Exclusions/inclusions

A propos de Les Estivants de Valeria Bruni-Tedeschi et All inclusive de Fabien Onteniente

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le 10 mars 2019

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Profitons de la concomitance des sorties en salles des Estivants (le 30 janvier) et d’All inclusive (le 13 février) pour reposer la question du territoire dans la comédie française – bien que l’étiquette de « comédie » soit discutable concernant Les Estivants, qu’il faudrait plutôt décrire comme une « dramédie » autofictionnelle traitant à la fois du divorce de sa réalisatrice, de ses relations chaotiques avec sa famille et de l’écriture de son précédent film (Un château en Italie, 2013). Le début se situe typiquement sur le territoire de la « comédie d’auteur », c’est-à-dire à Paris, où Valeria Bruni, en pleine crise de larmes après l’annonce d’une rupture amoureuse, doit défendre le scénario de son nouveau film devant les membres du CNC. Au-delà du caractère un peu embarrassant de la scène, qui permet de constater que rien n’a changé dans le jeu de l’actrice depuis Les Gens normaux n’ont rien d’exceptionnel (Laurence Ferreira Barbosa, 1992), se pose ici le sujet même du film : l’immuabilité des positions culturelles et sociales, symbolisées d’abord par le comité du CNC, puis par la villa sur la côte d’Azur qui servira de décor principal aux Estivants.

Le vrai courage, peut-être, aurait consisté à claquer la porte du CNC et à bricoler un petit film auto-produit, mais comme le fait remarquer à juste titre un membre de la commission, Valeria Bruni fera toujours le même film et ce toujours, au-delà du simple cas des Estivants, en dit beaucoup sur une certaine tendance de la comédie française non populaire. Appelons-la « comédie d’auteur » en considérant à la fois son mode de réception (le film a fait la tournée des festivals, de Venise à La Roche-sur-Yon) et le public-cible, auquel on fait signe dès le carton d’ouverture à travers une citation de Botho Strauss disant que « le divorce est la blessure la plus profonde que la vie peut nous infliger ». L’histoire des Estivants s’inscrit immédiatement dans un espace culturel qui représente en somme son principal territoire : Paris y fonctionne comme un décor de convention, un peu comme les maisons bourgeoises dans les comédies de Molière, mais le film, à l’image de sa réalisatrice/actrice, veut s’extraire de la ville pour s’aventurer du côté de la comédie de vacances, sous-genre comique fécond, que l’on trouve aussi bien dans le cinéma populaire (Les Bronzés, Les Randonneurs, Camping…) que dans le cinéma d’auteur (les comédies estivales de Rohmer, certains Jacques Rozier, ou plus récemment La Fille du 14 juillet d’Antonin Peretjatko) : le désir d’escapade n’a donc rien d’original en soi, il fait partie d’un territoire connu et balisé depuis longtemps dans le cinéma français.

Une fois passé le bref prologue à Paris, Valeria Bruni se retrouve donc dans une villa du Sud de la France où elle doit retravailler le scénario de son film. Cette villa, on l’a rapidement identifiée comme la maison du Cap Nègre, la résidence d’été du couple Bruni-Sarkozy, incarné de façon très antipathique par l’actrice italienne Valeria Golino et un Pierre Arditi presque grabataire. Les ressorts comiques du film reposent essentiellement sur ce petit jeu de reconnaissance propre à l’autofiction, jeu qui est aussi celui des autres films de la réalisatrice : la relation conflictuelle avec sa sœur était déjà au cœur d’Il est plus facile pour un chameau (2003). Le terrain autobiographique, marqué aussi par la présence, parmi les estivants, de la fille adoptive de l’actrice (Oumy Bruni-Garrel) et de sa propre mère (Marisa Borini), sans exclure forcément le spectateur, l’invite au cœur des névroses familiales, notamment dans une scène de repas où Valeria Bruni jette un froid en racontant un viol qu’elle a subi à l’âge de sept ans. Mais loin de gâcher l’ambiance, cette confidence n’empêchera pas les estivants de jouer ensuite du piano ou de donner un concert privé de musique classique. La prééminence de l’espace culturel est telle que tout ce qui en sort a la sonorité d’une langue étrangère. Difficile de dire, comme pour Doubles vies d’Assayas, à quel degré de conscience s’élève ici la comédie de mœurs, tant on discerne mal la position de la réalisatrice au sein de son propre film, et encore moins son point de vue. Ce que l’on perçoit clairement en revanche, c’est son désir d’inclure dans les petits conflits familiaux un conflit social plus souterrain, mais aussi plus vital, puisqu’il porte sur le paiement des heures supplémentaires et des jours fériés « travaillés » du personnel de la maison. On ne peut pas ne pas penser à La Règle du jeu de Renoir, mais on y songe au détriment du film, presque contre lui, car le conflit des maîtres et des valets se résume ici à une vague idée d’antagonisme de classes, très vite recouverte par la culture écrasante des maîtres. Lorsque la bonne (Yolande Moreau) demande à sa vieille maîtresse (Marisa Borini) quand aura lieu la réunion demandée par le personnel, on lui répond qu’on a mieux à faire : organiser un concert, honorer la mémoire d’un frère mort du sida, disperser les cendres d’une amie dans un jardin du souvenir. Ainsi, la question de la réunion entre maîtres et valets, toujours ajournée, vire au running gag : impossible de comprendre ce qui peut encore lier le haut et le bas de la maison. Le film semble défendre, sans en être forcément conscient, un modèle social aristocratique et c’est à ce titre qu’on peut le définir comme une comédie socialement exclusive. Sa bonne conscience de gauche ne le rachète pas : une invitée des maîtres (Noémie Lvovsky, plus ou moins dans son propre rôle) a beau vivre une idylle avec le jardinier, la relation est empoisonnée par la conscience de classe et vaut à la bourgeoise qui a fauté cette remarque acerbe : « C’est parce que vous êtes de gauche que vous vous tapez le petit personnel ? ».

Cette réplique, écrite par Valeria Bruni et Noémie Lvovsky (sa co-scénariste), dit à quoi se résume la conscience de gauche dans ce cinéma d’auteur bourgeois : à des fantasmes vieux de plus d’un siècle, que l’on trouvait déjà chez Maupassant (fantasmes masculins consistant à « baiser » la bonne) avant que D.H Lawrence ne les féminise dans Lady Chatterley – c’était en 1928. On en est encore là dans Les Estivants : au fantasme du jardinier, figure érotisée d’une altérité sociale quasi muette dans ce film pourtant très long et bavard. Les bourgeois auront, jusqu’au bout, le privilège de la parole, et à travers celui-ci, le monopole de l’expression des émotions artistiques et du goût, qui représentent pour eux l’essentiel de la vie.

Dans un système de financement essentiellement bourgeois, qui sélectionne les films sur le critère de la pré-écriture (le fameux scénario adressé en bonne et due forme au CNC dans la scène déjà citée), Les Estivants ne peut être, en somme, qu’une comédie reflétant les mécanismes d’exclusion de ce même système. On sent à plusieurs reprises que la réalisatrice tente de faire exploser le cadre théâtral qu’elle a confortablement posé dans sa villa (son film s’inspire d’une pièce de Gorki : autre référence culturelle), mais celui-ci est plus fort que les situations qui prétendent le déstabiliser. Lorsque l’odieux personnage incarné par Pierre Arditi sermonne les domestiques pour avoir utilisé et éraflé le bateau de la propriété, il leur lance avec mépris : « Vous comprenez au moins la notion de symbole ? ». Bien que le trait satirique soit assez fin (car le bourgeois semble avoir une conscience presque bourdieusienne de la violence symbolique subie par le personnel de la maison), il faut souligner la faiblesse de la riposte : comme une domestique de comédie classique répondant à un barbon, la bonne incarnée par Yolande Moreau explique au bourgeois que rien ne lui appartient dans la villa, qu’il n’y est que « du vent ». Ce n’est plus de l’usage du bateau qu’elle discute, ni de l’attentat « symbolique » représenté par l’éraflure, mais de l’autorité de celui qui s’arroge les pouvoirs du maître – et que le film ne se prive pas de représenter comme un vilain bourgeois de droite, par opposition à la bourgeoise de gauche (Noémie Lvovsky), plus sentimentale et capable, au moins, de s’encanailler avec un jardinier. Cette distinction compte en fait pour du beurre car tout dialogue « social » dans Les Estivants fonctionne comme un dialogue de sourds : ainsi, lorsque le personnage de Lvovsky demande au jardinier de venir vivre à Paris avec elle, il répond avec humilité : « Tu ne saurais pas où me mettre à Paris ». Étonnante fermeture de l’horizon social pour un film qui se rêve pourtant comme une sorte de work in progress foutraque et débridé, mais qui ne peut rien envisager pour ses valets hors de son petit cadre, et les ramène finalement à des figures exotiques associées aux réjouissances estivales. Comment les transplanter à Paris ? Où les mettre, en effet ?

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A l’autre bout du spectre du cinéma français, All inclusive se demande aussi où mettre son personnage principal, Jean-Claude Cisse (Franck Dubosc). Ce nom rappelle immédiatement celui Jean-Claude Duce dans Les Bronzés (Patrice Leconte, 1978), mais on pense aussi à d’autres rôles de Michel Blanc, comme celui du sans-gêne qu’il incarnait dans Viens chez moi j’habite chez une copine (Patrice Leconte, 1981). Aux antipodes du Patrick Chirac de Camping, Dubosc incarne ici un parasite social qui profite d’une lune de miel ratée pour s’incruster dans un séjour en club et partager avec un homme provisoirement célibataire (François-Xavier Demaison) une confortable chambre nuptiale. Développant ce pitch sans aucune inspiration, le film se présente comme une classique comédie de la cohabitation, qui cherche aussi à mêler des générations différentes : autour de Dubosc gravitent deux dinosaures du Splendid (Lhermitte et Balasko), un youtubeur (Mister V), un acteur habitué à la comédie (Demaison) et Maïwenn et Kev Adams dans des rôles très secondaires, à la limite du caméo. Cette logique d’ouverture est fréquente dans la comédie populaire, souvent plus étonnante dans ses choix de casting que la comédie d’auteur : si l’on peut ainsi souligner l’incongruité relative d’Amalric dans Le Grand bain (Gilles Lellouche, 2018) ou de Louis Garrel dans Le Redoutable (Michel Hazanavicius, 2017), on peut en revanche difficilement envisager Franck Dubosc, Dany Boon ou Jean Dujardin dans Doubles vies d’Olivier Assayas ou dans la prochaine comédie de Justine Triet : les portes du cinéma comique national ne s’ouvrent en somme que dans un sens.

Dans All inclusive, cette logique d’ouverture est cependant très relative : la nouvelle génération de « comiques », représentée essentiellement par Mister V (qui incarne un G.O. dragueur, sur le modèle de Thierry Lhermitte dans Les Bronzés) n’a aucune existence dans le film. L’ancienne génération (les « vieux » du Splendid) a aussi un rôle très secondaire, elle a vieilli (le film est assez impitoyable avec le corps de Josiane Balasko) et s’est embourgeoisée (Lhermitte est devenu le gérant du club dans lequel il draguait et batifolait il y a quarante ans). Ce désintérêt d’Onteniente pour ses acteurs tient au fait qu’All inclusive a d’abord été pensé commercialement comme un spin-off de Camping : le blockbuster comique français imite aujourd’hui l’économie du cinéma de divertissement américain, il veut s’auto-engendrer, se décliner et se démultiplier. Comme dans le blockbuster américain, le calcul commercial n’empêche pas toujours l’accident industriel : ainsi, malgré un score honorable (630 000 entrées en deux semaines), All inclusive n’a pas été à la hauteur de Camping.

La réussite commerciale des trois Camping (du même Onteniente) s’explique sans doute par la façon dont cette franchise a réussi à faire exister autour d’un territoire très « régionalisé » (toujours le même : le « camping des Flots bleus », dans le bassin d’Arcachon) une communauté de vacanciers définis par des habitudes : la plage, l’apéro, les fêtes du soir, les virées dans la boîte locale. On peut difficilement imaginer un modèle de comédie moins « clivant » que celui-là, dont le principe est toujours le même : l’adoption de « pièces rapportées » (un chirurgien esthétique dans l’épisode 1, un cadre coincé dans l’épisode 2, puis une bande de jeunes dans l’épisode 3) au sein d’une « famille » composée d’habitués (autour de Dubosc : Antoine Duléry, Mathilde Seigner et le couple de « vieux » formé par Claude Brasseur et Mylène Demongeot). All inclusive échoue à reconduire cette formule pour des raisons qui tiennent d’abord à l’absence d’ancrage territorial (le club guadeloupéen ressemble à n’importe quel club de vacances), à la disparition de toute forme de fraternité (il n’y a pas de « lien » entre les vacanciers, tous de passage) et surtout, à la façon dont s’opère, à travers le personnage de Jean-Paul Cisse, la métamorphose comique de Patrick Chirac, le roi (déchu) de Camping.

Jean-Paul Cisse, on l’a dit, est le cousin sans-gêne de Patrick Chirac, personnage de beauf un peu dragueur, un peu naïf, mais fondamentalement amical, qui a largement dépassé son modèle cinématographique pour entrer dans la culture populaire. C’est sans doute le signe du talent comique de Dubosc, un des rares acteurs pour lequel le public se déplace encore. Le génie du personnage de Chirac tient essentiellement à sa bienveillance, qualité rare dans la comédie française, où dominent plutôt le clivage social (Le Sens de la fête), la dépression (Le Grand bain), l’angoisse (Au Poste!) la négation de l’Autre (Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?) et la cruauté (dans les comédies bourgeoises d’Assayas, de Valeria Bruni, de Desplechin…). D’un personnage aussi médiocre que Patrick Chirac, ancien vendeur de moutarde à Dijon, Dubosc a su faire de l’or tout en l’acclimatant à la couleur « ontenientienne » de Camping : il faut souligner avec quelle légèreté l’acteur se joue de l’homophobie et des blagues vaseuses sur les femmes qui représentent le fond de l’imaginaire de Fabien Onteniente[11] [11] Au-delà du cas d’Onteniente, on pourrait croire que l’homophobie opère un retour en force dans la comédie populaire contemporaine, soit sous une forme très caricaturale (Epouse-moi mon pote de Philippe Lacheau), soit à titre de running gag (Gangsterdam de Romain Levy), soit sous une forme plus allusive (le stéréotype du gay brésilien dans OSS : Rio ne répond plus de Michel Hazanvicius). En réalité, l’homophobie a toujours été un ressort comique essentiel de la comédie populaire : il suffit de revoir par exemple la géniale scène de la douche du Corniaud (Gérard Oury, 1965), où celle du slow avec le travesti Katia (Christian Clavier) dans Le Père Noël est une ordure (Jean-Marie Poiré, 1982) pour comprendre que le personnage gay (réel ou soupçonné) a toujours représenté une menace dans la comédie populaire, parce qu’il introduit un trouble (inadmissible) dans la sexualité du personnage comique. Or, à de rares exceptions près, le personnage comique français n’a pas de sexualité : Patrick Chirac, surnommé « le roi du râteau » dans Camping, illustre exemplairement cette misère sexuelle. . Le talent de Dubosc ne tient pas dans le comique verbal ou la vanne, ni dans le burlesque, son invention réside dans une sorte d’oubli narcissique, d’inconscience propre à l’acteur comique – et sans doute fallait-il que l’acteur dépasse les quarante ans pour « inventer » Patrick Chirac sur les restes des rôles de jeunes premiers dont il rêvait dans les années 80 (dans A nous les garçons de Michel Lang par exemple).

Le public, jamais idiot, a boudé All inclusive parce qu’il a sans doute vu que Jean-Paul Cisse n’était qu’un ersatz de Patrick Chirac, qu’il était un Patrick Chirac jetlagué, parachuté dans une comédie sans territoire : ce club guadeloupéen où l’acteur est plus ou moins exclu à cause de son âge (les filles du club l’appellent «  le  ieuv »). Pas de doute, nous sommes bien revenus avec All inclusive dans le territoire cruel du Splendid, auquel Warren Lambert vient de consacrer un livre assez remarquable[22] [22] Warren Lambert, Tropique du Splendid : essai sur la France des Bronzés, éd. Lettmotif, 2019. , démontrant que toute l’idéologie de la troupe, depuis leurs premières apparitions dans Le Locataire (Roman Polanski, 1976) jusqu’aux rôles de la maturité, s’est construite sur l’humiliation et le rejet de l’autre. Dans ce club où Balasko et Lhermitte se font des clins d’oeil (« on ne se serait pas déjà vus quelque part ? »), Dubosc n’a plus le rendement comique qui était le sien dans Camping : il y a quelque chose de pourri dans ce club de vacances.

A suivre.

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