D’ici là, Matthieu Dibelius

Comme un bateau

par ,
le 18 octobre 2019

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D’ici là de Matthieu Dibelius est un film tout entier concerné par la beauté des personnes qui le traversent. C’est aussi un film politique si l’on convient que le politique est une expérience de la pluralité et du commun, qui a pour finalité la liberté. Koffi est chauffeur et il sillonne Paris avec dans son taxi des personnes qui souffrent d’un handicap. C’est l’automne, en 2015, la saison des attentats et de l’état d’urgence. Le taxi est filmé de l’intérieur et variété de ses hors-champs – la rue, la radio – forme la trame d’une captivante mise en scène sonore. C’est un espace clos mais ouvert sur le monde, qui rapproche et qui déplace les corps et le regard, un lieu propice à l’écoute. C’est aussi un espace de cinéma : un huis-clos en mouvement.

Le cinéaste explore avec pertinence sa profondeur, sa structure et son aptitude au déplacement. Les vitres et les rétroviseurs dessinent une poétique du dedans et du dehors, mais aussi du lien et du double. Le rétroviseur central déploie une dramaturgie du regard car les yeux de Koffi guettent le danger autant qu’ils rassurent. Ce petit miroir est à la fois ce qui l’isole – la responsabilité, la vigilance – et ce qui le relie aux passagers assis derrière lui ; il figure la relation et l’altérité. Le regard de Koffi n’est jamais frontal, il est réfléchi ou de côté. Il est là sans rien attendre. Les vitres sont tout à la fois ce qui protège et ce qui permet de voir et un espace de projection de soi. Une femme artiste, en dessinant comme elle en a l’habitude sur les vitres du taxi sous le regard complice de Koffi, les utilisent pour opposer au destin – celui du monde autour d’elle et celui de son corps (une cécité certaine) – son désir de créer quoi qu’il arrive.

A la radio, François Hollande parle des attentats qui viennent de frapper Paris. Mais Koffi coupe le son pour demander à l’enfant assise près de lui pourquoi elle doit manquer l’école : « Parce que je vais à l’hôpital, et vendredi aussi et samedi aussi… je vais à l’hôpital… », lui répond-elle tout bas. A la radio, le Président déclare la guerre haut et fort, mais son combat à elle, quotidien et répétitif contre une maladie qu’on ignore, se chuchote en quelques mots qu’il faut vouloir entendre. Un homme aux cheveux longs et gris, filmé frontalement cette fois – comme en réponse à la véhémence de son désir d’être entendu – crie des mots qu’il répète, module, scande, dans une litanie extatique : « La liberté, la liberté […] La liberté toujours ! TOUJOURS LA LIBERTÉ, PARTOUT ! ». Puis, plus loin « à droite, à gauche, à droite, à gauche… TOUT DROIT !!!! Toujours tout droit ! ». Le sourire de Koffi et la durée du plan nous placent à l’endroit de l’écoute et installent l’attente d’une issue, de la sentence d’un oracle. L’homme est enfermé dans ce fourgon et dans l’image – dans sa condition surtout – mais il jouit à cet endroit de la liberté de dire haut et fort et d’être entendu. Et ce que nous entendons c’est précisément l’incroyable adéquation entre sa folie et celle du monde au dehors, entre la souffrance la plus intime et le moment historique.

Le hors-champ, c’est aussi la vie de Koffi après le travail, et le peu qu’il en dit : « Chez moi je ne vais penser à rien, pas de clignotant, pas de vitesse à passer ». Conduire les autres c’est avoir charge d’âmes. Le chauffeur, comme le cinéaste, délimitent un espace sécurisé où chacun trouve un alter ego pour exprimer – dire, dessiner, crier – ce qu’il est, ce qu’il pense, ce qu’il éprouve, nous permettant de voir émerger, dans un silence accueillant, des gestes et des paroles d’une force poétique inouïe. Le véhicule de Koffi – comme le film – est un espace où, dans le monde réel, l’utopie est possible, alors même que le chaos au dehors l’est aussi. Et le film construit un lieu virtuel – mais dont la portée est bien réelle – où se joue, dans « l’espace entre-les-hommes » – le fondement du politique – « l’existence commune et mutuelle d’êtres différents »[11] [11] Hannah Arendt, « Politique et pluralité humaine », dans Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 2014, pp. 161-165. . Il est semblable au bateau qui pour Michel Foucault représente l’hétérotopie par excellence :

 « [L]e bateau, c’est un morceau flottant d’espace, un lieu sans lieu, qui vit par lui-même, qui est fermé sur soi et qui est livré en même temps à l’infini de la mer […] Dans les civilisations sans bateau, les rêves se tarissent, l’espionnage y remplace l’aventure, et la police, les corsaires. » [22] [22] Michel Foucault, « Des espaces autres » [1967], Empan, 2004/2, n° 54, p. 19.

Ainsi le film apporte un contre-point radical au registre des discours politiques et des slogans de cet hiver 2015 en proposant celui du regard et de l’écoute. Il témoigne en cela des meilleurs prolongements, qui sont aussi les plus nécessaires, du cinéma direct, parce qu’il trouve sa forme dans le différé de l’événement, entre l’espace public – la rue, les médias – et la sphère privée, à l’endroit précis où l’intime et le politique se rejoignent et où les choses (re)prennent un sens. Autour de nous, attentats et contestations appellent de profonds changements de la société, mais nous devons réapprendre à voir et à écouter d’ici là

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À noter : D'ici là sera visible sur Tënk du 8 novembre 2019 au 4 janvier 2020. Il sera également projeté le 9 novembre à 18h30 au Forum des images, dans le cadre du festival des Etoiles du documentaire de la Scam