Eastbound and down (chapitre 14), Jody Hill et Danny McBride

Baise-ball

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le 25 février 2012

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Dans Moneyball (Benneth Miller, 2011), film inspiré par la vie et l’oeuvre de Billy Bean, manager général des Oakland Atlantics, Brad Pitt et Jonah Hill construisent une équipe de légende avec une bande de bras cassés, révolutionnant le cadre conceptuel du base-ball. Pour gagner, la méthode n’est désormais plus d’accumuler les meilleurs joueurs (starisation et sur-individuation d’un sport collectif, avec les inévitables disparités entre les franchises plus ou moins riches), mais de parvenir à équilibrer les incompétences. Non plus, donc, des joueurs bons à tout niveau, mais seulement sur certaines tâches – ce qui permet une baisse substantielle du coût de la main d’oeuvre. L’équilibre ainsi obtenu est aussi précaire que déterminé, puisque la victoire tient alors moins à la réalisation d’un talent singulier qu’à celui d’un programme collectif. Le système prime sur le joueur, et celui-ci n’est plus qu’une variable à ajuster selon un tableau de statistiques. Comme dans tout bon film américain, l’inadéquation soudaine à l’organisation entraîne un licenciement sans ménagement, accepté avec soumission par le travailleur.[11] [11] La figuration du monde du travail par celui du sport permet de signifier l’obsolescence programmée des travailleurs, à la fois sur-spécialisés et jetables. Comment savoir ? (James L. Brooks, 2010) traite cela, à sa manière délicate et subtile, d’un point de vue réellement critique. La fable sur David et Goliath devient alors un éloge assez peu nuancé (si ce n’est, à titre local et en guise de diversion, par la névrose du personnage de Pitt, incapable d’accepter la réussite), des ressources de mutation du capitalisme, capable par la mise sous statistiques du monde, de produire une équipe bon marché et fonctionnelle.

Heureusement, il y a Kenny Powers (Danny Mc Bride). Kenny Powers (ce nom est en soi un tel délice qu’il ne faudrait pas se priver de le répéter) est à la fois une star et un incompétent, ayant bâti sa carrière et sa célébrité sur un unique et décisif lancer. Ce sont les deux premières minutes du pilote : Powers fait gagner son équipe, devient une effigie de carte à collectionner, un produit dérivé, jusqu’à, de déclarations racistes en excès de drogue et d’anabolisant, se trouver réduit à rentrer dans le patelin qui l’a vu naître et à squatter chez son frère. Eastbound and down est donc une série du temps d’après (la célébrité, la réussite, l’argent, la jeunesse, le corps athlétique, en somme tout ce qui fait le « rêve américain »). Mais, même déchu, Powers n’en continue pas moins à chérir son quart d’heure de gloire. Non par nostalgie, mais parce qu’il n’y a guère, dans le grand récit américain (et Powers y croit, qui documente dans ses audio-livres tous ses faits et gestes), que deux rôles : la star (aussi dérisoire soit-elle) et la communauté des anonymes. En ce sens, Mc Bride reprend la figure inventée par Will Ferrell (qui apparaissait en vendeur de voitures peroxydé dans la première saison) : celle de l’égotiste halluciné doublé d’un discoureur maniaque (capable de prolonger sans fin les métaphores les plus obscènes, ou de contre-argumenter en prenant tout au pied de la lettre – voir le début de The Other guys, d’Adam McKay), objectivement « intolérable ». Peut-être n’est-il une star que pour lui-même, mais dans son solipsisme délirant, il en vit pleinement l’expérience.

Powers est une aberration physique (un sportif trentenaire bedonnant), morale (un homophobe qui a Top Gun pour référence, un raciste qui ne souhaite pas que son enfant s’appelle Toby en raison d’une obscure référence à la série sur l’esclavage Racines), affective (un queutard invétéré qui est toujours amoureux de sa petite copine de lycée). Il est surtout une aberration linguistique, poursuivant à sa manière le travail de « fuckalisation » (pour reprendre un terme de J-F Rauger) générale du sensible. Dans The Departed (Martin Scorsese, 2006), les personnages parvenaient à intercaler des « fuck » (ou un de ses dérivés) à l’intérieur même des mots (le « contra-fuckin-band » de Nicholson). Plus qu’un signifiant, une exclamation ou une ponctuation, il devenait une accentuation mélodique, la manifestation pure d’une voix et d’un souffle – une part en excès dans le langage qui rendait omniprésents le corps et la pulsion. Powers, inconscient à ciel ouvert, varie les motifs et les positions, inventant le langage de notre époque : porno-pop. Débarquant sur son bodyboard au milieu d’un groupe de surfeurs attendant une vague, il lance ainsi un fameux : « Looks like K.P. is gonna titty-fuck this wave » (« On dirait que K.P. va se taper cette vague en mode espagnol »). Dans plusieurs épisodes de Curb your enthusiasm, Larry David prenait un plaisir enfantin à proférer des grossièretés (la fin de la saison 3 en est l’apothéose), faisant l’éloge du sanctuaire paradoxal qu’est HBO dans le panorama télévisuel américain : un lieu où l’on peut dire « fuck ». Mc Bride élève cette liberté à un art poétique, creusant dans un imaginaire limité des sillons toujours inattendus.

Un an après son retour d’une mémorable épopée mexicaine, Powers est donc joueur pour le modeste club de Myrtle Beach, et père d’un garçon qui fête son premier anniversaire. Mc Bride et Jody Hill (qui réalise ce premier épisode) n’ayant pas le syndrome des réalisateurs « enfants de divorcés » (Apatow pour le meilleur – Freaks and Geeks – et le pire – les conclusions moralisatrices de nombre de ses productions, comme The 40-year old virgin), on peut espérer que Powers ne sera pas sauvé par l’institution familiale. Si la présence d’enfants n’a jamais contribué à atténuer le chatoiement porno de son langage, Powers se trouve cependant pour la première fois confronté à un nourrisson, véritable bloc d’opacité contre lequel butent sa parole et son sens du spectacle. Que faire ? Et, surtout, que dire ? La tentative de dialogue tourne court. Pas de vannes possibles. La confrontation muette de Powers et de ce petit pervers polymorphe, non encore exilé du paradis (« tits and ass ») que le langage de Powers tente de restaurer, annonce un problème inédit. Va-t-il se taire, fuir, ou créer une scène à sa mesure pour jouer son nouveau rôle ? Sans doute est-ce cela, devenir parent. La saison ne fait que commencer.

Nous laisserons donc la morale provisoire à Kenny et April, lancée à un autre couple durant une nuit agitée dans un parc d’attractions : « Hey, we’re parents. Suck our dicks. »

Eastbound and down, une série créée par Ben T. Best, Jody Hill et Danny R. Mc Bride, avec Danny R. Mc Bride (Kenny Powers), Katy Mixon (April Buchanon), Jason Sudakis (Shane), John Hawks (Dustin Powers),...

Chapitre 14 : Réalisation : Jody Hill / Scénario : Jody Hill, Danny R. Mc Bride, Josh Parkinson

Diffusé sur HBO le 19 février 2012