De chaque instant s’intéresse aux élèves infirmièr.e.s de l’institut de la Croix Saint-Simon, à Montreuil. De cinq mois de tournage, Nicolas Philibert a retiré un film à la facture simple, divisé en trois partie numérotée. La première se focalise sur les exercices pratiques ou les cours théoriques suivis par les élèves au sein de l’institut ; la seconde montre les étudiant.e.s sur le terrain lors de stages ; la troisième est consacrée à des entretiens individuels entre élèves et formateurs, occasion pour chacun de tirer le bilan de l’année passée.
De cette structure découle à la fois une faiblesse et une force. À l’intérieur de chaque partie, le parti pris d’observation du cinéaste (n’intervenant pas et ne cherchant pas à créer des situations pour les besoins de son film) et la logique de bout-à-bout du montage peuvent donner la sensation que le sujet n’est qu’effleuré. Autrement dit, les questions sensibles ou problématiques émergent bien au fil du récit, mais par des touches que le montage ne travaille pas à mettre en relief. De chaque instant peut ainsi s’avérer frustrant, notamment sur le plan politique et par rapport aux maux actuels du travail hospitalier : le risque d’une baisse de la qualité des soins engendré par une exigence de rendement et la pression des lobbys pharmaceutiques sur les praticiens du privé sont par exemple évoqués, mais non repris ou creusés.
Cependant, le manque de « politique » est aussi le signe d’une posture éthique. Plus « politique » et « actuel », le film aurait également paru plus « forcé », et donné l’impression de privilégier une intention et un discours sur le respect des situations. Plutôt que de réclamer un autre film, il est alors possible de se demander quelle réalité parvient à montrer Nicolas Philibert à l’intérieur même des limites inhérentes à son dispositif. Pour répondre, il faut avant tout indiquer un autre parti pris : celui de ne pas s’attacher à quelques trajectoires individuelles (ce qui aurait sans doute rendu plus simple de s’attarder sur des problèmes précis rencontrés en cours de route), mais d’alterner entre différents élèves pris dans différentes situations. Chaque élève se trouve ainsi repris dans une identification plus large qui confère au métier d’infirmier une dimension chorale et permet à la structure de produire dans son ensemble un double mouvement : du « nous » au « je », de l’apprentissage collectif aux échanges individuels, et du « jeu » à l’expérience du réel qui est une expérience de l’autre.
Les exercices pratiques effectués entre les murs de l’institut impriment d’abord une tonalité ludique. Les mouvements saccadés des élèves appuyant en cadence sur la poitrine d’un mannequin, avant de s’incliner pour mimer le bouche-à-bouche, ont un double aspect chorégraphique et comique, le comique étant poussé à son comble dans une séquence où la division des sexes est mise à mal : de tous les élèves, un garçon s’est porté volontaire pour jouer le rôle d’une femme sur le point d’accoucher. Mais la légèreté du début cède la place à l’attention et à la concentration : se retrouvant face à des corps d’enfants ou de personnes âgées, pratiquant des piqûres, des nettoyages de plaie, des déplâtrages, etc., les élèves s’aguerrissent et se confrontent à la réalité du métier.
Si la structure est simple, on remarque toutefois une intelligence du film : il installe lors du passage de la première partie à la seconde une ambiguïté en élisant comme premier patient un homme que l’on pourrait, du fait de son jeune âge, prendre pour un élève. Cela suffit à faire apparaître la mince frontière qui sépare dans l’apprentissage du métier la simulation du réel, mais aussi à mettre en jeu la position du spectateur. De fait, la seconde partie est sans doute celle où cette position est la moins simple et la moins figée, la distance le disputant à l’implication, et l’empathie basculant tantôt du côté des soignants voulant bien faire, tantôt du côté des patients redoutant la souffrance qu’impliquerait une erreur de débutant. La distance par le rire survient régulièrement par l’intermédiaire d’une expression ou d’une réflexion, mais sans que la dureté des situations et l’effort des soignants, reconduits de séquence en séquence, ne s’en trouvent atténués ou occultés.
L’on rit lorsqu’un élève un peu gauche s’excuse parce que son soin prend du temps, et qu’un patient répond spirituellement que ce n’est pas grave car il n’avait rien d’autre de prévu, mais l’on voit aussi autre chose : que la situation met toujours en jeu un échange plus qu’un acte isolé. Une qualité de De chaque instant est ainsi de montrer que l’apprentissage du métier ne se borne jamais à l’acquisition de connaissances techniques ou théoriques, mais qu’il se confond au contraire avec une expérience existentielle. Tout le film tend vers une image du soin comme relation, que celle-ci se noue entre élèves, entre élèves et patients, ou entre élèves et formateurs – si bien que le moment où, discutant avec une patiente d’un service psychiatrique, un élève finit par dire qu’elle aurait beaucoup de choses à lui apprendre, peut valoir comme une clef.
Loin de renfermer les expériences sur une dimension individuelle, les entretiens conclusifs tiennent aussi leur importance de ce qu’ils contribuent à former cette image : les retours sur soi des élèves manifestent une forme de porosité des places. Face aux formateurs, l’on découvre en effet des soignants proches d’une position de patients face à des soignants, exprimant la pression, les insuffisances ou les doutes qu’ils ont ressentis, ainsi que les contraintes qu’un hors-champ social ou privé peut faire peser sur l’exercice de leur métier. Et ces entretiens sont surtout l’occasion de manifester que les élèves n’ont pas fait qu’agir sur les corps de leurs patients, mais qu’ils ont pris sur eux une partie de leurs douleurs, s’en sont trouvés affectés et transformés. Une bonne part de ce qui se dit charrie ce que chacun a retiré du contact avec l’autre, ainsi que le désir continué de ce contact parfois éprouvant.
La simplicité des choix de Philibert est éclatante dans ces séquences filmées en champ-contrechamp, avec des cadres souvent serrés sur les visages, mais il devient clair alors que la simplicité n’entrave pas l’expression d’une profondeur. Et le spectateur lui aussi en ressort touché – au même titre que cette formatrice qui, face à un élève lui expliquant qu’il a eu la chance d’accompagner le plus convenablement possible un patient dans ses derniers moments, confie qu’elle ne peut pas s’empêcher, en l’écoutant, d’avoir quelques frissons. En nous montrant des élèves qui apprennent des patients, des formateurs affectés par des élèves, en évoquant le soin qui guérit une blessure comme celui qui accompagne la mort, Nicolas Philibert pointe ce qui dans le métier d’infirmier doit être de chaque instant : l’écoute et la sensibilité à l’autre.
Mais la sensibilité, si elle doit être de chaque instant, doit aussi être d’aujourd’hui. Et quand bien même Philibert ne s’attache pas à décrire les contraintes politiques et économiques qui pèsent au quotidien sur les soignants, sa position à cet égard ne fait pas de doute. C’est peut-être en circonscrivant le moment de la formation, en revenant aux sources d’un métier, que De chaque instant peut, dans sa part d’inactualité même, contribuer à former l’image d’un avenir désirable.
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