Une fois n’est pas coutume dans ce cycle dédié à la comédie, La Lutte des classes ne sera pas confronté à un autre film qui viendrait, par ses différences, mettre celui de Michel Leclerc en perspective. On se passera cette fois de ce dialogue car La Lutte des classes est une comédie déjà clivée, qui opère en elle-même la discussion avec l’objet un peu problématique qu’elle représente : en apparence, cette discussion tourne autour de l’alternative école privée/ école publique, elle s’incarne à travers Paul (Edouard Baer) et Sofia (Leïla Bekhti), un couple de bobos parisiens qui déménage en banlieue, à Bagnolet, et se demande si leur fils va poursuivre sa scolarité dans l’école publique du quartier. La question est tellement prise à cœur que les parents n’ont plus d’existence propre : pas de vie professionnelle (Sofia ne fait que passer dans son cabinet d’avocate, Paul donne un concert avec son vieux groupe de punks), pas de vie sexuelle non plus (le bien-être de l’enfant occupe trop les esprits). On serait donc tenté de dire que si La Lutte des classes est un objet problématique, son problème ne réside pas là où le scénario de Michel Leclerc et Baya Kasmi croit le situer, qu’il ne tient pas dans l’écart entre les principes de gauche et la mixité sociale de l’école publique. Ce problème est celui des parents, mais leur peur est plus largement liée à un territoire – la banlieue parisienne – sur lequel ils n’ont pas leurs marques. L’obsession de la bonne école cache donc une peur plus profonde sous laquelle se découvre aussi un véritable sujet de comédie : que se passe-t-il quand le bobo parisien, archétype du cinéma d’auteur parisien et bourgeois, franchit le périph’ et découvre, à Bagnolet par exemple, un territoire où il devient minoritaire ?
Bagnolet n’est ni Trappes, ni Mantes-la-Jolie, mais le film fait comme si cette banlieue relativement tranquille et déjà un peu embourgeoisée était un territoire exotique pour le bobo parisien. L’école, et plus précisément la sortie d’école, fonctionne ainsi pour Paul comme le terrain d’observation d’une diversité sociale inédite : au milieu des femmes voilées, il s’aperçoit que peu d’hommes attendent comme lui leur fils, avant de constater qu’à Bagnolet, « Blanc, ce n’est pas une couleur de peau mais une classe sociale ». Point de vue qui n’est sûrement pas celui de Michel Leclerc, mais qui éclaire son projet satirique, où le bobo devient (ou croit devenir) l’étranger. Dans la comédie d’auteur, l’étranger n’a généralement pas de place : imagine-t-on, même en arrière-plan, une femme voilée dans Doubles vies d’Assayas ? Dans la comédie mainstream en revanche, l’étranger existe un peu, mais sa caractérisation et sa place sont problématiques. Soit c’est une figure pittoresque, relevant du folklore au même titre que les Turcs dans les comédies de Molière : c’est par exemple la famille de Roms dans A bras ouverts (Philippe de Chauveron, 2017) ou le réfugié afghan de Qu’est-ce qu’on a encore fait au Bon Dieu (Chauveron, 2019). Soit il appartient à un vague arrière-plan et joue dans le film le rôle d’un subalterne comme les musiciens indiens du Sens de la fête (Nakache/Toledano, 2017), d’autant plus rassurants qu’ils se contentent de jouer de la musique.
En inversant le rôle de l’étranger, il eût été logique que La Lutte des classes bouleverse aussi le système de personnages établi dans la comédie et pourquoi pas, que le film mette sur un pied d’égalité la famille de Paul et Sofia avec une famille d’étrangers de Bagnolet – entendons par « étrangers » des personnages qui ne sont ni blancs ni bourgeois ni parisiens. Il eût été passionnant de voir Paul et Sofia traités comme des étrangers d’une comédie mainstream : que le film s’en désintéresse un peu pour regarder la diversité sociale autrement que devant la sortie de l’école. Michel Leclerc se révèle pourtant incapable d’envisager un autre point de vue que celui des bobos (même s’il s’en moque), les principaux interlocuteurs de Paul et Sofia sont un autre couple de bobos, qui a fait le choix du « privé » : la satire se limite donc au portrait de parents socialement favorisés, qui reconstituent un mode de vie bobo à Bagnolet (idée amusante des jardins bio partagés). Le film gère leur peur en ramenant les étrangers de Bagnolet vers le stéréotype folklorique : le voisin Juif parano, les femmes voilées à la sortie de l’école. L’objet problématique de La Lutte des classes – la peur de l’Autre – n’est ainsi jamais vraiment traité, sauf dans une scène où Paul et Sofia doivent improviser un dîner avec des parents de l’autre bord : ils sont musulmans et vivent modestement, la mère (Eye Haïdara) est au foyer, elle porte le voile, le père (Oussama Kheddam) est agent de sécurité. Impossible de reprendre avec eux la discussion ordinaire (privé ou public ?) : devant eux, la satire n’a plus de souffle.
Tout est pourtant écrit dans un premier temps pour que cette scène de dîner fonctionne comme un moment comique. L’attaque de la séquence, très dynamique, cumule comique de situation (le père musulman est l’un des ex de Sofia) et jeu sur les clichés (le père musulman veut bien une verre de vin, mais en fait non, c’est une blague). Le ton change nettement quand chaque couple envisage sa situation sociale : la mère musulmane vouvoie Sofia et lui lance avec admiration : « Vous avez dû faire de grandes études pour devenir avocate ». L’absence de travail de Paul, qui vivote de sa musique, étonne le couple musulman, qui incarne des valeurs patriarcales conformes à l’idée que se fait Michel Leclerc d’une famille musulmane : le mari dit avoir souhaité que sa femme reste à la maison pour s’occuper des enfants. Chaque couple reste ainsi sur ses positions, l’amour de jeunesse de Sofia est oublié, comme si elle était confrontée, via ce couple d’étrangers de Bagnolet, à une menace de déclassement. Elle qui a pourtant grandi en banlieue, elle qui a été amoureuse de l’homme qu’elle reçoit chez elle, n’a-t-elle pas quelque chose à partager avec lui ? Le scénario répond que non, il ne trouve pas de solution : on voit par là que l’inversion du rôle de l’étranger dans La Lutte des classes n’est justement qu’une idée de scénario que le film n’est jamais capable de transformer en projet de comédie, sans doute parce que dans le fond, la peur l’emporte ici sur le rire. La leçon à tirer de ce dîner n’est pas très éloignée de la scène de repas de Qu’est-ce qu’on a fait encore au Bon Dieu : passant en revue les pays de leurs gendres respectifs où ils ont séjourné, les Verneuil (Christian Clavier et Chantal Lauby) expriment un point de vue parfaitement conforme aux stéréotypes qui circulent dans le discours social : les Chinois sont sales et leur cuisine provoque des gastros, les Ivoiriens ne pensent qu’à faire la fête, les Israéliens sont inhospitaliers et paranos, surtout à l’aéroport de Tel Aviv. A l’échelle de Bagnolet, La Lutte des classes produit le même discours schématique : le couple musulman est conforme à l’archétype socialement construit autour d’un couple musulman (patriarcat + femme voilée), il n’est même pas poussé dans la caricature. Bien à sa place, il ne peut produire aucun effet comique.
Il n’est donc pas étonnant que le film ne trouve pas de solution pour clore sa scène de dîner et qu’à défaut de rassembler les deux couples, il les sépare avec un radical « Sors ta kalach », lancé par Paul à la figure de l’étranger qui se trouve chez lui et qu’il faut vite ramener dans la vague communauté des Autres, quitte à la raccrocher à un imaginaire terroriste. Ce « Sors ta kalach » est tellement fulgurant et sincère que le film, conscient de la rupture qu’il marque, travaille ensuite à en atténuer l’impact. Paul va donc tenter de rouvrir la discussion avec l’homme qu’il a insulté et après lui avoir présenté de plates excuses, il lui demande comment il entretient sa barbe. L’inconséquence du film éclate pleinement à travers cette maladroite tentative de réparation : le musulman n’y a pas davantage de consistance qu’un Persan de Montesquieu, il ne tient en fait qu’à une métonymie : la barbe.
Sauf que ce musulman parle dans cette scène et il ne parle pas pour donner des conseils de barbier, il exprime sa conscience d’être dominé : il n’aura d’autre choix, lui, que l’école publique du quartier, la question du « privé » ne sera jamais discutée pour son fils. C’est une parole importante, qui marque peut-être le seul moment du film où un personnage parle, manifeste une conscience de soi, mais cette parole, le film est incapable de lui donner une place dans son projet comique, encore moins dans sa satire de l’école. Il est incapable, par exemple, de montrer l’école privée telle qu’elle est : soit une une école majoritairement blanche et socialement sélective. Ce qu’il en montre se limite à des enfants chantant dans une chorale et au portrait d’un directeur catho, horrifié lorsqu’il découvre sur Youtube les paroles d’une chanson écrite par le groupe de Paul, où celui-ci dit qu’il « encule le Pape ». La scène est drôle, mais elle limite la critique de l’école privée à un portrait, on n’en verra rien d’autre, alors que le pouvoir d’attraction du « privé » est sans cesse débattu dans le film.
Une satire perd de sa force dès lors qu’elle n’envisage qu’un seul point de vue, dès lors aussi, qu’elle ne tient pas le pari d’inversion des rôles et des regards qui est le sien. A force de prudence, La Lutte des classes finit par abandonner toute ambition satirique, se noyant dans le bain tiède de n’importe quel feel good movie. Ainsi quand la façade de l’école publique s’effondre, ce sont les voiles des femmes, tressés en une gigantesque corde de secours, qui permettent au directeur (Ramzy Bédia) de descendre du toit de l’école. Il fallait bien un peu d’optimisme et de naïveté pour nous faire oublier le « Sors ta kalach » qui a clos la discussion, impossible, avec les étrangers de Bagnolet.
A suivre.