeurs, ingénieurs, travailleurs sociaux, professionnels de la santé, des médias, etc. Certains membres de ce groupe sont des chefs d’entreprise de haut niveau, qui prennent part aux profits de leur compagnie. D’autres sont de petits entrepreneurs, souvent regroupés en organisations professionnelles économiquement et politiquement puissantes. D’autres encore, la grande majorité, connaissent les conditions plus ou moins prolétarisées du travail salarié. Deux points doivent être ici soulevés. D’abord, la fabrique des représentations repose sur ce secteur. C’est ici que se trouvent les administrateurs, entrepreneurs et autres pigistes du son, de l’image et du texte. Ainsi des écrivains, réalisateurs, graphistes, photographes, etc. Ensuite, ce secteur tient une importance centrale pour l’imaginaire qu’il déploie, au sein de la culture du capitalisme avancé : la publicité s’adresse à chacun comme s’il était membre de cette vaste « classe moyenne ». Pour autant que le travail soit mentionné en tant que tel, c’est toujours en tant que travail d’« expert » ou de « professionnel », sauf possible exception de certains fantasmes d’amitié virile et autres aventures musclées en plein air. Le photographe aussi doit incarner un certain professionnalisme. Donc en un sens, le photographe est objectivement positionné entre le capital et le travail, en tant que professionnel et petit entrepreneur. Par ailleurs, le photographe sert de médiateur entre capital et travail, jouant une sorte d’intermédiaire dans le trafic inégal des représentations. Finalement, c’est le travail du photographe industriel et du photographe publicitaire qui aide à construire cette zone médiane fantasmagorique, cette zone pour laquelle « nous-somme-tous-dans-le-même-bateau-et-nos-intérêts-sont-les-mêmes ». Nous avons vu le développement de ce programme dans les écrits des Gilbreth.[44] [44] Pour le débat sur la position de classe des experts, voir Pat Walker (dir.), Between Labor and Capital: The Professional and Managerial Class (Boston, 1979).

Supposons que nous retournions au fonds d’archive avec la notion de conflit de représentations à l’esprit. Il nous faudrait en savoir plus sur la culture photographique de Cape Breton. J’ai en tête une série de légendes vagues, courtes médiations sur ces images et leur réalisation, et sur la réception des photographies à Cape Breton.

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Le Sublime de la Classe Ouvrière

Les mines de charbon de Cape Breton sont connues sous le nom des Profondeurs. Les terrains bitumineux autour de Glace Bay s’étendent sur plusieurs miles sous le fond océanique. La distance entre le mineur et le ciel se mesure donc en eau salée, autant qu’en roche et en terre. Une histoire se raconte dans les industries de Cape Breton, à propos d’un jeune mineur se rendant pour la première fois au front de taille. L’un de ses compagnons, un mineur plus expérimenté, emporte discrètement un poisson frais pour la route. J’aime à penser que ce poisson est une plie[55] [55] a flounder ; to flounder : se débattre, piétiner, être perdu ou en difficulté. . Quand ils atteignent l’endroit où les attend le travail de la journée, le poisson est subrepticement déposé dans un creux de la veine de charbon, quelque part près du plafond. Soudain, le farceur tourne sa lampe dans la direction et remarque que la mine doit avoir une fuite.[66] [66] Par crainte de me prétendre injustement folkloriste ou historien oral, ou même d’être très familier avec Cape Breton, j’avoue avoir entendue pour la première fois cette histoire sur un disque appelé Rise and Follies of Cape Breton, réalisé par un groupe de chanteurs, d’acteurs et de musiciens locaux. C’était lors de mon premier voyage, et je comprenais parfois avec difficulté l’accent propre aux habitants de l’île. Le mineur débutant était appelé le « nouveau gars ». Ne parvenant pas à saisir le contexte, j’ai demandé qui était ce « nouveau gars », quelqu’un dans la pièce m’a répondu que le « nouveau gars », c’était moi.

Des farces de ce genre sont monnaie courante dans la culture ouvrière, et constituent une sorte de rituel d’apprentissage. Mais il y a une autre dimension dans cette histoire. Le travail minier est peut-être l’antithèse du travail agraire, mais les mines de charbon sont très présentes dans les régions agricoles. Historiquement, les mineurs sont souvent issus de milieux agricoles, ou ont nourri le désir de devenir fermiers. Cela a certainement été vrai de Cape Breton, mais un autre mode de vie et de travail, maritime, a traditionnellement attiré la population. La plie dans les mines est une reconnaissance passagère de cet autre mode de travail, le travail de pécheur et de marin côtier : dangereux, souvent pauvrement récompensé, mais qui s’effectue au grand air. Mais il y a surtout une fonction implicite dans cette farce du poisson. Cette fonction est un genre de rituel d’exorcisme de la terreur inhérente au travail souterrain. Le sublime est nommé, moqué, et invoqué de façon répétée dans des histoires, des gestes et des plaisanteries. A nouveau, cette manière de jouer avec les dangers omniprésents du travail industriel est chose commune dans la culture du travail. Les histoires d’accidents et de catastrophes peuvent être racontées et reracontées avec force détails macabres, et deviennent une part de la tradition orale. Je ne suis pas totalement sûr de ce qu’il faut en penser. Il y a de forts éléments de deuil, de rage, et même un certain fatalisme dans ces histoires. Il est clair que le concept aristocratique et bourgeois du sublime, tel que nous l’avons hérité du XVIIIe siècle, est inadéquat pour expliquer l’expérience de ces gens qui voient leur existence consacrée à la domination matérielle de la nature. La catégorie de spectateur impressionné ne peut s’appliquer à ceux qui vivent avec la violence des machines et de la matière récalcitrante.[77] [77] Voir, par exemple, Roger David Brown, Blood on the Coal: The Story of the Springhill Mining Disasters (Hantsport, Nova Scotia, 1976).

Les Protocoles du Désastre

En dépit du fait que la culture verbale des communautés minières peut s’appesantir sur les aspects sinistres des catastrophes industrielles, les mineurs respectent aussi certains protocoles en temps de crise. On peut ainsi découvrir une certaine résistance aux rouages du spectacle public. Les mineurs ont résisté activement à la réalisation de ce que Roland Barthes appelait des « photos chocs », ou « photographies traumatiques ». J’ai en tête un exemple. Afin de montrer en quoi cet celui-ci est important, il me faut présenter un autre photographe, et décrire le fil des photos d’actualité durant une semaine de 1952.

Au cours des années 1950, le journal majeur de Cape Breton était le Post-Record (aujourd’hui le Cape Breton Post), publié dans la ville sidérurgique de Sydney, à quelques miles de Glace Bay. (Un journal rival, le Glace Bay Gazette, était publié par les mineurs syndiqués. Ce journal ne faisait qu’un usage minimal des photographies.) Entre 1942 et 1975, le photographe en chef du Post-Record était John Abbass, qui exploitait un fructueux studio à Sydney. Il travaillait pour le journal en free-lance, et devint une sorte de célébrité locale. Ses images étaient souvent très légendées. En effet, le Post-Record présentait son photographe d’actualité, non comme un reporter objectif et invisible, mais comme un artiste important et dynamique. Exemple : Le 7 juillet 1952, la une du journal rapporte un grave déraillement de fret. La photo publiée montre un fatras de tôles et de lumières. La légende dit :

Johnny Abbass, photographe officiel pour le Post-Record, assisté de son frère Frank, a photographié cette image impressionnante à 11h la nuit dernière. A cette heure, il lui fallait utiliser une exposition multi-flashs.[88] [88] Sydney Post-Record, Lundi 7 juillet 1952.

Deux jours plus tard, l’info majeure est la victoire communiste en Corée. Au niveau local, c’est la vague de chaleur estivale qui fait la une. La photo de couverture d’Abbass montre des enfants échappant à la chaleur dans une pataugeoire ; une fillette a été saisie « sur le vif par le photographe étirant son chewing-gum. »[99] [99] Post-Record, Mercredi 9 juillet 1952.

Le jour suivant, les choses empirent. Une explosion s’est produite au puits numéro 20 ; six hommes ont été tués, d’autre sont blessés et mourront peu de temps après. La une d’Abbass montrait le portrait d’un mineur ayant risqué sa vie en tentant de remonter les victimes, et celui d’un groupe de sauveteurs, ou de l’équipe de secouristes de la mine. L’article se plaignait du traitement réservé aux reporters :

Dosco et les dirigeants syndicaux ont tenu secrète durant près de trois heures la catastrophe de la nuit dernière, et quand la sinistre nouvelle a finalement été révélée à la presse, journalistes et photographes ont reçu un accueil brutal…

La police de l’entreprise bloquait l’entrée de l’enceinte privée et un journaliste ayant essayé d’atteindre la fosse a déclaré avoir été quelque peu malmené.


Un gardien de la compagnie a confisqué son appareil au photographe du Post-Record, et avec lui la seule image de l’activité des sauveteurs. Le photographe a été escorté hors de la zone interdite.[1010] [1010] Post-Record, Jeudi 10 juillet 1952.

L’article affichait une photo de l’entrave des autorités, comme une tentative bureaucratique d’interférer avec le droit de savoir du public. Subtilement, la faute était partagée entre l’entreprise et le syndicat. Au cours d’une conversation récente, un habitant de longue date de Glace Bay se souvenait de la catastrophe, et des témoignages des événements de la nuit, sur le carreau de la fosse. Cinq des hommes qui furent tués étaient Noirs. Tandis que les corps étaient remontés du fond, les photographes insistants durent faire face à la colère de quelques mineurs rassemblés. Un appareil fut confisqué, et quelqu’un menaça de « balancer l’un de ces fils-de-pute tout au fond du puits ».

Lorsque survint un désastre encore plus grand, comme l’explosion de la mine de Springhill, en 1956, dans laquelle trente-huit mineurs périrent, le Post-Record imprima ses gros titres en encre rouge, et les photos d’Abbass furent imprimés sur fond rose.[1111] [1111] Post-Record, Samedi 3 novembre 1956.

Ainsi, durant certains moments de frustration, de colère et de chagrin, les relations entre la presse illustrée et le monde ouvrier à Cape Breton semblent s’être tendues. Mais les choses revenaient rapidement à la normale. Le lendemain du désastre de 1956, le Post publiait ce qui ressemblait à une publicité ordinaire :

LES PHOTOGRAPHIES DU POST-RECORD

Peuvent être achetées aux Studios Abbass… ou commandées au service publicitaire du Post-Record.
Des rendez-vous pour des photos de mariages, de fêtes et autres événements sont possibles en contactant les Studios Abbass, photographes officiels du Post-Record.[1212] [1212] Post-Record, Vendredi 4 juillet 1952.

Le cumul du travail de presse et du travail commercial par un seul et même photographe devait être une pratique commune en Nouvelle-Écosse durant les années 1950. Cela dit, John Abbass semble avoir été particulièrement doué pour combiner le travail d’actualités avec la promotion de sa propre affaire.

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Artisanat, Optimisme Commercial, et Temps Difficiles

La demande de portraits est forte en temps de guerre, et dans les régions marquées par l’immigration. Le Studio Shedden débuta en 1916, et en 1942, quand un studio concurrent ouvrit à côté, David Shedden pouvait mettre en avant les vertus de son expérience dans ses publicités. Comme son père, Leslie Shedden se considérait lui-même d’abord et avant tout comme un photographe du portrait ; la technique et le commerce du portrait ont constitué l’essentiel de son apprentissage et de sa formation. En effet, Shedden en était venu à considérer le portrait comme son art, dans l’ancien sens artisanal du terme. C’était aux portraits (et aux paysages) qu’il imprimait la marque de sa main. C’étaient ces images, dont la forme était la plus raffinée et la plus honorifique, qu’il colorait soigneusement à la main. Dans la hiérarchie de l’offre d’un studio commercial, ces articles étaient ceux qui exigeaient le plus de travail, et par conséquent, ceux coûtaient le plus cher. Comme l’a suggéré Thorstein Veblen, les propriétés honorifiques de tels objets dépendent de la dépense de moyens manuels superflus à une époque de mécanisation. On peut voir dans de telles images une tentative populaire de se hisser sur le piédestal occupé par le portrait pictural traditionnel. Il est intéressant de noter que Shedden résista à l’usage de la photographie couleur même quand le procédé devint courant. De bien des façons, Shedden restait fidèle au modèle de la photo commerciale qui s’était développé au XIXe siècle. Et sur ce point, il était loin d’être le seul. Ses photos industrielles et publicitaires cédaient aux demandes de réalisme, et cherchaient la véracité de détails parfaitement cadrés et éclairés. Ses portraits utilisaient la lumière et la couleur appliquée comme effets d’anoblissement.

Shedden avait un sens bien à lui de la division, dans son propre travail, et de la frontière entre job et artisanat :

Je m’impliquais naturellement dans chaque photographie que je prenais. Je m’impliquais dans leur qualité. Après tout, les gens de la Dominion Coal Company sont venus me chercher pour réaliser ces photos, et si, après deux ou trois descentes à la mine, je n’étais revenu qu’avec des résultats médiocres, voire pires, j’étais sûr qu’ils ne m’auraient pas rappelé. L’expression artistique n’avait rien à voir là-dedans. J’étais simplement, moi-même, un portraitiste, et la dimension artistique s’arrête là. Je m’impliquais profondément là-dedans. Et non dans le travail commercial que j’ai fait pour la Dominion Coal Company.[1313] [1313] Leslie Shedden, interview de Ronald Caplan, Cape Breton’s Magazine, No. 32, Automne 1982. Cet entretien a été réalisé dans le cadre d’un projet d’exposition des photos de Shedden, dont le curateur était Robert Wilkie.

Shedden passe ici de la légère anxiété de l’employé à l’assurance de l’artisan autonome. Il demeurait fidèle au modèle du photographe artisanal et petit entrepreneur. En bien des points, son attitude était caractéristique des vieilles coutumes, ces coutumes qui avaient été émoussées par l’avènement des franchises capitalistes et la fragmentation et la spécialisation modernes du travail photographique. La variété de son travail est rare de nos jours ; la plupart des photographes commerciaux se spécialisent. Mais dans une région composée de petites villes et d’industries, Shedden et d’autres photographes comme John Abbass se sont ouverts un vaste champ d’opportunités commerciales, combinant donc les genres qui étaient séparés dans la plupart des zones urbaines.

Il y a un autre aspect au traditionalisme de Shedden. Comme dans beaucoup de régions industrielles rurales, des régions contrôlées économiquement de loin par de grandes entreprises, les petits entrepreneurs de Glace Bay avaient une sympathie traditionnelle pour la classe ouvrière. Les guerres du travail des années 1920 avaient scellé une remarquable unité de la population locale contre le pouvoir corporatiste et la force militaire. Une unité similaire ressortit lors de la lutte pour nationaliser les industries de l’acier et du charbon, suite à la faillite de Dosco en 1967. Leslie Shedden exprima un véritable respect pour le monde ouvrier, et retrouva des bribes de son enfance, durant les troubles des années 20, ainsi qu’une forte sympathie pour les mineurs. La vision des affaires de Shedden était modérée. Sa position à Glace Bay le situait peut-être quelque part entre le docteur et le pharmacien. Il se percevait lui-même comme un archiviste de la vie familiale, comme quelqu’un dont les clients reviendraient à chaque occasion à commémorer. Ainsi, son attitude vis-à-vis du commerce mettait l’accent sur la constance et la bienveillance professionnelle. Il avait commencé avec un studio, et terminait avec un seul et unique studio, qui perpétuerait le nom de sa famille, même avec un nouveau propriétaire.

Par contraste, l’homologue de Shedden à Sydney, John Abbass, incarnait le modèle du petit entrepreneur expansionniste. Abbass avait perçu le tournant du marché photographique vers la photographie familiale et les laboratoires commerciaux. Dès 1981, Abbass possédait son propre studio, trois laboratoires de développement, répondant aux commandes de cinq cents distributeurs partout dans les Maritimes, et dix-huit enseignes de vente d’appareils photo.[1414] [1414] Conversation avec John Abbass, le 14 juillet 1981. La photographie de studio elle-même était de plus en plus rationalisée. Les plus jeunes photographes professionnels de Cape Breton vantaient leur « formation professionnelle ». De nos jours, apprentissages et classes d’été, comme a connu Shedden, ont plus ou moins disparu, au profit d’études denses et coûteuses, dédiées à la technique et aux méthodes de l’entreprise, dans des universités de graphisme publicitaire. En général, cette tendance a surtout entraîné une homogénéisation des styles photographiques, et une certaine normalisation de l’innovation en matière de portrait. Les styles locaux et individuels tendent à s’estomper, bien qu’il peut arriver que de jeunes photographes professionnels cherchent d’autres pistes pour attirer la clientèle à leurs vitrines.

Leslie Shedden a contribué aux efforts promotionnels d’autres entrepreneurs locaux. Ses photos de devantures et d’étalages de magasins, de mises en scène de marchandises, de foires commerciales locales (le prolongement régional des expositions universelles du XIXe siècle) aidaient à soutenir un esprit d’optimisme commercial dans une région touchée par un fort taux de chômage et de migration de main d’œuvre. Début 1945, l’industrie de Cape Breton était de plus en plus touchée par le consumérisme américain, bien que la version locale soit plus modeste que celle qui prenait place dans le centre et l’ouest du Canada, ou dans la plupart des États-Unis. Shedden dressa la chronique de l’arrivée de la télévision à Cape Breton, et réalisa même des clichés pour des publicités de la télévision locale. Il couvrit également l’arrivée de grands magasins et de succursales, et enregistra les variantes locales des publicités de marques nationales.

On peut affirmer qu’une culture orale, militante et ouvrière, a été plus ou moins engloutie au cours de la Guerre Froide. Plus tôt, en 1942, quand le Syndicat des Ouvriers Mineurs commença le publication de la Glace Bay Gazette, une annonce disait :

FRÈRE : Ceci est ton journal. Il est pour toi un enjeu vital. Un enjeu vital pour ta communauté. Ne laisse pas une personne mal informée te dire le contraire. Demande à ton délégué syndical, n’importe où. Ton Journal – Le Journal du Peuple.[1515] [1515] Glace Bay Gazette, 23 septembre 1942.

Dès la fin des années 1940, cette voix, bien que toujours présente, fut mise en sourdine. Le Post-Record de Sydney, dans les années 1950, était rempli de reportages anti-communistes et optimistes quant aux dernières armes américaines. Les seuls films projetés dans les drive-in et dans les quatre vieilles salles de Sydney en 1952 étaient des productions hollywoodiennes. L’image d’une modeste abondance s’abattait sur la région, alors que les temps étaient encore très durs, et que le travail demandait souvent de se rendre jusque dans les usines et les bureaux du sud de l’Ontario. L’image d’une famille nucléaire, d’une harmonie naturelle entre le travail salarié des hommes et le travail non rémunéré des femmes s’abattait sur une région dans laquelle les femmes avaient dû travailler dans des emplois industriels durant la guerre, et continuaient de travailler dans d’autres zones de l’économie locale. Cette image de la famille nucléaire s’abattait aussi sur une région dans laquelle les liens de parenté ethniques restaient forts, en dépit de la pression migratoire.

Il va sans dire que les photos publicitaires de Leslie Shedden s’adressaient aux ouvriers de Cape Breton comme à des clients. Mais ce mode d’adresse était aussi présent dans certaines de ses photos destinés aux employés de Dosco. Dans ces dernières, il documentait la distribution de marchandises – radios, cendriers, bagages, lampes, services à couteaux, etc. – comme autant de gages de l’approbation managériale. Les travailleurs des bureaux, et particulièrement les femmes, semblent avoir été les principales destinataires de ces gestes de bonne volonté. L’une de ces grandes occasions était souvent le départ d’une femme qui allait se marier, passant alors de force de travail rémunérée à force de travail bénévole.

Quand des travailleurs allaient voir Leslie Shedden pour un portrait, c’était toujours lors d’une occasion spéciale et honorifique. Le studio fournissait un support abstrait mais valorisant pour la présentation de soi. Ces photos ne nous montrent pas les loisirs et la vie de tous les jours comme dans un banal album de famille. Quand ces portraits formels sont regroupés de façon anonyme dans un livre, leurs effets émotionnels disparaissent, ou se déplacent à un autre niveau, social, d’identification et de projection. Pour ceux qui connaissent et se souviennent de ces modèles anonymes, les effets originaux sont, je pense, encore présents, mais d’une manière qui est aussi transformée par le nouveau contexte, plus large, qui se caractérise par sa dimension sociale. Dans ce contexte élargi, le caractère économique de ces cérémonies devient évident. Diplômes, mariages et autres sont recouverts de sentiments, mais en-dessous s’étend un fondement de contraintes économiques. Les jeunes entrent dans l’économie pour trouver du travail, ou ne pas en trouver, pour migrer ou se marier. Les mariages continuent de ritualiser ce que l’anthropologiste Claude Lévi-Strauss a appelé « l’échange de femmes ». La famille, toujours unité de reproduction sociale, est elle-même reproduite.

Un certain nombre de paradoxes – les paradoxes du sous-développement économique – émergent. Leslie Shedden réalisait les photos de l’album annuel pour chacune des six écoles d’infirmières de Cape Breton, documentant l’arrivée de nouveaux élèves, et faisant le portrait de l’administration, du corps enseignant et des diplômées. Cape Breton envoyait ses infirmières dans tout le Canada. L’assistance sanitaire demeurait pourtant insuffisante dans la région elle-même. Les cas graves devaient être transportés à Halifax, plus de quatre-cent kilomètres au sud-ouest de Cape Breton. Surtout, les seuls équipements importants pour le traitement des maladies industrielles se trouvaient dans les hôpitaux de Halifax. On trouve un autre de ces paradoxes dans une décision prise en 1956 par le conseil scolaire de Sydney, rapportée par le Post-Record :

Une réunion du conseil scolaire a décidé la nuit dernière de n’autoriser que les photos de groupe dans les écoles de Sydney. En proposant cette motion, le conseiller Carl Neville considérait que la prise de photos individuelles devenaient une charge trop lourde pour les parents. Il a aussi déclarait que la valeur des portraits de groupe était plus importante pour la vie future.[1616] [1616] Post-Record, Mardi 6 novembre 1956.

Et ainsi advenait une autre forme de résistance de la communauté à la photographie, dirigée cette fois contre la pression du photographe commercial.

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Ceux dans les ténèbres, Ceux dans la lumière[1717] [1717] Ce titre est emprunté à l’opéra de Bertolt Brecht et Kurt Weill, Die dreigroschenoper (L’opéra de quat’sous, Berlin, 1928) : « Il y a ceux qui vivent dans les ténèbres / tandis que les autres vivent en pleine lumière / je vois ceux qui vivent à la lueur du jour / ceux dans les ténèbres, hors de ma vue. » Cette traduction apparaît, fort à propos, au début du livre de Harry Braverman, Travail et Capitalisme de Monopole.

L’expérience réelle d’une mine de charbon est radicalement différente de tout ce qui peut être décrit par une simple photographie. (Cela dit, la question de la part d’« expérience » dans les images photographiques est toujours problématique.) L’obscurité des mines n’est qu’à peine traversée, et par intermittence, par les lampes des mineurs. Les dangers de la mine sont toujours invisibles, ou aggravés par l’obscurité. Les descriptions littéraires et les récits des mineurs sont souvent plus révélateurs de la claustrophobie, des ténèbres et de la durée vécue que ne pourrait l’être une quelconque photographie. Je pense tout spécialement ici au Quai de Wigan de George Orwell, avec son attention rigoureuse à la chaleur, la poussière, au bruit, à l’obscurité et, par-dessus tout, à l’expérience du temps et à l’effort physique souterrain.[1818] [1818] George Orwell, The Road to Wigan Pier, 1937 (New York, 1958) pp. 21-35.

Les photographies des mines de Leslie Shedden sont conformes au paradigme Encyclopédique. Ce sont des tableaux propres et bien éclairés. On y trouve deux types d’immobilisme, tous deux non-caractéristiques des événements normaux à la mine. D’abord, il y a l’immobilisme évident de la « pose », d’un groupe de dirigeants ou de mineurs se tenant délibérément devant l’appareil. Pour les mineurs, c’était une pause momentanée. Pour les dirigeants, c’était une performance momentanée, dans laquelle ils jouaient aux mineurs. Ensuite, il y a une sorte de fixité pernicieuse, une fixité qui se fait passer pour du mouvement. Une machine est présentée « en action », tranchant dans le front de taille. Mais si cela était vrai, l’appareil aurait enregistré un nuage noir de poussière de charbon.

Shedden utilisait l’éclairage pour introduire les codes de la perspective classique dans la mine. Ses photos de tunnels et de soutènements en taille sont tout à fait remarquables à cet égard. Elles ont souvent bénéficié d’expositions multiples, impliquant le déplacement progressif de lampes de plus en plus loin de l’appareil vers un point de fuite. Dans une image d’un soutènement rectangulaire, ce que nous voyons est une série de cadres lumineux s’estompant, rapetissant à mesure qu’ils s’approchent du point de fuite. Dans une autre photo, la méthode de Shedden se devine : on peut voir la figure fantomatique de son assistant souterrain répétée à trois reprises.

Pourquoi tant de photographies des machines, et si peu des mineurs ? Shedden est très franc sur ce point : « Nous ne descendions pas dans les mines pour prendre des photos des ouvriers, nous descendions pour prendre des photos des machines, des installations. »[1919] [1919] Conversation avec Leslie Shedden, le 14 juillet 1981. C’est seulement à la fin d’une session photographique, qui requerrait l’assistance des mineurs pour disposer les câbles et l’équipement, et occasionnellement pour jouer l’utilisation des machines, que le directeur pouvait suggérer à Shedden de prendre un portrait du groupe, pour le récompenser. Dans la plupart de ces photos, les mineurs sont tantôt absents, tantôt apparaissent comme des « appendices de la machine ». Évidemment, Dosco n’était pas qu’une entreprise charbonnière, mais aussi une fabricante de machines manières. L’essai de Don Macgillivray dans ce livre décrit bien les problèmes de la Dosco Miner, la Edsel des machines d’extraction.[2020] [2020] NdT : La Edsel est un modèle de Ford connu pour avoir était l’un des premiers échec commercial monumental de l’industrie automobile. Trop ambitieuse, trop puissante, trop chère et mal finie, cette voiture est devenue la symbole du raté industriel. Néanmoins, durant les années 1950 et jusqu’au début des années 1960, cette machine fut doublement importante pour les directeurs de la Dominion Steel and Coal Company. C’était la solution pour accroître la production dans les mines de Cape Breton, pensaient-ils, et un produit qui pouvait faire l’objet d’une publicité agressive auprès des autres exploitants charbonniers. Généralement, les compagnies ne s’occupant que du charbon montrent peu d’enthousiasme pour les photographies souterraines.

Comment ces photographies ont-elles été utilisées ? Elles apparaissent dans des rapports techniques, dans des journaux d’ingénieurs et dans les magazines de l’industrie minière. Au sein de la compagnie, elles ont été reproduites dans le Dominion Coal Annual Report et dans les deux magazines adressés aux employés, le Dosco World de Montréal et le Teamwork régional. (Le motif graphique de ce dernier était un dessin qui montrait un ouvrier et son directeur collaborant pour « la qualité, la sécurité, l’efficacité et la quantité ».) Les photos minières apparaissaient aussi de temps à autres dans les journaux locaux. Et, comme le montre les présentations de photos de Shedden, la compagnie s’en servait dans les foires commerciales locales de Cape Breton.

En général, l’Annual Report favorisait les machines, tandis que le Dosco World et le Teamwork mettaient en exergue « l’intérêt humain » des images, montrant les mineurs au travail. Robert Wilkie a analysé le caractère paternaliste des relations de Dosco avec ses employés dans son essai introductif. Voici par exemple le discours d’un actionnaire.

L’Annual Report de 1956 faisait la publicité de la machine d’extraction de Dosco. La couverture comportait une vue de la machine « en action », ainsi qu’une photo de studio plus discrète. Dans le rapport, la présentation met l’accent sur le « vaste programme de mécanisation des mines » de Dosco. Une autre photo professionnelle de la machine minière, avec son bras de havage près à abattre du charbon, accompagne une séquence narrative de deux images, sur le mode « avant/après ». Le dernier cheval de la mine est juxtaposé à une locomotive souterraine toute neuve. Il est assez intéressant de noter qu’aucun antécédent équivalent n’est mentionné pour la machine d’extraction. Tout se passe comme si nous étions face à un ratio avec un terme manquant :

La locomotive remplace le cheval

La machine d’extraction remplace X

Mais cette entité refoulée renvoie par sa forme à un cheval anthropomorphisé. La légende sous la photo du cheval précisait :

Une victime de la Mécanisation – Relâché dans son pâturage il y a longtemps, « Fraser » passera le reste de ses jours à vivre comme un coq-en-pâte, après seize ans de service souterrain continu – sans perte de temps pour cause de blessure ou de maladie.[2121] [2121] Dominion Coal Company Annual Report, 1956, n.p.

« Fraser » est nommé. Le chauffeur de la locomotive, comme d’autres mineurs qui apparaissent de temps en temps dans le rapport d’entreprise, n’a pas de nom. La légende témoigne de la même désinvolture que nous trouvons dans les légendes du magazine Fortune au début des années 1930, bien qu’ici, le ton soit plus pittoresque. Surtout, la légende s’approprie et dévalorise toute critique de la mécanisation. Cette « victime », ce travailleur exemplaire, s’en va vers des prairies plus vertes. « Fraser » est un animal domestique, le remplaçant imaginaire du mineur licencié.

La photo de Shedden de « Fraser-le-cheval » était également populaire à Cape Breton. Mais sa signification était assez différente. Cette image d’un cheval âgé, trônant noblement devant un carreau de fosse, suggérait un idéal pastoral. On pouvait y voir comme une expression d’une nostalgie agraire. D’autres photos étaient aussi populaires. Une en particulier me vient à l’esprit. Parmi toutes les photos minières de Shedden, une seule illustre l’exercice de la force physique brute. L’image montre une paire de mineurs réparant les étais du toit derrière une machine d’extraction Dosco. L’un des hommes est presque invisible, mais il assiste un homme agenouillé, maniant son marteau à bras nus. Cette dernière action est une réminiscence du travail obsolète du piqueur ou du pelleteur de charbon, qui devaient exercer la force du haut du corps, tout en s’agenouillant sous une galerie basse. C’était cette photographie qui était reproduite dans le Post-Record le jour de la Fête du Travail. C’était cette photographie qui incarnait la dignité du travail manuel pour les habitants d’une communauté industrielle.

Ainsi, deux représentations distinctes de la mine émanaient des archives de Dosco. L’une, pour les actionnaires, mettait en avant l’efficience et la mécanisation. L’autre, pour les travailleurs, soulignait la dignité du travail, le besoin de coopération et d’efficacité, et la bienfaisance de la compagnie. Cependant, ces discours étaient parfois confondus. En septembre 1955, Teamwork publiait un article intitulé « L’Industrie peut-elle être belle ? » Dans cet exemple, la rhétorique du modernisme de l’entreprise était amenée à hauteur du lieu de travail lui-même. Une sensibilité esthétique, auparavant réservée aux directeurs et aux actionnaires, était désormais prêtée aux travailleurs. En effet, l’article semble avoir été une tentative d’expliquer et de justifier la présence de photographes dans les mines et les aciéries. L’article suggérait que l’augmentation des ventes dépendait de la capacité de l’industrie à « s’esthétiser » pour le public. Surtout, le photographe industriel n’était pas un parasite envahissant, mais un génie et un travailleur :

Il est plus facile de photographier des vaches dans un champ, ou les chutes du Niagara. La photographie industrielle requiert une bonne quantité de génie artistique, en plus d’une certaine détermination devant un travail long et difficile.[2222] [2222] Teamwork, Septembre 1955, n.p.

Implicitement, cet article souligne le besoin pour les travailleurs « d’entretenir suffisamment installations et équipements pour qu’ils soient susceptibles d’être photographiés. »[2323] [2323] Catalogue de Dosco, op. cit. Même le « paysage » industriel comporte cette injonction.

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Tourisme et Déclin Industriel

Une économie touristique est éminemment compatible avec le sous-développement économique, comme le critique cubain Edmundo Desnoes l’a démontré. Le tourisme recherche des sites dans lesquels la nature et le passé vivent encore, tout en souhaitant en même temps des villes modernes et cosmopolites. Les régions industrielles sont fréquemment évitées, traversées à la hâte, ou mentionnées avec dédain.[2424] [2424] Robert Wilkie me signale qu’un guide de voyage du Toronto Star Weekly au milieu des années 1960 conseillait à ses lecteurs de ne pas s’attarder dans la « ville crasseuse et désespérée de North Sydney ». Ce commentaire a provoqué la fureur des habitants, et le chroniqueur a été forcé de publier ses excuses. Et pourtant, à l’occasion, l’usine, la mine, le port industriel sont convertis en spectacle. Avec le déclin de l’industrie, ou le remplacement des vieilles formes de production, les zones industrielles peuvent devenir le lieu d’un nouveau regard nostalgique et essentiellement touristique sur le passé. C’est tout spécialement vrai des villes portuaires, qui ont longtemps soutenu la romance de l’accumulation primitive, de la piraterie, ainsi que du commerce et de l’aventure préindustriels. Récemment pourtant, le remplacement des vieilles formes de débardage par la conteneurisation mécanisée et centralisée a transformé les vieux entrepôts des quais en boutiques et restaurants, dans lesquels prédominent d’antiques motifs nautiques. Mais ce que le touriste voit au travers du filet de pêche suspendu sur la baie vitrée, c’est un port moderne et automatisé, un port dans lequel le petit pêcheur et le docker sont de plus en plus absents. C’est particulièrement vrai à Los Angeles, à San Francisco et à Halifax. A San Francisco par exemple, le port lui-même ne fonctionne pas, mais se contente de faire comme si. Le travail réel est parti à Oakland, à quelques miles de là.

Cape Breton a longtemps été le centre logistique du tourisme régional, bien qu’on considère que les beautés pittoresques sont ailleurs : sur les hauteurs, dans la campagne et le long du littoral sauvage. Néanmoins, les mines et les usines peuvent s’accommoder d’un certain romantisme, un romantisme de la Révolution Industrielle, une version Nord-Américaine du sublime industriel. Je crois que c’est ce qui arrive de façon plus extrême à une ville comme Pittsburgh, où le chômage de masse dans l’industrie de l’acier coïncide avec le « redéveloppement » du centre-ville, troisième plus grande concentration mondiale de sièges sociaux d’entreprises. La vieille et industrielle Pittsburgh devient un énorme spectacle silencieux pour une nouvelle espèce de directeurs de multinationales. United States Steel exploite ses usines bien en-deçà de leurs capacités, mais rachète Marathon Oil.

Cape Breton a été beaucoup photographié, par des touristes et par des professionnels qui vendaient leur travail aux touristes. Pratiquement n’importe quelle librairie de Nouvelle Écosse propose de nombreux beaux livres, illustrés avec des photos en couleurs. La plupart de ces livres mettent en avant les potentialités picturales du Cape Breton rural ou côtier. En cela, ils offrent une version actualisée du sens du paysage de Leslie Shedden. Le paysage est présenté comme l’antithèse d’une industrie qui n’est pas représentée. Nous devrions cependant noter que le « paysage » actuel de Cape Breton n’échappe pas aux pressions du développement industriel. Une multinationale suédoise essaie de défolier les forêts de l’ile, afin de planter des arbres à croissance plus rapide et à feuillage persistant pour la pâte à papier. Le produit chimique est virtuellement le même que celui utilisé par les Américains au Vietnam. Cette forme de violence écologique organisée se heurte à la résistance organisée des habitants de Cape Breton, dans laquelle les natifs canadiens jouent le rôle de leaders. Et peut-être est-ce ainsi qu’une véritable idée de « paysage » doit aujourd’hui être défendue, de manière politiquement organisée, et avec une sensibilité écologique.

Un livre récent de photos en couleurs de Cape Breton se démarque sensiblement du reste : Cape Breton d’Owen Fitzgerald.[2525] [2525] Owen Fitzgerald, Cape Breton, (Toronto, 1978). Ses images s’efforcent de paraitre banales, saisies sur le vif, et s’intéressent plus au versant industriel que les minutieux efforts pictorialistes de ses collègues. Une photo m’intéresse particulièrement, pour ce qu’elle révèle de l’ambivalence de Cape Breton envers l’industrie. Fitzgerald a photographié l’aciérie de Sydney depuis un champ de marguerites jaunes, de sorte que les hauts fourneaux émergent d’un océan de fleurs. Il s’agit là, comme avec le portrait du cheval Fraser par Shedden, d’une tentative pour construire une pastorale industrielle, pour harmoniser nature et industrie. Mais on peut aussi lire cette photo comme une complainte pour une industrie en difficulté, une industrie rongée par des installations vieillottes et survivant à peine malgré la nationalisation. La photo de Fitzgerald est à la fois lyrique et pessimiste, à la manière d’un bouquet funéraire.

La difficulté avec cette sorte de pessimisme est qu’elle se prête elle-même trop facilement aux politiques de développement économique de ceux qui voudraient voir le tourisme et la pâte à papier remplacer l’acier et le charbon comme industries majeures de Cape Breton. L’usine est rappelée avec nostalgie, mais abandonnée. Une commémoration similaire aurait pu s’emparer des archives charbonnières de Leslie Shedden.

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La Photo de Groupe

Récemment, le magazine Vanity Fair a été ressuscité des poubelles de l’histoire de l’édition. Cette relique de l’auto-promotion de la classe des loisirs des années 1920 et 30 était le complément de Fortune. Fortune célébrait le dynamisme de l’entreprise et les nouveaux capitaines d’industrie. Son image visuelle caractéristique était l’abstraction industrielle moderne, du genre produit par Margaret Bourke-White. Vanity Fair célébrait la vie au sommet. Son image visuelle caractéristique était le portrait de célébrité, du genre produit par Edward Steichen. Pourquoi vous dis-je tout cela ? Parce que dans le nouveau Vanity Fair, on découvre une inversion post-moderne de l’icône du travailleur héroïque, une icône qui apparaît – comme je l’ai déjà noté – dans les pages de Fortune dans les années 1930, parallèlement à l’abstraction moderniste industrielle. Il nous faut parler d’un portfolio de photos de Richard Avedon : des portraits de groupe, pris sur fond blanc, marque d’Avedon, de mineurs de charbon et d’ouvriers du pétrole du Wyoming, du Colorado et de l’Oklahoma.[2626] [2626] Richard Avedon, “In the American West”, Vanity Fair, Vol. 46, No. 1, Mars 1983 pp. 88-94. Apparemment, ces images constituent une partie d’un projet d’exposition prévue pour 1985 au Musée Amon Carter de Fort Worth, Texas. Il est difficile de savoir exactement ce qu’Avedon envisage pour ce travail plus large. Le titre du projet est « Dans l’Ouest Américain ». Peut-être aurons-nous droit à des portraits d’alter-égo réalistes du fameux J. R. Ewing de Dallas, installés juste à côté de ces ouvriers crasseux, dont les noms sont donnés dans les légendes d’Avedon. Néanmoins, dans les pages du nouveau Vanity Fair, ces photos semblent incarner une esthétique cynique du Reaganisme. Imaginez une douce voix managériale donnant des conseils à des ouvriers du Nord-Est au chômage : « C’est là qu’est l’emploi, à l’Ouest. » Dans l’un de ces portraits dépliants en particulier, Avedon rejoue quelque chose d’une chirurgie cubiste un peu éculée ; peut-être est-ce une tentative volontaire d’aller à l’encontre des vestiges de sensibilité humaniste des cercles photographiques ? Un mineur y est coupé en deux par une ligne noire, qui lui ajoute un nez supplémentaire. Mais Avedon, comme beaucoup de post-modernistes, témoigne d’une relation ambivalente au genre. Car d’un autre côté, ces mineurs, les uns contre les autres, bras autour des épaules, affichent une franche camaraderie.

Je veux clore cet essai en pensant aux photos de groupes d’ouvriers de Leslie Shedden. Les hommes d’affaires qui ont commandé ces images cherchaient à mettre en avant les vertus du « travail d’équipe » dans l’industrie et celles du travail attentif et qualifié des petites entreprises. Ils cherchaient aussi, à l’occasion, à conforter et à récompenser leurs employés en les faisant photographier. Leslie Shedden a aussi photographié des familles, des groupes d’écoliers et des clubs ou des organisations civiques. Il ne faut pas prendre une telle description comme une image complète de la vie sociale de Glace Bay. Le syndicat, en particulier, est remarquablement absent de cette archive. Plus encore, des groupes sociaux plus informels, qui ont pu ou non être mis en images par des photos instantanées d’amateurs, sont également absents. (Pensons aussi à l’absence de la vie au foyer dans cette archive, en dépit de la variété des publicités domestiques. Est-ce qu’on apprend ou est-ce qu’on se souvient de quoique ce soit des logements ou des loisirs non-officiels des mineurs dans ces images ?) Ainsi, c’est une déclinaison limitée de la sociabilité qui est dressée ici.

Néanmoins, cette archive admet le caractère social du travail, en dépit du fait que Dosco demandait avant tout à Shedden de glorifier ses recherches pour une mine automatisée. Pour modifier la remarque de Roland Barthes, « On n’en finit pas facilement avec la civilisation de la main », on pourrait dire qu’on n’en finit pas facilement avec une civilisation de la classe ouvrière. Les gens de la Cape Breton industrielle ont démontré cela par leur solidarité, leur résistance, leur sens aigu de la continuité culturelle, et leur âpreté au combat.

La photo de groupe arbore alors un autre sens, un sens qui contredit la logique du management. On peut y voir, posant avec assurance aux côtés des outils et des matériaux de la production, les gens qui pourraient tout à fait commander raisonnablement eux-mêmes ces outils et ces matériaux. En cela, elle porte une promesse et un espoir pour l’avenir.

Une note finale : Cet essai est dédié à mes parents. Il a été soutenu par un certain nombre de gens. Je suis reconnaissant à David Paskin, historien du travail, pour ses encouragements initiaux. Don Macgillivray et Robert Wilkie m’ont présenté Cape Breton et m’ont orienté dans les bonnes directions. Bob m’a poussé à continuer avec son aide et ses encouragements. Mes plus grands remerciements vont à Sally Stein, pour tout.

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