Des pratiques du trait dans le cinéma d’animation

Traces et tracés

par ,
le 22 mai 2012

Hubert Damisch repère dans les drippings de Jackson Pollock un « principe d’organisation des surfaces » tout à fait singulier, caractéristique d’une « dialectique de l’invention ». Celle-ci tient, selon son expression, à une « destruction progressive du dessin » : « le trait étant moins tracé que traîné »[11] [11] Hubert Damisch, Fenêtre jaune cadmium, Paris, Seuil, 1984, p. 76-77. . La « dialectique de l’invention » intègre la rupture avec les normes attachées à la culture visuelle classique. Elle privilégie le libre jeu des modelés, au détriment des modèles instaurés. Une invention créative se fonde sur une plasticité reconsidérée ; ce que convoquent les deux termes du modelé et du modèle, impliqués dans la définition de l’art plastique. Elle repose sur une culture des matériaux (et non plus sur une stricte culture visuelle), qui privilégie par exemple la couleur, la lumière, le mouvement et le temps.

Dans les pratiques plasticiennes des arts visuels et du cinéma d’animation, les traits se rapportent aux textures, autant du point de vue du matériau poïétique que du signe plastique. Nous pouvons parler, suivant les cas ou suivant le niveau de lecture (ou suivant les conditions de visibilité), d’images-textures ou d’images texturées. La question d’une « matière de l’image » se pose, que l’expressivité du trait renvoie aux ressources plastiques, ou qu’elle accompagne un propos iconique. Dans tous les cas, les images sont travaillées par un cinéaste plasticien et saisies par un spectateur au travers de sa tactilité ou de sa tactilomotricité.

Avec le trait et la texture, la pensée de la forme et les présupposés de la Gestalt ne tiennent plus. Du point de vue du spectateur, c’est une distance critique qui est stimulée. Les plans cinématographiques deviennent ici des plans de contact. Dans les pratiques plasticiennes du cinéma d’animation, rien n’existe vraiment en dehors de ceux-ci. Les espaces ne renvoient qu’à eux-mêmes, à ce monde « créé de toutes pièces », un monde qui prend son identité dans les mouvements du dessin.

Autour de ce registre plastique se définissent de nouvelles catégories d’images. Rappelons ici que Gilles Deleuze fait du tactile le constituant d’une « image sensorielle pure », « d’une situation optique (et sonore) pure », qui nous met au contact d’une « image-perception », et qui assure le « renversement » de l’image-mouvement en une « image-temps » : « le temps n’est plus la mesure du mouvement (…). Le mouvement est la perspective du temps »[22] [22] Gilles Deleuze, Cinéma 2 – L’image-temps, Paris, Les Editions de Minuit, 1985, p. 34. . L’expression « le trait étant moins tracé que traîné » invite donc à porter attention au tactile. Le trait, de la trace à la traîne, inscrit la « pression du temps » (Tarkovski) dans l’image et dans le flux des images[33] [33] Les drippings de Pollock exemplifient cet exercice de la « traîne ». A propos de la citation de Tarkovski, nous renvoyons au propos de Gilles Deleuze (Cinéma 2 – L’image-temps, op. cit., p. 60). .

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Trait tracé et trait traîné

Le trait tracé réunit deux modes de conduite créatrice et deux schèmes opératoires : le trait coordonné à une ligne d’épure, à une assise géométrique ; le trait assorti à un mouvement d’esquisse, à une impulsion physique (un trait qui devient trace). La matérialité du trait et sa valeur expressive s’abstraient derrière la ligne savante du trait d’épure, derrière le modèle. Elles se révèlent dans les délinéaments de circonstance ou d’occasion du trait d’esquisse, au plus près des modelés. Le trait traîné est un trait de mémoire, un trait qui « prend son temps » et « qui fait retour », un trait qui fait surface et qui se prolonge. Le trait traîné « entraîne ». Il exhibe les épreuves physiques avec la surface. Il communique des marques du fugitif et de l’instable. Avec le trait traîné, il ne reste du trait que la traîne ou une trace-mouvement. Le trait traîné restitue les ressorts poïétiques articulés autour des deux pôles de la mise en mouvement (une énergie) et de la mise en forme (une construction). Il demeure ainsi attaché aux marques du chantier, spatiales et temporelles : des éléments graphiques, un espace plastique en développement « de proche en proche » et un temps qui dure, du mouvement (une emprise spatiale) et du mouvant (une prise temporelle).

Du trait tracé au trait traîné, au niveau de la synthèse cinématographique et au niveau de ce qui prend forme à l’écran, se manifestent des brouillages du plan et des « coupures irrationnelles » (Deleuze). Un espace singulier et autonome se constitue, qui s’exprime dans une seule coulée, rapporté à un moment qui dure. Le cinéma d’animation, avec ces ressorts plastiques, témoigne d’une « intériorité ». Finalement, les « mondes intérieurs » des films d’animation plasticiens (nous faisons référence par exemple aux films de Youri Norstein, de William Kentridge, de Caroline Leaf, de Gianluigi Toccafondo ou de Florence Miailhe) restent attachés aux marques de fabrique et aux cadres d’expériences, à tous les « espaces ou dispositifs cadres » qui sont souvent eux-mêmes « contaminés » par les textures, par des milieux de textures. Les milieux de culture des textures rencontrent enfin une certaine culture du milieu : de la vitre poussiéreuse de l’atelier de Norstein jusqu’aux constructions scénographiques dévolues à la plasticité, de la boîte noire livrée à toutes sortes d’opacités jusqu’à la matérialité des plans supports et des surfaces, du calque brouillé à l’image altérée.

Géométrie mobile et cinéma « au trait traîné », dichotomies et dialectiques

Des dichotomies entre trait d’épure et trait d’esquisse, et entre trait tracé et trait traîné, se repèrent au XXe siècle dans différents domaines artistiques, dans des créations des arts visuels et du cinéma d’animation, au point d’attester d’une proximité entre les différentes formes d’expression artistique, au niveau des problématiques plastiques. Le plan cinématographique se rapporte, dans certaines réalisations, au modèle de l’espace du tableau. L’espace graphique d’une image fixe s’inspire parfois des travellings cinématographiques ou des coulées plastiques (les déroulés d’une image texture-mouvement ou couleur-mouvement). De ces rencontres, des relations entre ces différents champs de pratiques, découle la question des catégories. L’aventure créatrice dans ces domaines donne, depuis le milieu du XXe siècle, de nouveaux genres : le cinéma graphique, le cinéma structurel, le cinéma abstrait, le roman graphique, etc.
Les dichotomies se reconnaissent dans les déclinaisons plastiques organisées autour de motifs. Le motif du pli est souvent convoqué par les artistes et les théoriciens des arts visuels impliqués dans la création ou dans la recherche de dénominateurs communs à ces différents domaines. Sur ce terrain, on peut relever les oppositions entre la ligne ondulée de Kandinsky et la ligne d’inflexion de Paul Klee. La ligne de Kandinsky est régulée au moyen de paramètres formels et se coordonne à l’entité géométrique du plan. La ligne de Klee relève d’une dynamique gestuelle, qui conduit au renouvellement des systèmes graphiques, à l’épanouissement de pleins et de déliés. Elle ne se rapporte à aucun plan de référence à caractère géométrique. Gilles Deleuze a lui-même distingué dans L’image-temps un « âge géométrique » et un « âge ciselant », au regard des systèmes de « tension linéaire » de Kandinsky (qu’illustre par exemple La symphonie diagonale d’Eggeling) et au regard des systèmes « d’expansion punctiforme » de Paul Klee (que manifeste Rhytmus 23 de Richter)[44] [44] Gilles Deleuze, Cinéma 2 – L’image-temps, op. cit., p. 279-280. .

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Le cinéma d’animation, dans ses chantiers d’expériences plastiques, intègre cette dichotomie, entre épure et esquisse, ou entre trace et traîne. Il en fait une question spatiale, par la mobilisation de paramètres spécifiques à ce champ d’expression, de matériaux (le mouvement notamment) et d’opérations choisies (cadrage/décadrage, fragmentation, altération, etc.). L’espace se compose en référence à un système cadre ou se construit « de l’intérieur ». Le cinéma de « géométrie mobile » (Fernand Léger) ou de « géométrie animée » (Jean Mitry) rejoint un exercice de composition et travaille des formes en mouvement ; alors que le cinéma au trait traîné (comme on parle d’un « dessin au trait ») s’oriente vers une construction d’espace et exploite des formes de mouvement (des mouvement plus ou moins fluides, hachés, hoquetants, etc.). Des formes en mouvement aux formes de mouvement, nous passons d’une question spatiale à une problématique temporelle.

Dans certaines réalisations cinématographiques, ces catégories constituent enfin les deux pôles d’un espace de tensions dialectiques ou dialogiques (suivant les niveaux de complexité). Il ne s’agit plus de simples dichotomies. Le cinéaste passe successivement d’un pôle à l’autre, ou trouble l’un par l’autre, au point d’introduire de l’hétérogénéité ou de la discontinuité. C’est dans ces voies de synthèse ou de complémentarité (une complémentarité problématique), sans doute, que l’intériorité se manifeste « à plein régime ».

Dans ses créations, Bill Plympton « force le trait » : la marque graphique fait « grésiller » l’espace plastique de l’image et devient un trait de caractère, un trait qui sous sa valeur expressive fait de ses personnages des caricatures. Les figures répondent ici encore à une logique interne propre au dessin.

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Robert Breer inscrit ses recherches dans cette voie dialectique : « pour moi, le cinéma est une forme d’expression fondée sur un arbitraire, à savoir qu’il doit reproduire l’illusion du mouvement naturel. Il faut alors briser cet arbitraire, s’attaquer aux matériaux de base, détruire le cinéma pour ainsi dire afin de découvrir ce qu’il peut encore nous donner. (…) J’aimerais que le public ne s’attende pas à découvrir dans mes films la notion conventionnelle de continuité. Au début de chaque bande, je tente de fournir au spectateur les éléments formels d’une nouvelle espèce de continuité à laquelle il n’est pas habitué. Ce peut parfois être de l’anti-continuité »[55] [55] « Une notion nouvelle de continuité – Entretien avec Robert Breer », Positif, N°54-55, juillet-août 1963, p. 54. . Dans son film A Man and His Dog Out for Air (1958), Robert Breer alterne ou combine des formes ou des traits d’épure en mouvement et des traits d’esquisse en développement, assortis à différentes formes de mouvement. Le rythme est soutenu. S’enchaînent ou s’imbriquent des traits tracés, clairs, et des traits traînés, brouillés. La fatigue de l’outil traceur se fait parfois sentir, associée à un épuisement du geste. Puis le geste se reprend et le trait gagne en vivacité avant de s’interrompre à nouveau.

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La dialectique entre l’épure et l’esquisse, ou entre la trace et la traîne, caractérise un « cinéma à transformations », un cinéma qui problématise le processus de changements d’états. Elle rejoint les dynamiques de construction/déconstruction au niveau des plages graphiques et de formation/déformation au niveau des images. La narration est intimement liée à ces processus. Elle dépend de ces scénarios poïétiques. Dans le film de Breer, l’image d’un homme promenant son chien se coordonne aux ressorts graphiques. Dans cette séquence, l’image, soumise à des opérations de répétition et d’altération, finit par épuiser la référence au modèle extérieur. Elle recentre le fonctionnement symbolique sur l’exemplification du jeu graphique et rythmique (tels qu’ils apparaissent sur l’écran lors de la synthèse cinématographique). Le film projeté, d’une certaine manière, en reste là. Il communique le déroulé de ces plans et l’épanouissement de ces mouvements qui finissent par prendre comme sujet l’expression d’une véritable « geste ».

Dans Retouches (2008), Georges Schwizgebel met en œuvre des tensions entre le trait d’épure et le trait d’esquisse. C’est d’ailleurs l’une des constantes de son travail. Le flux des images en mouvement développe ces tensions autour de systèmes de lignes géométriques, de trames et de dispositifs cadres d’un côté, et de marques d’esquisse, de traits traînés et grésillants de l’autre. Les éléments en représentation accompagnent ces dialectiques. Les balais d’essuie-glace, les lignes de marches d’escaliers et les tracés des courts de tennis révèlent les actions plastiques d’essuyer, de marcher et de courir. Ils relancent le mouvement. Ils assurent, sur un plan plastique, l’altération des signes d’épure. Les figures se maintiennent alors en état d’esquisse, en situation de retouche permanente.

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Dans le travail de Gianluigi Toccafondo, dans La Piccola Russia par exemple (2003), les figures se modèlent en se transformant sans cesse. Elles s’anamorphosent jusqu’au point limite de dissolution ou de disparition. Dans de nombreux plans, il ne subsiste plus des corps en représentation, en formation et en déformation continues dans le flux des images, que quelques vestiges qui ramènent les corps à l’état de traîne ou de sillage : un vêtement ample, des membres disproportionnés, des chevelures abondantes et des ombres qui finissent par absorber l’environnement. Une fluidité se dégage de l’ensemble, motivée par le sillage des formes.

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Sur le plan chromatique, les figures de La Piccola Russia s’intègrent à des « opacités blanches» (Deleuze), aux blancs mats et aux blancs réfléchissants qui alternent et donnent le ton, d’un bout à l’autre du film, des blancs multicouches et des blancs de surface. La dialectique touche ici aux domaines de l’intensif et du réflexif. Nous retrouvons les catégories que Deleuze a avancées à propos de l’image-affection : « la lutte de la lumière avec les ténèbres » et « l’aventure de la lumière avec le blanc », le clair-obscur (une voie baroque) et le « blanc sur blanc » (en référence à une « profondeur maigre », spécifique à l’espace pictural)[66] [66] Gilles Deleuze, Cinéma 1 – L’image-mouvement, Paris, Les Editions de Minuit, 1983, p. 134. . Dans le film de Toccafondo (et cela se vérifie aussi dans d’autres créations du cinéma d’animation, telles que Le petit hérisson dans le brouillard (1975) de Youri Norstein ou Beelines (1999) de Rachel Bevan Baker), les opacités blanches réunissent un « blanc sur blanc » (le régime réflexif selon Deleuze) et un « blanc de blanc » (un régime intensif, qui fonctionne sur le modèle du clair-obscur).

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Les superpositions et les recouvrements, les foyers lumineux et les points de « réflexion » se rapportent à un « blanc sur blanc ». Le développement des masses, l’épanouissement des matières et le modelé de profondeurs, du côté de l’intensif, sont caractéristiques d’un « blanc de blanc » : un blanc fait de blanc, de matières blanches, de substances blanches[77] [77] Lors d’un entretien (réalisé avec Yseult De Pelichy en 2007 pour le Forum des Images), Gianluigi Toccafondo précise la différence qu’il établit entre la couleur et le noir et blanc : « c’est une différence essentielle, la couleur est picturale, le noir et blanc me rappelle l’imprimeur, la gravure. Noir sur noir, blanc sur blanc, c’est la Piccola Russia ». « Noir sur noir » et « blanc sur blanc » sont à comprendre, en lien avec notre propos, comme des propositions intensives du noir et du blanc : « noir de noir » et « blanc de blanc » ([ZewebAnim – webzine sur le Cinéma d’Animation [site Internet consulté le 16 mai 2012]]). .

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Le trait tracé ou le « trait sur trait » concerne le « blanc sur blanc ». Le trait traîné ou le « trait de trait » rejoint le « blanc de blanc ». Les motifs plastiques de La Piccola Russia peuvent alors être identifiés : un trait et un blanc lumière-mouvement réflexif (le « trait sur trait » et le « blanc sur blanc ») ; un trait et un blanc couleur-mouvement intensif (le « blanc de blanc » et le « trait de trait »).

Poïétiques du trait traîné

L’expression « le trait étant moins tracé que traîné » invite à identifier et incite à explorer les différentes poïétiques du trait, à expliciter les motivations, à reconnaître les conduites créatrices en jeu dans les pratiques plasticiennes du cinéma d’animation. C’est toute la question du dessin qui est posée ici. Elle est introduite par cette distinction entre le trait tracé et le trait traîné. Et elle est relancée par la voie poïétique, lorsque le trait traîné redouble « l’abandon au dessin » du trait d’esquisse d’un « abandon au dessein ». L’expression « abandon au dessin » est utilisée par le graphiste, illustrateur et réalisateur de films d’animations Stefano Ricci[88] [88] Stefano Ricci, Depôtnoir/02 centvingtdessins, Turin, Infinito Ltd edizioni, 2002., p. 5. , pour caractériser le rejet des conventions attachées aux voies classiques de construction de la représentation, aux codifications plastiques au niveau de la hiérarchisation des espaces (une forme sur un fond) et sur le plan des relations entre couleur et dessin (des rapports de subordination). Cette injonction ouvre le jeu vers la création d’espaces plastiques autonomes, vers des développements de surface, vers une nouvelle pensée couleur. Elle redéfinit le chantier d’expériences sur un fond de contraintes renouvelées et suivant de nouveaux processus instaurateurs. Plus fondamentalement encore, cette incitation redéfinit la conduite créatrice, la démarche de création et la conduite de projet. La notion même de projet est revisitée, dans le sens où l’expérience prend le pas sur le programme. Les films centrés sur des expériences de texture graphique et de couleur, attachés à une activité d’animation directe sous caméra ou à une pratique image par image, privilégient l’expérience. Le story-board règle le dispositif général et définit une trame de fond qui fait office d’invitation à cheminer, d’incitation à faire. Du trait tracé (en trait d’esquisse) au trait traîné ne se programme qu’un tout premier terme. Ces traits répondent au mot d’ordre « à l’origine, le mouvement » que prononçait André Masson à propos de ses dessins automatiques dans les années 1920.

Poïétiques de l’incertain, du chaos, de l’altération

Les cinéastes plasticiens adoptent une ligne de conduite artistique qui valorise les chantiers d’expériences et les voies d’esquisse, ou qui donne à l’artiste la possibilité, comme l’écrit Pierre-Michel Menger, de « se mouvoir en horizon incertain »[99] [99] Pierre-Michel Menger, Le travail créateur, Paris, Seuil/Gallimard, 2009, p. 206. , d’intégrer ce qui survient sous le crayon et sous la main. Suivant des voies poïétiques reconsidérées, en phase avec des expériences aventureuses et au plus près des démarches de création renouvelées, l’artiste adopte une posture d’aveugle. Et le spectateur subit parfois lui-même de véritables épreuves visuelles (au contact des films peints expérimentaux de Stan Brakhage par exemple). Une conduite à l’aveugle contraint à ouvrir l’espace plastique aux dynamiques internes, à livrer l’image et le film à différentes sensations qui valorisent des registres tels que le tactile et le sonore. Les expériences sont, du point de vue du spectateur, des expériences souvent singulières[1010] [1010] Comme le propose Francine Markovits, « l’aveugle nous introduit à une logique du singulier » (Françoise Markovits, « Une figure paradoxale des Lumières : l’aveugle », L’aveugle et le philosophe, ou Comment la cécité donne à penser, Paris, Publications de la Sorbonne, 2009, p. 44). . La conduite à l’aveugle et l’abandon au dessein rejoignent ici des poïétiques de l’incertain, du chaos et de l’altération. En introduction à son livre, Stefano Ricci évoque « une espèce de chaos » incontrôlable et renseigne sur le processus de création : « interrompre, renvoyer à plus tard, comprendre quand s’arrêter, chercher à ne pas fermer chaque dessin, peut-être continuer »[1111] [1111] Stefano Ricci, Depôtnoir/02 centvingtdessins, op. cit., p. 6-7. . Ces scénarios poïétiques évoquent les exercices de la ligne « tête chercheuse » d’Henri Michaux : « Je laisse courir, jusqu’à force d’errer sans se fixer dans cet espace réduit, il y ait obligatoirement arrêt. Un emmêlement, ce qu’on voit alors, un dessin comme désireux de rentrer en lui-même » (…). La ligne cherche sans savoir ce qu’elle cherche »[1212] [1212] Henri Michaux, Emergences-résurgences, Genève, Editions Skira, 1972, p. 11-12. . L’incertain admet les imprévus et les accidents, qui deviennent les occasions ou les circonstances des images en train de se faire. Mais pour se faire, l’image doit d’abord se défaire. « Je n’ai rien à faire, je n’ai qu’à défaire », déclarait encore Henri Michaux[1313] [1313] Henri Michaux, Emergences-résurgences, op. cit., p. 35. . Gilles Deleuze et Félix Guattari ont éclairé dans Qu’est-ce que la philosophie ? les fondements et les caractéristiques d’une « œuvre de chaos » (une œuvre réalisée à partir du chaos, une « composition du chaos » et un « chaos composé »). « L’œuvre de chaos » résulte d’une « lutte » avec celui-ci, admet des variables chaotiques dans le chantier et des variétés du chaos dans la composition. De même qu’elle assume les « destructions » ou les ruptures avec les conventions et les opinions. Elle consiste enfin à « rendre sensible » le chaos. Elle constitue un « chaosmos », suivant le mot que les philosophes empruntent à James Joyce, qui traduit « l’identité interne du monde et du chaos »[1414] [1414] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Editions de Minuit, 1991, p. 191-192. . Autrement dit, « l’œuvre de chaos », suivant cette dynamique, inscrit la déconstruction comme premier terme dans le projet de construction, et attache à la construction les signes de la déconstruction.

Dans ce sens, le trait traîné et le mouvement d’esquisse, les grains, les macules et les taches deviennent les variables chaotiques de l’espace plastique en déconstruction/construction. Ils traduisent une plasticité du chaos, fondée sur des dynamiques de changements d’états. L’altération, l’effacement et la dissolution constituent des « méthodes au service de la production artistique » (suivant les termes du landartiste Robert Smithson qui s’employait au milieu des années 1960, dans une forme de manifeste artistique et esthétique, à rabattre la spirale géométrique de Spiral Jetty sur un chaos géologique en signe d’esquisse, auquel le film et quelques feuilles de notes ou d’écriture fournissent la clef). Ces opérations rejoignent à terme (toujours selon Smithson) l’expression d’une nouvelle « conscience esthétique ».

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Trait d’invention

Le trait traîné s’abandonne à lui-même et fait retour sur lui-même, sur ce qui le motive. Il concentre le motif et le moteur, le signe graphique et le ressort plastique. Il se rapporte au motus, au mouvement. Le trait traîné réunit l’inflexion du trait et l’impulsion du geste, autrement dit (en insistant sur l’abandon au dessein) le trait d’inflexion et le geste impulsif. C’est la main dessinée par Schwizgebel, dans le film Retouches, qui se reforme en répétant le même geste, en rejouant la geste ; pour dire finalement que c’est le trait qui « reprend la main », tourné vers son propre mouvement[1515] [1515] Nous rencontrons ici les signes d’une « réflexivité » qui rejoint l’une des composantes du cinéma d’animation, qui fait de celui-ci, comme le précise Sébastien Denis, « le seul art qui puisse se montrer en train de se faire » : « le procédé de la main traçant un trait est ancien : dès 1908 dans Fantasmagories, la main de Cohl apparaît pour dessiner le personnage, et à la fin du film pour le “réparer” après ses nombreuses péripéties. Cette technique est très populaire chez les animateurs » (Sébastien Denis, Le Cinéma d’animation, Paris, Armand Colin, 2007, p. 33-34). . C’est à partir de ces termes plastiques que ce qui figure prend forme et surtout « prend force ». Nous pouvons ainsi rapporter les fictions construites à ce qui « frictionne » à même la surface, et corréler la figure et ses traits de caractère aux seuls traits d’invention.



Ce texte constitue, dans ses grandes lignes, la communication que j’ai prononcée au Studio national des arts contemporains Le Fresnoy, à Tourcoing, le 15 mars 2012, à l’occasion de la journée d’étude Traces et rémanences dans les œuvres d’animation, organisée par Jessie Martin, en lien avec l’exposition Visions fugitives.



Patrick Barrès est professeur en arts appliqués, arts plastiques, à l'Université Toulouse 2 le Mirail (LARA).