Antonin Peretjatko

Regarde un peu la France

Tout juste un an après la sortie de La Loi du marché, film social anxiogène transformant le cas d’un vigile de supermarché en symbole de la violence économique, La Loi de la jungle apparaît comme un pas de côté salutaire et inespéré dans le cadre du cinéma français. En renouant avec la tradition de la comédie d’aventure, genre autrefois florissant à l’époque de L’Homme de Rio (De Broca, 1964) et du Sauvage (Rappeneau, 1975), le film d’Antonin Peretjatko, tourné en grande partie en Guyane, ne cherche pas seulement le dépaysement, il déplace aussi la question du film social, reprenant, en cela, la logique dadaïste de La Fille du 14 juillet : celle d’une comédie anarchique et hétérogène, qui ne se soucie ni de vraisemblance ni de bon goût, flirte parfois avec le film Z, tout en essayant de regarder un peu sérieusement le pays. Le film joue donc sur un double tableau : celui de la comédie loufoque d’un côté, et celui de la contestation de l’autre. Rien ne résume mieux son projet que l’itinéraire de son héros, Marc Châtaigne (Vincent Macaigne) : sa mission de stage (rédiger un rapport sur un projet touristique fumeux baptisé Guyaneige) est détournée par une longue aventure dans la forêt guyanaise, où il se perd en compagnie d’une (belle) femme surnommée Tarzan (Vimala Pons)

Le plaisir que procure le film tient d’abord à ce duo et à la façon dont l’odyssée dans la forêt repousse sans cesse l’horizon, très attendu, de la rencontre amoureuse. Sans atteindre véritablement la symbiose des grands couples de films d’aventure (Bogart et Katharine Hepburn dans African Queen, ou Montand et Deneuve dans Le Sauvage), les deux acteurs s’inscrivent dans des registres parfaitement complémentaires : celui de l’action pour Vimala Pons et celui de la fragilité et de la maladresse pour Vincent Macaigne. Il y a une tranquillité étonnante dans la direction d’acteurs et la conduite du récit, qui tient à un travail très précis sur le rythme et les ruptures de ton. Antonin Peretjatko a eu raison de mettre de côté la petite machine burlesque enclenchée au début de son film, pour laisser libre cours à l’aventure : la logique de survie qu’impose la forêt tropicale fait affleurer à la fois des angoisses et des désirs sexuels. La traversée de la jungle devient dès lors une manière de raconter la naissance d’un couple.

Mais ce n’est sans doute pas l’enjeu principal du film, l’expédition guyanaise offrant aussi une succession de tableaux métaphoriques de la France. Plus hétéroclite que La Fille du 14 juillet, qui pouvait encore passer pour une gentille comédie loufoque, La Loi de la jungle va au bout de sa logique de comédie contestataire : ses métaphores ne sont pas toutes très subtiles, mais elles sont portées par une énergie comique et un sens de la bizarrerie qui se retrouve aussi dans le casting. Les figures les plus en vue du cinéma national (Amalric et Macaigne) croisent un vieil outsider aperçu autrefois chez Mocky (Jean-Luc Bideau) et un ancien comique de télé (Pascal Légitimus), ouvrant le film à la bigarrure et au mélange des genres.

De ce point de vue, l’absence de La Loi de la jungle au dernier festival de Cannes – où la fantaisie plus contrôlée de Ma Loute avait les honneurs de la sélection officielle – est un signe inquiétant d’uniformisation du goût. Car si les films de Peretjatko ne s’occupent, au fond, que de l’ aujourd’hui, à quel présent renvoie la comédie de Bruno Dumont ? Vers quel horizon l’auteur de P’tit Quinquin regarde-t-il quand il filme Luchini comme un bourgeois de Feydeau égaré parmi les gueux sur la Côte d’Opale ? Il ne s’agit pas de faire de La Loi de la jungle un brûlot dont la teneur politique demeurerait incomprise ou méprisée : le film n’a rien d’un manifeste. Mais au moins faut-il admettre qu’il tranche esthétiquement, et qu’un film où l’esprit de Mocky rencontre celui de Bunuel manque dans un grand festival. Et manque d’autant plus que Peretatjko ne perd jamais de vue l’ambition, très noble, de faire à la fois une comédie d’aventure populaire et un film qui regarde – un peu – la France.

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Débordements: La Loi de la jungle commence sur un rythme burlesque très soutenu, proche de celui de votre précédent film, La Fille du 14 juillet. Mais dès que Marc Châtaigne (Vincent Macaigne) s’aventure dans la jungle guyanaise, vous variez beaucoup les rythmes. J’ai l’impression que la traversée de la jungle change la nature du film : on passe d’un principe de comédie burlesque à un principe de comédie d’aventure, avec des scènes d’action, des haltes, des temps morts. Comment avez-vous travaillé le rythme particulier du film ?

Antonin Peretjatko: J’avais envie, en effet, d’une rupture de rythme au moment où les deux personnages principaux entrent dans la jungle. Tout ce qui précède, les séquences à Paris, celles de l’aéroport, de l’avion, puis l’arrivée de Châtaigne à Cayenne sont des moments qui peuvent devenir fastidieux parce que c’est la présentation du sujet du film. Ce temps de présentation ne doit pas être trop long parce que le spectateur qui va voir La Loi de la jungle sait que les personnages vont se perdre dans la jungle. Dans le premier montage, Châtaigne arrivait à Cayenne au bout de trente minutes. Dans la version finale, c’est au bout de dix-huit minutes. D’une version à l’autre, j’ai supprimé tous les gags qui n’apportaient rien aux personnages – dans l’avion, avec l’huissier. J’ai enlevé aussi des scènes un peu plus contemplatives. Dans la première version, on ressentait moins cette rupture de rythme que vous décrivez, le tempo était plus soutenu, mais il n’y avait pas assez de liant entre les personnages.

D.: Dans la jungle, le tempo du film est lié aux épreuves et aux rencontres. Il y a un côté Indiana Jones.

A.P.: J’ai revu le premier Indiana Jones avant de tourner et c’est très surprenant parce que l’essentiel du film se passe en Egypte, alors que j’en gardais l’idée d’un film totalement tourné dans la jungle. Je crois que j’ai dû confondre avec Indiana Jones 2.

D.: Dans La Fille du 14 Juillet, l’espace avait moins d’unité : vos personnages étaient davantage dans la déambulation, la promenade. Le film a d’ailleurs été tourné dans des villes différentes : Paris, La Rochelle, Rocamadour. Ici, la jungle crée une unité de lieu et donne sens à l’aventure, simplement parce qu’il faut la traverser.

D.: La jungle crée en effet une unité de lieu, mais cette unité aurait pu être un piège. J’avais peur qu’il y ait une monotonie du décor. En revoyant certains films sur la jungle, par exemple Six cents kilos d’or pur (Eric Besnard, 2009), j’ai réfléchi à la question des raccords entre les lieux. Il fallait que les lieux soient radicalement différents et que cela soit immédiatement perceptible à l’écran. Si on passe par exemple d’un décor de fougères à un décor fait de lianes, le spectateur ne voit pas nettement la différence et n’a pas l’impression que les personnages avancent. D’une séquence à l’autre, il fallait donc aller d’une rivière à la terre ferme ou de la verdure à la boue. Il fallait trouver une diversité assez grande dans la forêt pour donner une idée de l’aventure.

D.: La forêt est aussi montrée comme un lieu où Châtaigne peut mourir à tout moment. A cause des dangers naturels bien sûr, mais aussi, à cause de la baroudeuse qui l’accompagne (Vimala Pons).

A.P.: Le film joue sur les clichés de la comédie romantique en prenant deux personnages incompatibles qui sont obligés de collaborer. Le spectateur sait qu’ils vont finir ensemble – c’est pourquoi cette attente est trompée lorsque Châtaigne meurt, dans deux scènes de rêve. C’est une manière de relancer la machine narrative tout en la détraquant un peu. On trouve ce type de procédés chez Buñuel, où l’on comprend parfois tardivement qu’un personnage est entré dans un rêve. Ces scènes n’étaient pas écrites initialement, je les ai trouvées dans la dernière ligne droite du scénario. Le récit avait tendance à ronronner un peu et ce ronronnement était dangereux pour l’équilibre du film.

D.: Avez-vous songé, un moment, à séparer le couple formé par Vincent Macaigne et Vimala Pons ?

A.P.: On a imaginé, dans une étape de l’écriture, un moment où chaque personnage se serait débrouillé seul dans la jungle, mais ça ne fonctionnait pas du tout. Je trouvais plus intéressant de jouer sur le stéréotype du couple de comédie romantique.

D.: A ce propos, ce couple est bien un couple de 2016. Dans les comédies d’aventure des années 70-80, la femme apparaît souvent comme une emmerdeuse : c’est Catherine Deneuve dans Le Sauvage (Rappeneau, 1975) ou Kathleen Turner dans A la poursuite du diamant vert (Zemeckis, 1984). Spielberg a beaucoup joué sur ce cliché dans Indiana Jones et le Temple maudit : le personnage de Kate Capshaw a beaucoup de mal à s’adapter à la nature tropicale, elle se met à hurler dès qu’elle aperçoit une araignée, tandis qu’Harrison Ford incarne l’aventurier un peu bourru. Dans votre film, c’est l’inverse : Macaigne est dans son registre habituel, celui de la maladresse et de la fragilité, tandis que Vimala Pons apparaît comme une véritable aventurière.

A.P.: J’avais envie de retourner le cliché de la fille qui arrive dans la jungle avec des talons aiguilles et ne sait rien faire de ses dix doigts. Mais ce n’est pas parce qu’elle incarne une baroudeuse qu’elle perd son côté sexy. La silhouette du personnage de Vimala s’est dessinée assez vite lors des essayages : le short, la cigarette, les chaussures de randonnée, le chapeau et le couteau. Mais je tenais absolument à ce que son personnage – même s’il s’appelle Tarzan – ressemble aussi à une fille sexy d’aujourd’hui. Avec Vimala Pons, on n’était pas allé assez loin dans cette dimension sur La Fille du 14 Juillet. J’ai écrit le film pour elle et pour Macaigne.

D.: Comment s’est élaboré le reste du casting ?

A.P.: J’ai écrit pas mal de rôles pour les acteurs qui sont dans le film. Le personnage de Galgaric a été conçu sur mesure pour Amalric. Pour Légitimus, c’est par rapport aux Inconnus : dans les années 90, les Inconnus ont été des comiques très populaires, ils ont fait rire toutes les couches de population en parlant de la France : je me souviens surtout de leurs sketches parodiques sur le journal régional de France 3.

D.: Le projet absurde de Guyaneige est aussi une manière de la parler de la France, de faire allusion à sa situation économique. La métaphore est posée dès la scène d’ouverture, lorsqu’une statue de Marianne est transportée jusqu’en Guyane. Ensuite, vous filmez un pays qui pourrit littéralement sur place.

A.P. : Guyaneige représente un souhait d’exporter un rêve devenu économiquement trop gros pour la France et pour l’Europe. Tout se délite, en effet. Le climat est tellement humide que tout moisit. Les vieilles maisons coloniales, construites en bois, résistaient mieux à l’humidité, mais la norme européenne, en uniformisant les constructions, a donné lieu à des aberrations. L’idée que tout pourrisse est donc à prendre au sens propre comme figuré. Le moment où Châtaigne arrive dans une école publique vide représente aussi un état du pays : c’est ce qu’est devenue pour moi la France. Là où je vis, à Pantin, il y a des écoles qui sont oubliées par la République. L’État les a délaissées, les professeurs absents ne sont pas remplacés. Dans cette scène, l’institutrice explique à Châtaigne que l’électricité est en panne et qu’EDF ne vient plus réparer dans la jungle. C’est une façon métaphorique de dire ce qui se passe dans l’Éducation nationale.

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D.: Ces allusions étaient plus transparentes dans La Fille du 14 juillet. Vous y évoquiez explicitement les agences d’intérim, la précarité. Dans La Loi de la jungle, l’économie est incarnée essentiellement par les « méchants » : l’huissier qui poursuit Châtaigne ou le représentant de la SNCF.

A.P.: Dans mes films, il y a toujours quelque chose pour “rattraper” les méchants : l’huissier, par exemple, a une sensibilité artistique, on le voit sculpter un crocodile en bois et il écoute Le Masque et la Plume – petite private joke que j’ai glissée dans le film. Le personnage qui représente un cabinet d’audit travaillant pour la SNCF est moins nuancé : il ne représente pas à proprement parler la SNCF, mais plutôt une société privée chargée de vendre du transport en Guyane. Dans la scène où on lui rebouche le crâne avec du fromage blanc, j’ai pris la métaphore au pied de la lettre.

D.: On pense dans cette scène à une parodie de films de cannibales.

A.P.: C’est dans cet état d’esprit qu’on l’a conçue, en effet.

D.: Pourquoi La Loi de la jungle n’est-il pas passé par le circuit des festivals ?

A.P.: On a envoyé une copie de travail à la sélection de la Semaine de la Critique à Cannes, le film n’a pas plu. Pour connaître la raison, vous pouvez contacter les sélectionneurs. J’en ai conclu que La Loi de la jungle n’était pas un film de festival.

D.: Quel serait pour vous le prototype du film de festival ?

A.P.: C’est dit dans mon film, dans une scène où l’on voit Bideau et des actionnaires réfléchissant à la couleur de Guyaneige. Ils tombent d’accord sur une couleur un peu commune qui est le beige : c’est une couleur qui ne plaît à personne mais qui convient à tout le monde. Dans les festivals, on assiste souvent à ce type de consensus, pour la sélection des films comme pour l’attribution des prix. Je pense que La Loi de la jungle n’est pas un film consensuel, qu’il divisera, qu’il divise déjà d’ailleurs. C’est une comédie d’aventures, mais c’est aussi un film de contestation. Or, je crois qu’on cherche surtout dans les festivals des films de constatation : un cinéaste va parler par exemple des migrants qui arrivent en France et qui veulent franchir la frontière pour aller en Angleterre, c’est de l’ordre du constat : regardez comment ils font, on ne prend pas parti, on ne se mouille pas.

D.: Mais n’est-ce pas aussi parce que La Loi de la jungle est un film esthétiquement très détonant, très hétérogène, tant par ses références que par son casting ? On est quand-même très loin de la norme du film d’auteur français.

A.P.: A un moment, on a songé à présenter le film dans d’autres festivals, mais je n’ai pas envisagé une seule seconde qu’il puisse s’y trouver. Venise par exemple me semblait impossible, tout comme Berlin. Dino Risi disait dans les années 60 que la comédie italienne était sous-estimée, alors que les films dits « sérieux » disaient beaucoup moins de choses que ses comédies.

D.: Que pensez-vous des comédies à tendance sociale ?

A.P.: Ce sont essentiellement des comédies de dialogues, elles sont plus faciles à financer : il suffit de lire les dialogues pour évaluer, dans un comité de financement, la drôlerie de telle ou telle scène. Une comédie burlesque, qui repose essentiellement sur des gags visuels, est plus délicate à évaluer sur le papier : par expérience, je sais que le lecteur imagine à la lecture du scénario que le film ne sera pas drôle, que les gags ne fonctionneront pas.

D.: Dans votre entretien donné aux Cahiers du cinéma, vous dites qu’on vous a suggéré, au moment du financement, d’autres noms d’acteurs, pour un budget qui aurait été presque deux fois plus important.

A.P.: Les comédiens qu’on m’a suggérés sont loin d’être mauvais, mais je ne voyais pas l’intérêt de travailler avec eux dans la mesure où j’avais écrit les rôles pour des acteurs précis. La production – Rectangle – m’a suivi dans mon choix. Si j’avais dû travailler avec d’autres acteurs, le film s’en serait ressenti. On peut dire qu’on a fait La Loi de la jungle à quatre : Vimala Pons, Vincent Macaigne, Simon Roca (le chef opérateur) et moi.

D.: Vous avez un rapport conflictuel au système et à la norme. Dans votre film, le rapport professionnel de Châtaigne est peu à peu détourné de sa fonction première, pour se transformer en journal.

A.P.: C’était important pour moi à l’écriture : faire que ce rapport devienne quelque chose de fébrile et d’intime. C’est une manière de prendre la norme, de se l’approprier, pour la détruire.

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Entretien réalisé par Jean-Sébastien Massart à Paris le 14 juin 2016.