Tourné à Nantes et Paris entre juin 2007 et juin 2008, Jeunes, Militants et Sarkozystes s’offre pour le collectif Othon, fondé à la fin des années 1990, comme une première enquête dont le terrain est non pas la rue, les meetings ou l’organisation quotidienne d’un parti, mais les discours. Découpé en chapitres reprenant quelques-uns des grands thèmes du candidat victorieux à la présidentielle de 2007 (l’héritage de 1968, le travail, la nation,…), le film est traversé par une interrogation qu’il ne formule jamais tout à fait, si ce n’est dans la dimension cumulative de son titre : comment peut-on être à la fois jeune et militant et sarkozyste ? On peut toutefois imaginer que c’est d’une telle articulation que provient le désir du film, le troisième terme venant bousculer ce qu’il y a de partageable dans les deux autres, à savoir l’appartenance à une même génération et l’intérêt concret pour la politique. Après une présentation individuelle, où les membres du collectif et les militants mélangés évoquent face caméra leur situation professionnelle et leur engagement, une courte scène montre l’équipe se préparer au tournage. Gaëlle Bantegnie et François Bégaudeau se font face, tandis que les autres, en arc-de-cercle, les écoutent un peu en retrait. Il s’agit alors autant d’éprouver sa propre capacité d’argumentation que d’envisager la sensibilité de l’autre à un sujet, en l’occurrence la « valeur mérite ». L’élaboration d’une stratégie collective pour déjouer la rhétorique sarkozyste est indissociable d’une tentative d’explicitation de la position adverse. Le terme de « position » peut d’ailleurs s’entendre littéralement, puisque Bantegnie et Bégaudeau échangent leur chaise afin que la polarisation gauche-droite se matérialise également dans l’espace – comme ce sera le cas durant les entretiens. Ce qui apparaît alors ne cessera de se confirmer : le partage politique n’est pas le site d’une potentielle réversibilité (du pareil au même), mais d’une co-dépendance (l’opposition se construit en partie contre et donc avec l’autre) en même temps que d’une franche incompatibilité (l’effort pour parvenir à articuler une pensée de droite est tout aussi évident que le plaisir de voir son camp porter un coup jugé fatal).
Jeunes, Militants et Sarkozystes se place ainsi sur un terrain particulièrement friable. L’enjeu n’est pas simplement de recueillir la parole des militants, il est d’en pointer les paradoxes, ou plus exactement d’en dénaturaliser les évidences afin d’en montrer la nature idéologique, les valeurs se révélant comme autant de moyens de masquer et de justifier le fonctionnement de la structure sociale. Ainsi d’un développement sur le mérite individuel s’acheminant, de contradiction en contradiction, vers un éloge de l’héritage. Le film pourtant se doit aussi de rendre justice aux paroles données. Tout en sélectionnant, condensant et rapprochant, le montage vise à ne pas trahir les discours adverses – sans quoi il rendrait la conversation elle-même inutile, et le film hors de propos. La tâche est d’autant plus délicate que le collectif n’a pas fait le choix d’un interlocuteur unique, ou de personnes particulièrement aguerries – les hésitations sont nombreuses, les incohérences criantes et les lacunes parfois accablantes. Ce serait cependant mal juger le film que de le considérer à charge. Il faut l’envisager non comme un commentaire, mais bel et bien depuis les situations d’échange qu’il élabore : à travers les dialogues en face-à-face et la mise en série des réponses, qui se prolongent, se renforcent ou se contredisent, il cartographie, dans ses pleins et ses creux, un certain imaginaire de droite. Si, dans le passage d’un militant à l’autre, le montage ne trahit ni les individus ni la conception qu’ils se font de leur parti, c’est que la pensée politique, à ce niveau ordinaire-là, relève moins d’une machinerie conceptuelle rigoureuse, que d’une nuée où s’entremêlent et se condensent mots-fétiches, clichés, observations empiriques, spéculations approximatives, idées orphelines, croyances ingénues et doutes sincères. En somme, si les interviewés se reconnaissent dans le film, s’ils en valident face-caméra la pertinence lors de son épilogue, ce n’est pas, comme le croirait un gauchiste ricanant, par bêtise ou vanité. Au moins trois autres motifs peuvent être avancés. Le premier relève, quand même, d’un certain narcissisme, chacun ayant pu se trouver éloquent – ou, à défaut, plus éloquent que le voisin, à moins que ce ne soit le groupe qui rattrape les errances individuelles. Le deuxième consiste à voir dans les contradictions un signe de vitalité d’un parti non-dogmatique, où des différences peuvent s’exprimer à l’intérieur d’un cadre commun. Le troisième est que l’ordre du discours est toujours plus impersonnel, impur, embrouillé que l’on ne veut bien l’accepter – par là se justifient et se rationalisent tant que bien mal des affects troubles, des sensations diffuses et des impressions tenaces. La mise en mots, même confuse pour autrui, reste pour soi une mise en forme. Quelque chose s’esquisse, s’expose, fait sens – ne serait-ce que parce que cela ressemble à du déjà-entendu. D’un point de vue de gauche, le film ne peut avoir d’autre horizon que l’aporie. On ne se convainc en réalité que soi-même. Les deux camps s’accorderont donc sur leurs désaccords.