Au milieu des murmures, chacun trouve sa place. Dans la classe exigüe, la séance commence par le rappel des règles et l’ordre du jour. Melvina se plaint que Maëva veuille toujours travailler avec elle ; Cédric et Lucas proposent d’organiser un tournoi de foot-basket durant les récréations. Les sujets pourront sembler futiles, trop particuliers ou personnels pour relever de la politique. Mais celle-ci se loge ailleurs : dans les formes mêmes de la parole, les manières dont tout à la fois elle se ritualise et circule. Les tables, disposées en rectangle, permettent à tous de se voir et de s’entendre, de s’attendre. Et, tandis que l’enseignant s’efface, le président et la présidente s’attachent simplement à rappeler les principes communs – et à participer, non sans avoir levé le doigt. Parlant en leur nom propre, les enfants de l’école du Ribay ont le souci de l’équilibre collectif, ce dont témoigne une longue conversation quant à la meilleure façon d’établir des équipes de sport. Entamé comme une enquête de terrain sur la question de la représentation, N’importe qui (2016) s’achevait par un exercice de démocratie directe. Ce faisant, François Bégaudeau ouvrait le champ à l’interrogation qui guiderait son film suivant, Autonomes.
Fonctionnant en diptyque, N’importe qui et Autonomes partagent plus qu’une recherche d’ordre politique – déjà amplement entamée du côté de l’écriture et du théâtre par Bégaudeau. Tous deux ont le sens de l’écoute et le goût du jeu. Tous deux se situent également en Mayenne. Délaissant tout à fait les bureaux qui constituaient dans N’importe qui le décor de plusieurs entretiens, le cinéaste s’aventure au grand air. Il traverse les forêts, s’installe au milieu des jardins, sillonne les pâturages. La chose n’est bien sûr pas anodine, car l’autonomie s’entend d’abord de la plus concrète des manières : comme capacité à survivre seul, en chassant les lapins, éventuellement les grenouilles, et en puisant l’eau à la rivière. Déjà rencontré dans le précédent film, le temps d’un dialogue et d’une saynète où il montait à l’assaut d’un château avant d’être rattrapé par son quotidien, Alexandre Constant apparaît ici en homme des bois. La rupture étonne, interroge, exalte aussi en nous l’aspiration jamais tout à fait éteinte à l’aventure. De scène en scène se dessinent alors autant les motifs de ce changement radical que les conditions pratiques d’une vie « sauvage ». Or, loin de se complaire dans une mythologie « survivaliste », le film montre peu à peu que cette forme d’existence n’est elle aussi possible qu’au croisement d’autres, dans une redéfinition de l’échange et du lien.
Autonomes semble d’abord se construire sur une juxtaposition de lieux, de paroles, de portraits. Guidé par son sujet, Bégaudeau fait en même temps preuve d’une insatiable curiosité, l’ouvrant à des formulations pour le moins inattendues. Ainsi rencontre-t-il tour à tour un magnétiseur, des sourciers, un chaman, des néo-ruraux ou encore des bonnes sœurs. L’ensemble ne cherche pas à effacer son caractère hétéroclite, si bien que le rapport à la question de l’autonomie pourra sembler parfois nébuleux. Le film trouve toutefois sa cohérence à un double niveau. Le premier tient à la relation que Bégaudeau noue avec ceux qu’il filme. Sans rien perdre de son humour ou de sa malice, sans rien perdre en somme de ce qui fonde l’autonomie de son regard, il fait preuve d’une égale considération pour chacun, laissant aux adultes comme aux enfants le temps d’énoncer ou d’incarner leurs positions. La durée est alors aussi la condition pour le cinéaste du dépassement de sa propre incrédulité – notamment lorsqu’il filme un magnétiseur soigner vaches, chats et humains avec une gestuelle pour le moins mystérieuse. L’art de Bégaudeau a toujours procédé d’une humilité devant le réel, ses nuances, ses contradictions, ses énigmes comme ses éclatantes évidences.
Mais c’est à travers un second niveau, celui du montage, que le film se révèle le plus subtil et le plus juste. Autonomes est au final moins une mosaïque qu’une tapisserie. Les démarches, les actions et les réflexions singulières sont en effet constamment tressées les unes aux autres. Plutôt que d’interroger une famille, le cinéaste va faire le choix de tramer les paroles de la femme, de l’homme et de l’enfant – chemin faisant, c’est l’idée d’une famille élargie, ou d’une communauté ouverte, qui émerge. Plus tard, il montera en parallèle un repas collectif et la fabrication du pain ou du fromage – en somme, tout ce que la réduction de la nourriture à une marchandise fait disparaître. A chaque fois, ce sont de nouveaux réseaux de dépendance, ou de solidarité, qui s’esquissent. Des lieux s’y consacrent – un bar alternatif accolé à une boutique de troc, dans un petit village frappé par le chômage –, mais l’intelligence du film est de ne pas s’arrêter à des initiatives sociales. Si nul homme n’est une île, même celui qui entend vivre dans une grotte, c’est que personne ne saurait s’abstraire d’un milieu entendu au sens large – une biosphère.
Le long-métrage de François Bégaudeau montre avec précision comment l’autonomie n’est pas affaire de détachement, mais bien de prise en considération de nos attachements – à la terre, aux corps, aux animaux, à autrui, à tout ce qui en somme rend une vie possible. Reprendre à nouveau frais la description des agencements matériels et symboliques qui forment les mondes s’avère une entreprise politique urgente. Contre la forme d’autonomie exaltée par le néo-libéralisme, dans laquelle l’individu, après l’atomisation totale de la société, renaîtra en opérateur libre dans un marché libre, il importe de penser et d’affirmer nos dépendances. Et ainsi retrouver ce qui fait de nous des créatures fondamentalement terrestres.
Ce texte a d’abord été publié sur le site de l’ACOR. L’auteur remercie chaleureusement Catherine Bailhache pour la commande.