En 1913, Camille Claudel est internée. Elle sera transférée l’année suivante à l’asile de Montdevergues, dans le Vaucluse, où sa vie ira à la rencontre de son terme. Si Bruno Dumont a choisi de situer l’action de son film en 1915, ce n’est pas en raison d’une intention narrative : cette année fut pour la sculptrice déchue aussi pauvre en événements que tout son temps de captivité. Mais en 1915, Camille Claudel était âgée de 51 ans, soit l’âge de Juliette Binoche. Choix de faciliter le passage de l’actrice dans le personnage, d’installer une certaine vérité à l’endroit du jeu. Lancé, le film ne tarde pas à afficher une crudité, un certain poids de réel dont la caméra de Dumont charge le regard du spectateur. Les corps s’affichent dans leur nudité, propre ou figurée, celui de Camille / Juliette d’abord, puis ceux des autres pensionnaires de l’asile, que Dumont a tenu à faire interpréter par de véritables malades mentaux. Regard cru ? Ces visages existent ; ne risquerait-on pas de faire violence à ce qui est, d’attenter à des parties du réel, en voulant épargner le regard ? La crudité est aussi bien une intégrité, et le cinéaste ne pratique pas l’exhibition spectaculaire : la sélection au sein du réel dépend ici du sens et de l’expérience à communiquer, qui se construisent dans l’articulation entre les plans, plus que dans ce qui serait a priori supportable, admissible ou choquant. Et ce sont ces articulations qui, de manière moins attendue, nous emmènent aussi loin d’une hypothétique obsession documentaire, en affectant le poids de réel à la représentation de l’état intérieur de Camille. Sous une apparente rudesse, le travail de Dumont dissimule tout un accord entre topologie, physique et mental, et fait jouer ensemble organisation sensible et questionnement philosophique.
L’asile dans lequel nous transporte ce Camille Claudel 1915 est aussi bien un espace réel que mental où, au travers des couloirs et des salles, Camille parcourt ses humeurs, les subit et les projette. Dans l’univers de l’asile, les pics dramatiques sont à la fois nuls et permanents. Nuls car le quotidien se répète, permanents car ce qui se répète est la rencontre avec un univers qui constitue en lui-même une épreuve. En scrutant le visage de Binoche, en le fouillant, que celle-ci s’approche de la caméra ou que, par un zoom, l’image soit «aspirée», la mise en scène fait sentir le caractère avant tout intérieur de l’épreuve. À la sortie d’un entretien avec le directeur, auquel elle faisait part de son désespoir d’en finir avec cet internement cruel, elle voit dans le jardin une pensionnaire à qui une sœur dit qu’il faut rentrer. Cette pensionnaire, qui tombe alors à genoux et pousse un cri de révolte, de détresse, c’est aussi celle qui l’observe avec les yeux plissés de la concentration. La vue réelle fonctionne également comme « vision » du personnage : rien de ce que voit Camille dans l’asile qui ne soit également en elle. Ce qu’elle affronte dans ce lieu est la traduction du déchirement, de l’opposition extrême de ses forces, qui la mène en-deça et au-delà de l’humanité et de la raison. Aliénées, que Camille qualifie de « créatures », et religieuses bienveillantes, toutes figures possibles de l’artiste.
La première partie du film, qui déplace Camille dans différents lieux de l’asile, est une succession d’événements qui font alterner larmes et sourire, fermeture après une agression et ouverture après un espoir, une sensation agréable. Apparemment minimale, la dramatisation compose une étrange harmonie, dont on peine de prime abord à percevoir la rigueur. D’une séquence à l’autre, les effets se diffusent, se retournent brutalement, se côtoient parfois, comme lorsque, sortant d’une prière et encore dans la joie suscitée par la nouvelle de la visite prochaine de son frère Paul, Camille rentre dans l’asile et se retrouve face à des pensionnaires se livrant à une activité musicale. Le son est déboité, dissonant, propre à susciter le malaise, mais une autre pensionnaire, ayant suivi Camille depuis l’église, entre et continue une série d’alléluia. La joie se prolonge et le malaise, la menace d’une fermeture, du repli sur soi, est repoussé.
L’annonce de l’arrivée de Paul Claudel provoque l’euphorie. Auparavant, rien de tel, mais des moments d’apaisement, que Camille cueille au contact de l’extérieur, par des regards au travers des fenêtres, en allant s’asseoir dans la cour ou le jardin. Évidemment, on peut attribuer cet apaisement au fantasme de liberté que ces incursions corporelles et visuelles entretiennent. Moins évidemment, l’échappée désirée et en partie atteinte n’est pas seulement celle de l’asile, mais celle qui conduit hors de son propre tourment. Dans deux séquences construites en rimes, où le regard de Camille fait alterner respectivement un arbre décharné et ensoleillé, puis la lumière qui pénètre et se dépose dans une pièce sombre, avec des visages de pensionnaires, la perception se vide de toute implication pathologique. L’état d’esprit et le regard de Camille se rapprochent de celui d’un créateur qui fait se rejoindre, en tant que formes, le visage marqué par la folie et la nature baignée de lumière. Entre les formes, la hiérarchie et la douleur n’ont pas lieu d’être.
C’est exactement le contraire de ce qui survient lorsque Camille, plus tôt, renvoie mademoiselle Lucas, une pensionnaire qui lui semble attachée, en lui criant qu’elle ne veut plus la voir. Dans le premier cas, la vue de la « créature » est insupportable : la maladie appelle l’exclusion, le regard veut se détourner. Dans le second, le regard détermine un autre appréciation : le visage de la malade n’est plus le reflet d’un danger intérieur, mais est inclus dans un système plus large, que l’on peut appeler naturel ou esthétique. Les choses ne co-naissent pas et ne se connaissent pas comme dans les écrits de Paul. Elles ne sont pas reliées par une origine et à interpréter en rapport avec elle (conception qu’exprimera Paul lors de sa visite : Dieu comme ce qui permet l’expérience et le sens des phénomènes, « tout est parabole »). Elles sont simplement rassemblées par un regard, mises côte à côte, montées. Co-présence et non co-naissance.
La visite du frère, à la fois, comme il le dit lui-même, si proche et si différent, est d’un certain point de vue le seul événement du film, le seul élément qui vienne rompre le quotidien de l’internée. Mais l’intérêt de Dumont se porte moins vers la rencontre effective, circonscrite et corporelle, que vers la mise en relation de ces deux esprits et sensibilités. La soudaine entrée de Paul dans le récit, au trois quart du film, est comme l’ajout d’une seconde “plaque”. La plaque Paul se superpose à la plaque Camille mais nous ne voyons pas les motifs concorder : il s’y dessine un autre rapport au monde, qui passe pour Paul par l’affirmation poétique de sa croyance en Dieu.
Au large spectre des émotions, parcouru avec fulgurance par la sœur, répond l’égalité de contenance du poète. À une ascension de Camille (à l’occasion d’une sortie avec les autres pensionnaires) battue par le vent, rythmée par le bruit des lourdes chausses traînant sur la rocaille, répond une ascension du frère soutenue par un filet de parole, une profession de foi, et par un regard tendu vers le ciel. Au terme de cette marche-là s’offre le panorama d’une église, comme invoquée et édifiée par ce discours même. L’institution catholique est l’abri de Paul, l’institution asilaire la prison de Camille. Le rapport démesuré de Paul à la religion se constitue dans certaines limites, dans un système de pensée que l’expression poétique cherche à épuiser mais n’excède pas. La parole de Paul reste une parole articulée ; l’Ave Maria de Camille, lui, se perd dans la précipitation et l’exaltation, les mots se chevauchent, s’amalgament, la relation bascule du côté de la sensibilité, hors du sens. Le Destinataire de la prière est exclu et ne reste que le rapport du fidèle à lui-même, son plaisir de sentir la matière monter dans sa gorge, rouler sur sa langue et glisser de sa bouche.
Le discours que tient Paul sur le génie de l’artiste, la sensibilité et l’imagination qui seraient aussi un péril, tout le film montre que c’est Camille qui l’expérimente jusqu’au bout. La chance et l’infériorité de Paul en tant qu’artiste, c’est de créer dans des limites, celles de sa foi et de son corps, là où Camille perd les siennes et s’avère incapable de les retrouver ou d’en placer dans le monde. Pour Camille, tout s’échange, extérieur et intérieur passent l’un dans l’autre, et en cela force de création et force de tourments trouvent leur origine. De cela émane sa raison d’être (faire passer sa sensibilité dans la forme d’une œuvre, la capacité de créer) et la disparition de sa raison (la totale assimilation de sa sensibilité à ce qui l’entoure, sa capacité d’éprouver). L’équivalence sensible dans la première partie du film entre espace réel et espace mental, sans la nécessité de sombrer dans la démonstration onirique, est une manière pour le spectateur de partager cet état de puissante et quotidienne confusion.
Dans un moment où elle semble céder au délire de persécution, Camille dit que les autres, ceux qui voudraient lui voler son travail, la dépouiller, sont fermés à la lumière. La lumière figurée ou la lumière intérieure, celle de la révélation, Paul, qui se tient en face d’elle, la possède, et ce n’est donc pas celle-là qui est désignée. Il s’agit de la lumière sensuelle, réelle, du soleil, celle à laquelle être ouvert signifie être ouvert non pas à elle, mais par elle : lumière de la défiguration. Camille le dit, elle aime s’asseoir au soleil, et c’est dans la lumière qu’elle semble rencontrer la tranquillité. Cependant, au détour d’un plan, la lumière se fait aussi périlleuse. Sortant de l’église, d’une humeur apparemment bonne, Camille s’avance dans un jardin. Elle s’arrête et s’accroupit, sans que nous sachions encore pourquoi. La caméra entame alors un travelling latéral, et, à l’issue de ce mouvement, le soleil pénètre dans le cadre. Ses rayons, diffractés par l’objectif, envahissent alors l’image et le corps de Juliette / Camille s’en trouve recouvert et partiellement brûlé. La beauté de ce plan est aussi une menace pour le corps qui l’occupe. Camille se redresse subitement, et, dans un nouveau plan, retrouve sa netteté. Un raccord regard nous montre un morceau de boue qu’elle tient dans une main et auquel elle tente de donner forme, en vain. Elle le jette et s’en va, troublée.
Ce moment où Camille est ouverte par la lumière coïncide donc, on le comprend, avec un moment où la création artistique redeviendrait possible. Et la lumière dans ce plan devient l’équivalent de la force de création : puissance extrême face à laquelle les formes deviennent disponibles, et danger extrême pour celle qui crée. Parmi les raisons qu’a Camille d’être troublée à cet instant, il y a peut-être l’incapacité de retrouver son talent (psychologie), ou encore la peur paranoïaque d’être volée (biographie), mais avant tout la sensation de la menace que la création fait peser sur elle, qui passe ici par la fragilité de son image (figuration). L’ouverture revendiquée par Camille est aussi le signe de son absence de limites. Fermés à la lumière, assurés de leurs limites corporelles, spirituelles, créatives, les autres sont libres. Ouverte par la lumière, Camille, enfermée, est incapable de retenir la pression intérieure ou extérieure, capable de voir le monde entier comme une forme établie ou disponible, malléable, de la boue à sculpter. Le risque et la consécration pour ce corps illuminé qui perçoit le monde comme de la boue et expérimente lui-même l’informité est celui de finir par être lui-même les murs, les couloirs et les jardins de l’asile d’aliénés qui le retient.