« Hétérotopie » : c’est par ce mot que Christophe Postic introduit la 29e édition des États Généraux du Film Documentaire de Lussas, le 20 août 2017, devant quelques six cent personnes réunies dans ce champ ardéchois transformé en vaste salle de cinéma… sous les étoiles.
C’est en effet ainsi, raconte le directeur de la programmation, que des étudiant.e.s qualifiaient « Les États Généraux » dans une lettre adressée à ses organisateurs.trices, les invitant à participer à leur séminaire dédié à la notion que développa Michel Foucault dès 1967 pour qualifier un « espace autre », un décrochage, « un contre-emplacement », « une sorte de lieu hors de tout lieu bien qu’effectivement localisable ». Si Foucault pense l’hétérotopie comme miroir de l’utopie – qui elle, n’a pas de lieu –, il qualifie ainsi non pas un espace idéal mais plutôt de ruptures ou de déviations par rapport à la norme (il cite pour exemple les prisons, les asiles). Ecart par rapport aux quadrillages habituels de l’espace, elle ouvre le plus souvent, un rapport nouveau au découpage du temps, une « hétérochronie ».
Le festival de Lussas serait l’un de ces territoires : niché au cœur de l’Ardèche, ce village de 1000 habitants devient chaque fin août depuis bientôt trente ans un poumon du cinéma documentaire, accueillant près de 5 000 festivalier.e.s, bénévoles, professionnel.le.s, réunis autour d’une programmation plus ou moins thématique et totalement non-compétitive.
Cette année, une grande part des films sélectionnés, dans les différents volets de la programmation, semblent approcher des « espaces autres » et interroger à leur manière la notion d’hétérotopie. Nombreux sont-ils, en tout cas, à explorer les relations entre des lieux et le temps qui y passe, à sonder des territoires, leurs frontières et les réseaux qu’ils tissent entre eux.
Des ateliers menés par Alice Leroy (par ailleurs collaboratrice de Débordements) sur plusieurs jours, regroupant un corpus de films présentés par leurs auteur.e.s, interrogeaient les rapports entretenus par les notions de territoire et de mémoire au cinéma. Le premier atelier distinguait deux types de films : ceux qui prennent pour objet un territoire délimité, comme une ville, pour tenter d’en faire sourdre une mémoire enfouie, parfois subjective, parfois collective, souvent douloureuse, et ceux qui définissent un territoire par le film lui-même, exploitant les possibilités cartographiques du médium, cherchant, disait Alice Leroy, à « révéler les soubassements de la matière mnésique des films ».
Dans cette première catégorie dialoguent deux mémoires de Berlin. Le premier film, Couleur du temps : Berlin, août 1945, réalisé en 1988 par Jean Rouch, fait résonner les images du Berlin bientôt réunifié avec les mots d’un poème que le cinéaste avait écrit en 1945 alors qu’il découvrait la ville comme soldat. Une troisième temporalité se superpose à ce qui est déjà un décalage, car dans ses mots l’on devine le Berlin fantasmé des années 20 et 30, celui des films avec Marlène Dietrich, des cabarets, et des femmes « qui aiment l’amour », comme ces deux actrices empruntées à Wim Wenders qu’il filme en leur demandant des œillades appuyées. Peut-être lui rappellent-elles aussi les Berlinoises abandonnées par la guerre qu’il voyait perdues dans le Berlin de 1945, dont le souvenir occupe de longs vers. Cet abîme temporel dessine un film étrange, un film impossible, qui tenterait de donner une forme à un territoire mental, déchiré entre souvenirs, désirs, ruines et constructions nouvelles. À ce cout-métrage répond Retour à Berlin, un film de 2014 réalisé par Arnaud Lambert à partir d’un livre de J-M Palmier, lui aussi de 1988. Le cinéaste cherche dans de longs travellings et plans fixes à illustrer la nostalgie de l’auteur qui, dans son texte lu en off, transmet son rapport charnel à la ville, une fascination pour ses ruines, ses secrets. En glissant discrètement des plans tournés à Détroit, le cinéaste bâtit à son tour un territoire imaginaire, il ré-invente un espace morcelé comme pour réveiller les débris du Berlin reconstruit.
Au contraire de ces deux films, la fresque mystique de Pierre-Yves Wandeweerd explore un territoire que les cartes ne sauraient définir. Tourné dans le Haut Karabagh, une région d’Azerbaïdjan revendiquée par les Arméniens, Les Éternels (2017) fait émerger de cet espace blanchi par la neige et soufflé par les vents la violente énergie des identités meurtries. Dans les tranchées, les soldats arméniens et azerbis oublient le temps qui passe et font venir la mort. Autour, dans les plaines dépeuplées, des hommes sans âge l’espèrent. Tous semblent l’attendre comme une délivrance. Les images aux tons pâles tournées en 16mm taisent les voix des hommes filmés, qui n’existent qu’en off. Les incantations ou les réminiscences qui composent la bande-son forment une polyphonie acousmatique qui semble frôler les cieux. La caméra, mobile, s’approche des corps avec pudeur et cherche à documenter leur rapport à l’espace. Souvent, de vieilles mains caressent des murs venus d’un autre temps, des pieds lourds foulent le sol dans des directions inconnues. Filmés en plans plus larges, les corps en déplacement oscillent entre mouvements de fuite et manifestations de l’enfermement : errant, tournant en rond (le motif de la circularité est omniprésent) ou suivis dans des courses effrénés, ils semblent ne pas parvenir à fuir des traumas qui ne disent pas toujours leurs noms. Le film est peuplé de manques, de défauts d’information : il s’agit moins d’expliquer que de faire ressentir. La disjonction fréquente entre les images et la bande-son accentue cette difficulté d’où naît une attention nouvelle portée aux récits des corps et des voix. Aucune intention didactique ne paraît animer l’auteur, qui laisse une grande place aux mystères et aux mysticismes. Une croyance locale flotte comme un fantôme, donnant son nom au film : le « dernier homme », rendu immortel par sa rencontre avec le Christ, serait quelque part alentour. Cette terre semble frappée d’une malédiction. Le cinéaste s’est imprégné de ce territoire habité par des spectres jusqu’à faire adopter à son film leurs formes vaporeuses. Ou peut-être ce sont ses formes vaporeuses, sa langueur, qui ont inventé cette terre de fantômes.
Les spectres, corps traumatisés empêchés dans leurs fuites, semblent avoir contaminé la programmation bien au-delà de l’atelier mentionné. Dès la soirée d’ouverture, Demons in Paradise de Jude Ratnam (2017) faisait remonter à la surface les blessures enfouies des membres de la communauté du réalisateur, les Tamouls du Sri Lanka. Victimes de la haine des Cinghalais (née de la colonisation, indique le premier carton), ils ont subi des violences qui se sont transformées en guerre civile, depuis les années 1980 jusqu’à la fin des années 2000. Déterminé à agir pour réconcilier les siens, divisés par les guerres intestines entre Tigres et Télos, le cinéaste a pris neuf ans pour finaliser son œuvre de paix. Associant récits intimes confiés face caméra et un travail d’investigation traversant le pays, il cartographie une mémoire dispersée dans les villages les plus reculés. Accompagnant par exemple un homme qui revient trente ans plus tard saluer les personnes qui l’ont aidé, caché, le cinéaste cherche davantage à recueillir les impressions et les souvenirs personnels et familiaux qu’à recomposer une chronologie des événements. Il part avec pudeur à la recherche des détails, des traces, dans les rides des vieillards qui peinent à se souvenir, comme dans les mains auteures de gestes meurtriers. De nombreux voyages en train aident à assembler les pièces d’un puzzle spatial et temporel qui semble impossible à terminer. Ce film, espère son auteur, en est une des pièces. De taille, puisqu’il s’agit du premier documentaire sur ce sujet réalisé par un sri-lankais.
D’autres fantômes hantent le film de Djamel Kerkar intitulé Atlal, ceux de la guerre civile qui déchira l’Algérie à la fin des années 1990. Tourné dans le village d’Ouled Allal, détruit par une opération militaire en 1997, ce long-métrage superpose lui aussi différentes temporalités. Comme pour Jude Ratnam, il ne s’agit pas de choisir son camp, mais de prêter une attention toute prudente aux récits des débris et des blessures. Atlal veut dire « ruines » en arabe. La nature des ruines est de porter la trace de ce qui a été bâti, mais aussi celle de la destruction, tout en pouvant accueillir de nouvelles constructions. C’est ainsi que Djamel Kerkar trouve la matière et la forme de son film, prêt à écouter d’une même oreille les douloureuses réminiscences des anciens et les chants révoltés des jeunes qui se retrouvent la nuit autour d’un feu ardent comme leur désir de partir. Il choisit un rythme lent, une caméra souvent fixe, observatrice, qui accueille les attentes, les errances, les sensations d’immobilité subie. À tâtons, à travers les souvenirs portés par les personnes filmés aussi bien que par les traces matérielles comme les ruines, les pierres, les objets, les photographies il suggère la résurgence des traces immatérielles d’une mémoire populaire.
D’autres spectres bloqués cette fois dans le présent sont filmés par Maria Kourkouta et Niki Giamari. Programmé dans la section « Expériences du regard », Des spectres hantent l’Europe (2016) arpente ce territoire contemporain qu’est le camp de réfugiés. À Idomeni en Grèce, des milliers de personnes venues pour la plupart de Syrie attendent désespérément de pouvoir franchir la frontière macédonienne. Cet espace limitrophe qui devait être un lieu de passage se transforme peu à peu en prison à ciel ouvert. Si au départ les corps mobiles traversaient latéralement de longs plans fixes, succession de silhouettes suivant la même route vers l’ailleurs, bien vite les jambes ne servent plus qu’à patienter en file indienne. Les pas, arrêtés dans leur mobilité, s’enlisent dans la boue d’une terre humide et sale. Il n’est alors plus question de traversées, mais d’enfermement. Aux gros plans sur les pieds s’ajoutent de longs plans larges où de très nombreux corps circulent. Le champ est si chargé que l’espace s’en trouve saturé et la perspective écrasée, ce qui crée un sentiment d’étouffement. Ils sont de plus en plus nombreux à devoir se partager l’espace du camp et du cadre, à répéter les mêmes gestes, sans perspective de sortie. La très grande profondeur de champ laisse toutefois une place à tous : des enfants qui refont leurs lacets au premier plan, aux femmes qui rapportent quelques vivres vers les tentes, jusqu’aux vieillards au fond, qui écoutent de jeunes hommes chanter la destitution prochaine de Bachar Al Assad. Bien que le camp soit un lieu organisé, où les personnes sont prises en charge, surveillées et contraintes, Des spectres ne laisse aucune place aux autorités, qu’elles soient gouvernementales ou non. Seuls ces corps qui cherchent leur place composent le cadre, tels des fantômes qu’on ne laisse ni partir ni rester. De cette situation qui contraint souvent au mutisme, naissent toutefois des éclats de voix, comme cette séquence centrale, la seule vraiment dialoguée, où un groupe décide de s’asseoir sur les rails de chemin de fer qui traversent le camp afin de réaliser une action de blocage. Un homme descend du train, il est grec mais parle l’arabe syrien. Il reproche aux réfugiés d’être injustes avec le peuple grec, qui les accueille malgré la crise. Différents interlocuteurs lui répondent, qui ne sont pas toujours d’accord sur la réaction à avoir. L’un deux, déterminé à prouver sa bonne foi et celle de ses compatriotes à cette Europe « qui confond musulmans et terroristes », lui adresse comme un message à travers la caméra, et lui affirme avec un slogan inscrit sur un carton : « si j’étais le soldat et toi le réfugié, je ne t’aurais pas laissé ici une seule journée ». Un autre, essayant de calmer tout le monde, affirme toute son amitié pour le peuple grec, mais le supplie de le laisser continuer sa route. D’autres préfèrent scander « Open the border! ». Tous profitent de cette fenêtre pour faire entendre leur voix, tandis que le reste du film insiste surtout sur l’attente, la dilution du temps. Le film adopte le rythme lent et stressant de la vie au camp, ponctué de messages diffusés aux haut-parleurs martelant « le gouvernement vous informe que la frontière est fermée et vous demande de collaborer », ou égrenant des noms parqués dans des listes interminables. À la fin du film, une séquence en noir et blanc rythmée d’une longue voix-off qui semble parler au nom des réalisatrices fait sortir les réfugiés des listes et des files d’attente. Des visages souriants, étonnement confiants, sont filmés à hauteur de regard, dans des échelles de plan bien plus intimes que le reste du film. Cette galerie de visages impressionnés sur une pellicule 16mm forme comme un appel à la considération, une invitation à la rencontre qu’on leur refuse.
Une section entière du festival était également consacrée à l’exploration d’un territoire à la mémoire hantée. « Route du doc : Liban » proposait une sélection de films qui, chacun à leur manière, interrogent l’histoire de ce pays. Ghassan Salhab[11] [11] Voir également l’entretien avec Ghassan Salhab publié en mars 2016 à l’occasion de la sortie française de La Vallée : “L’image menaçante, l’image menacée” et “Qu’en est-il quand le monde est déjà mort ?“. avec Posthume, court-métrage de 2007, utilisait par exemple la superposition d’images mouvantes et fixes, avec divers degrés de transparence, et celle des récits à la première personne, pour illustrer le palimpseste qu’est la mémoire d’un pays aux multiples communautés et secrets. Bassem Fayad choisit le journal filmé avec Diaries of a Flying Dog (2014) pour enquêter sur sa dépression et celle de son chien, nées d’un malaise qu’il identifie peu à peu comme celui des non-dits de sa famille, qui préfère jouer le jeu de l’amnésie plutôt qu’affronter ses démons. Les cinéastes Rania et Raed Rafei ont quant à eux eu recours à la fiction pour faire revivre un événement majeur pour la gauche libanaise : la révolte étudiante de 1974, née suite à l’annonce de l’augmentation de 10% des frais de scolarité de l’Université Américaine de Beyrouth. Avec un dispositif de huis clos, 74 : Reconstitution d’une lutte nous plonge dans les débats et les échauffourées du groupe des leaders du mouvement, six étudiants de différentes filières bien décidés à occuper leur école jusqu’à satisfaction de leurs revendications. Emportés par l’énergie de la lutte collective, les jeunes révolutionnaires voient de plus en plus loin, et veulent tout faire tomber : le capitalisme grimpant de leur pays, l’ingérence intellectuelle des Occidentaux, la colonisation israélienne… Aussi, lorsqu’une des leurs annonce que les directeurs ont renoncé aux 10%, ils décident de ne pas abandonner l’occupation, quitte à s’attirer les foudres de milliers d’étudiants qui veulent retourner en cours. De longues séquences de débats improvisés par les acteurs recrutés parmi des militants plongent au cœur d’un processus de politisation radicale (ou de radicalisation politique) renforcé par le confinement. La salle occupée fait office d’hétérotopie, lieu séparé où peut s’épanouir le désir de révolution et les fantasmes délirants qui vont avec. Cet espace se retrouve alors bien plutôt connecté avec tous les espaces de luttes semblables qu’avec le reste du pays, son territoire serait davantage celui de l’internationale révolutionnaire qu’une terre découpée par les frontières du planisphère.
Il le serait par exemple avec cet autre lieu de lutte et d’élans révolutionnaires filmé par Mariana Otero : la place de la République à Paris lors des « Nuits Debout » du printemps 2016. Intitulé L’Assemblée, son film a pour sous-titre « Comment parler ensemble sans parler d’une seule voix ? ». La cinéaste, qui bien sûr n’avait pas écrit avant de filmer, a toutefois rapidement choisi ce qui sera au cœur de son film : les pratiques de démocratie directe. Aussi filma-t-elle en particulier la commission « démocratie sur la place » et les assemblées générales. Du 31 mars 2016 à la désertion de la place de la République, vers le 140 mars (fin juin), le film retrace différentes étapes de l’expérience, de l’enthousiasme cacophonique jusqu’au découragement. Cette hétérotopie politique fonctionne comme une pause, une parenthèse, où se posent des questions éludées ailleurs : faut-il limiter le temps de parole de chacun pour pouvoir écouter tout le monde ? Peut-on abolir le vote et prendre tout de même des décisions collectives ? Doit-on privilégier l’efficacité de la lutte ou son inscription dans le temps long de la réflexion ? Ce fourmillement d’interrogations sans réponses est porté par des dizaines de figures qui passent, prennent la parole, la redonnent, et disparaissent souvent aussitôt. Aucun personnage ne vient porter cette expérience de la polyphonie et de la multitude anonyme. La parole circule de deux façons, ce qui donne au film deux impulsions principales. Les interventions en AG, filmées en plans larges, n’attendent pas toujours une réponse immédiate et peuvent donc se succéder sans respecter une chronologie réelle. En plans plus serrés, les discussions en petit groupe appellent une caméra mobile, proche des visages et des mains, favorable aux mouvements circulaires. La cinéaste adopte un point de vue citoyen, prolongement de la démarche de contre-attaque médiatique qu’elle avait entamée avec sa chaîne « Les Yeux de Marianne ». Les individus rassemblés sur cette place n’ont rien d’un groupe homogène, ils sont des personnalités qui s’expriment, cherchent ensemble de nouvelles voies de communication, dans un joyeux désordre. De l’autre côté, les forces de l’ordre, en plus d’être des bras armés, sont de véritables coupeurs de sifflets. La parole difficilement reconquise par l’assemblée citoyenne est sapée par les nuages de lacrymo et la confiscation absurde des moyens d’expression : « libérez la sono ! » chantent en cœur les nuitdeboutistes dépités. Si L’Assemblée montre la déliquescence interne du mouvement, due à ses piétinements, ses apories fonctionnelles et la fatigue croissante des participants, le film rappelle à juste titre que des forces contraires ont organisé son extinction : la répression policière, la diffamation médiatique, la progression institutionnelle de la loi que des cartons résument, et même la pluie, « cette météo de droite ». À des spectateurs qui lui reprochaient de ne pas avoir monté un film « optimiste comme Demain », ou à ceux qui trouvaient qu’elle « n’avait pas tout montré », Mariana Otero répondait en reprenant les termes d’un homme dont la prise de parole clôt le film : « Nuit Debout, c’est un outil, on n’est pas en train de créer un mouvement, on apprend, on questionne, on invente ».
Les documentaires présentés à Lussas et parmi eux, ceux présentés ici, ont en commun cette modestie. Il s’agit rarement de prendre position mais bien plutôt de chercher les formes qui pourraient exprimer des situations politiques, et en particulier, d’utiliser des moyens propres au cinéma pour explorer leurs lieux, leurs territoires singuliers.