Le cinéma autre #1

La marche, un autre mouvement du cinéma

L’exposition temporaire L’autre de l’art, accueillie par le LaM entre octobre et janvier 2014-2015, faisait lumière sur des créations découvertes en dehors de l’art institué, dans une démarche visant à en interroger les frontières. Dans ce cadre, le 8 janvier 2015, le LaM a ouvert son auditorium à une journée d’étude sur le cinéma, coordonnée par Lucie Garçon (CEAC). Intitulée Le cinéma autre, elle a fourni l’occasion de réinvestir, autour des films, le paradigme de cet « autre » de la création et ses visages multiples – primitif, populaire, originel, enfantin, machinal et anonyme, ainsi que le cinéma lui-même peut se présenter, à bien des égards. Dans le prolongement de cette journée, nous publions les textes des participants, au fil desquels surgiront des points de convergence. Car si ce cinéma autre, à l’image de L’autre de l’art, ne saurait s’appréhender comme une catégorie définie, les échanges entre chercheurs et cinéastes intervenants ont permis d’en saisir plusieurs traits, d’un film à l’autre, laissant ainsi deviner une transversale opérante.

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De même que la musique, la littérature ou la peinture ne peuvent se penser au singulier de l’article, le cinéma ne peut se réduire à une seule conception. Non seulement l’art cinématographique se déplace sans cesse entre ce qu’il est à un moment donné et ce qu’il n’est pas ou pas encore mais, comme tout art, il résulte des mouvements d’absorptions ou de relégations, fussent-ils momentanés, qui en modulent la totalité transitoire. Complémentairement, on constate une propension de l’art du XXè et XXIè siècles, en général, à faire mouvement vers la condition filmique. Tandis qu’une fois de plus on évoque “la mort du cinéma”, il est partout sous des visages différents et en différents lieux.

Si l’on a presque toujours pensé le cinéma comme un art de la “représentation” c’est-à-dire produit d’une technique, d’une maîtrise et d’une intention, tout le cinéma ne se range pas sous la bannière du réalisme. Et pour reprendre l’idée de Jean-Louis Leutrat d’un fantastique DU cinéma, il existe des films voués à faire de leur matériau (la transparence pelliculaire, le défilement, la lumière et l’ombre…) et de leurs imaginaires le lieu d’une « vie des fantômes » ou d’un  « autre visible »[11] [11] Jean-Louis Leutrat, Un autre visible. Le fantastique du cinéma, De l’incidence éditeur, 2009. . Le régime réaliste, lui-même, offre ses polarités. Il a pu être défini par le mode d’existence technologique issu de ce que André Bazin appela « l’ontologie de l’image photographique » qui aujourd’hui n’a plus la même pertinence ; le plus souvent cette appellation dépend des réalités enregistrées (le profilmique), des histoires que le cinéma a racontées en héritier des préceptes dramaturgiques aristotéliciens prônant chronologie, causalité et vraisemblance. Mais ces mêmes caractéristiques ne cesseront de faire l’objet de détournements selon la diversité des genres filmiques tandis que les innovations esthétiques, les recherches du cinéma expérimental, le film-essai ou le film d’animation, balisent épisodiquement les continuelles métamorphoses de ce moyen d’expression. De sorte que parler du cinéma ne peut renvoyer qu’à un partitif, c’est-à-dire à un ensemble de partitions mobiles.

Il y a, en effet, à concevoir une différence des arts selon l’analyse qu’en proposent Jean Lauxerois et Peter Szendy[22] [22] De la différence des arts, textes réunis par Jean Lauxerois et Peter Szendy, L’Harmattan/Ircam/Centre Pompidou, Les Cahiers de l’Ircam, 1997.  : «  Différence fait moins signe, ici, vers ce qui sépare un art d’un autre que vers ce qui le sépare de lui-même. Interroger une telle différence exclut à la fois le repli identitaire de chaque art sur lui-même et son ouverture non problématique sur une pluralité conçue comme une donnée factuelle (ou ce qui revient peut-être au même, ontologique). »

Il y a donc à penser le cinéma dans ce qui le porte à se différencier lui-même, ce qui l’écarte de toute idéalité a priori, ce qui le travaille à sa limite, aussi bien interne qu’externe. Ainsi donc, il y a toujours de l’autre procédant de ces redistributions, un autre du cinéma qui serait une puissance d’être en devenir.

Une poétique de l’image mécanique de la marche

On en distinguera un aspect volontairement transversal et transhistorique qui participe d’une poétique de la marche. La figure du marcheur hante toute une contrée de l’imaginaire comme l’a montré une exposition et son catalogue intitulés Un siècle d’arpenteurs. Figures de la marche[33] [33] Un siècle d’arpenteurs. Figures de la marche, Editions de la Réunion des Musées Nationaux, 2001.  , allant de l’automatos antique (qui se meut de lui-même) à la sculpture emblématique de Rodin et tant d’autres exemples. Le mouvement des images qu’on dira “cinématographique” c’est-à-dire, comme l’a décrit Gilles Deleuze, fait de “coupes mobiles”, a eu un rapport particulier avec la figuration de la marche. Elle est omniprésente dès la chronophotographie. Depuis cet ancêtre de l’image animée et cette provenance historique, nous la suivons dans les vues Lumière et nous la retrouvons dans certains moments du cinéma notamment moderne avec ce que Deleuze désigne par forme-bal(l)ade. Car à l’inverse du régime représentatif narratif où elle serait dépendante d’une situation dramatique (et souvent générique) réclamant une action-réaction définie, le mouvement de la marche est d’abord strictement physiologique, inexpressif de par son origine naturelle mais non dénué d’attrait. Loin de n’avoir été que des étapes techniques, la chronophotographie ou l’invention du cinématographe Lumière font apparaître, à l’aide de ces images de marcheurs, une propriété du mouvement cinématographique. Le défilement mécanique ne se conçoit tant comme double de celui de la marche, qu’en ce que la marche est à l’image du défilement mécanique des coupes mobiles puisqu’elle-même ne se continue pas sans une série (physiologique) de ruptures alternées (ce que font apparaître les représentations graphiques de son enregistrement dues à Marey).

Cette double articulation est en outre attachée à une figuration de l’homme caractéristique de ces images mécaniques. A l’instar du titre de Jean Louis Schefer[44] [44] Jean Louis Schefer, L’homme ordinaire du cinéma, Cahiers du Cinéma/Gallimard, 1980. , l’homme du cinéma, c’est l’homme ordinaire rendu visible par le mouvement cinématographique autant que par le fait d’enregistrer la forme de son apparaître. Autrement dit, c’est l’homme du commun révélé dans le mouvement par lequel le cinéma a enregistré autant que changé l’apparence du monde en la vouant à son mouvement. Et c’est, en même temps, ce par quoi le mouvement cinématographique en ses coupes mobiles produit un appareillage de la vue qui se distingue de la perception rétinienne directe. Ces divers enjeux accordent à l’image de la marche une fonction spéculative par laquelle sa captation n’est pas réaliste à proprement parler, ne se réduit pas à l’enregistrement du réel. Avec la chronophotographie, les vues Lumière, ou un certain cinéma, l’homme marche dans l’image parce que ces appareils ont voué l’apparaître aux images en mouvement.

La chronophotographie pratiquée par Etienne-Jules Marey, n’est pas réaliste au sens où le terme définit traditionnellement les effets de ressemblance obtenus par un art maîtrisé de la représentation (littéraire ou visuelle). Obéissant à une ambition physiologique, la décomposition du geste visait à obtenir une image de la nature afin de voir « la machine animale » pour reprendre un titre oxymorique d’un ouvrage de Marey.

On saisira mieux la particularité de l’entreprise en comparant, par exemple, avec les photographies de Duchenne de Boulogne ou les travaux chronophotographiques d’Albert Londe à la Salpêtrière. Ces derniers voulaient identifier les anomalies anatomiques, les irrégularités ou les altérations gestuelles dues à la maladie mentale. Ils composèrent le registre des traits constitutifs des pathologies nerveuses : un catalogue de difformités, de distorsions de faciès, un répertoire médical en quête de types (le typage, obsession du XIXè siècle). À l’opposé, les chronophotographies du physiologiste Marey, associé au gymnaste Georges Demenÿ, ne montrent que des sujets normaux. Elles exposent les variations apportées par le déplacement de corps sains, bien proportionnés voire sportifs. Frappe la banalité des individus choisis (homme, femme, enfant ou animal d’un modèle courant, pourrait-on dire) ou du thème retenu (principalement le pas, mais aussi le saut, la marche à diverses cadences, l’évolution sur divers sols, plats, inclinés, en escaliers). Les images présentent l’individu ordinaire à la faveur de mouvements ordinaires et non des types au moyen de critères discriminants. L’exécution de mouvements sans finalité produit une série illimitée de répétitions du même geste, ne constituant pas un signalement singulier (un tic, une mimique), encore moins l’expression d’une subjectivité ou un trait de personnalité (comme le voulait le bertillonnage, ancêtre anthropométrique de la fiche d’identité). Les chronophotographies de Marey ont les propriétés de ce que l’on n’avait pas vu ou pris la peine de voir ou pas eu à voir parce qu’il n’y avait rien à observer dans le simple fait d’un individu qui se déplace. L’infini de cette régularité rend le défilement saisissant car il n’y a rien à découvrir sinon la possibilité de la reproduction illimitée d’un fait quelconque. S’y profilent une écriture de masse et une reproduction quasi industrielle. Plus que la recherche scientifique ou physiologique, l’horizon spéculatif serait anachroniquement le ready made ou les ensembles sériels dus à Warhol ou d’autres. Frappe aussi la contemplation d’un “constructivisme” chronophotographique. S’impose, en effet, la géométrie de files de corps, vus de face, de dos, latéralement, en profondeur ou par-dessus. Une suite obstinée de déplacements sans âme ni émotion, alternant des piétons, des coureurs, des sauteurs, des hommes, des femmes, vêtus ou nus, en maillots de sportifs ou collants. Une étrange communauté se met en marche on ne sait pour quelle destination, le plus naturellement du monde, sans intention particulière. Et l’on ne sait si l’on est inquiet ou fasciné à ces visions rigoureusement égales, “blanches” en quelque sorte, qui suspendent tout sens ou recherche d’effet.

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Les vues les plus originales conçues par les Frères Lumière sont celles qui ne sont point narratives ni documentaires (alors que ce sont ces orientations que reprendra majoritairement à son compte le cinéma qui ne va pas tarder à se développer). En fait, ce qui retient l’attention, ce sont celles qui n’obéissent pas à une intention aisément objectivable et font naître une méditation sur la mise en image d’un simple comportement humain. Il en est ainsi de la Sortie d’usine dont il existe plusieurs versions. Série dont on donne pour principale justification la raison commerciale (la copie facilitant la diffusion…). Ce qui ne suffit pas à convaincre. Il existe, de même, une série Arrivée d’un train en gare de […] mais le cadre de l’action est changé (outre La Ciotat, à Perrache, à New York…) et en général le catalogue de l’entreprise permet de constater que la reprise d’un thème ou d’un sujet est rarement à l’identique.

Caractéristique de la vue Lumière, l’homme ordinaire du cinéma est en marche et l’entrée, la sortie, le va-et-vient d’un groupe humain ( cf. La Place des Cordeliers à Lyon) sont devenus un sujet du cinématographe. Ces mouvements autant aléatoires que répétitifs refluent dans notre mémoire avec les images chronophotographiques qui, elles, sont davantage prévisibles (en raison d’un cadre spatial réduit avec individu et action uniques) mais tout autant hypnotisantes.

La Sortie d’usine montre un groupe de femmes et quelques hommes cadrés dans un espace intermédiaire, ni lieu du travail ni lieu du loisir. L’usine ou le métier sont invisibles, relégués dans la profondeur obscure située derrière le grand portail ; quant à la vie privée ou celle d’après le temps de l’usine, elle n’apparaît pas non plus. Aucune de ces personnes n’accomplit quelque chose ou ne rejoint quelqu’un ou un ailleurs. Difficile à qualifier, la scène n’est pas informative ni sociologique à proprement parler (une classe sociale, ouvrière, mais sans le travail qui la définit), ni narrative en raison de cet intervalle spatiotemporel de vacuité. Demeure le flux des personnes et les petits aléas anodins des déplacements, variant au gré des versions de la scène. L’écran devenu plaque de microscope (comme suggéré par Noël Burch, dans La lucarne de l’infini), mais où la curiosité pour le connaissable est remplacée par l’émotion que procure ce qui est connu, par la reconnaissance du “c’est bien comme ça” ajoutée au “ça a été” barthésien. C’est probablement à l’aune de cette sorte d’esthétique que se mesure le succès public de la bande (et sa démultiplication commerciale). Pour la grande majorité des spectateurs d’origine urbaine, populaire, sinon ouvrière, des bandes du Cinématographe, il n’y eut pas grand-chose à découvrir dans ces images d’une condition qui était la sienne.

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Que la marche en sa banalité cinégraphique ait pour mesure idéale le pas de l’homme, lui donne une certaine grandeur et autorise à y voir une question pour le cinéma moderne. Sans ignorer la doxa qui fait de certaines déterminations matérielles (caméra plus légère, emploi du Nagra, abandon des studios, etc.) la raison du passage au cinéma moderne, nous croyons que les métamorphoses formelles sont souvent appelées par une aspiration philosophique qui conduit aussi le progrès technologique. C’est ainsi que Jacques Rancière[55] [55] Cf Le Partage du sensible. Esthétique et politique, La Fabrique-Editions, 2000 (entre autres ouvrages du philosophe). identifie un “régime esthétique” de l’art en rupture avec le “régime représentatif”. Ruptures que les arts pratiquent à la faveur de plusieurs manifestations tant en littérature qu’en peinture bien avant l’arrivée du cinéma. Emergence du vulgaire, assomption du commun, vies minuscules, mise en scène de gestes quotidiens, connaîtront de nombreux avènements dans l’art du XXè siècle. Ce cadre conceptuel est accueillant à la marche.

Soit qu’on la pense avec Agnès Varda disant à propos de la Nouvelle Vague :  « il y avait forcément un personnage qui marchait longuement dans la rue comme dans A bout de souffle, Le Signe du Lion, Cléo de 5 à 7, Lola […] mais marcher pour moi, c’est surtout quelque chose de très profond. Une personne qui marche, c’est quelqu’un qui avance comme La Femme de nulle part de Delluc, comme Charlot et Paulette Goddard à la fin des Temps modernes ou Mona qui marche – nous le savons dès le début – vers sa mort[66] [66] Entretien avec Agnès Varda, Limelight n°55, décembre 1996.  ». Depuis La Pointe courte (1954), Varda a élaboré plusieurs formes de déambulations ayant pour décor un petit port, les rues de Paris, un coin de province et qui s’évadent d’un cadre sociologique pour prendre des allures de parabole si l’on se souvient que les plus fameuses dans l’Evangile (celle du Semeur, celle du Fils prodigue…) sont des marches soutenant le discours allégorique.

Soit qu’on envisage la marche dans le cinéma moderne à l’aide du concept de forme-bal(l)ade que Gilles Deleuze place à l’articulation de ses deux ouvrages, L’Image-mouvement et L’image-temps. Articulation complexe à l’instar du mot-composé/valise créé par le jeu avec l’orthographe (avec un seul L, balade désigne le fait de marcher ; entre parenthèses, avec deux L, c’est devenu un poème ou une pièce musicale). Ce concept à la forme éminemment mobile, se calque sur les moments de glissements insolites, poétiques, disruptifs, apparus dans certains passages de films. L’élaboration de ce concept fait se souvenir de la remarque de Deleuze : « l’introduction du mouvement dans le concept se fait exactement à la même époque que l’introduction du mouvement dans l’image[77] [77] Cf Pourparlers, Editions de Minuit, 1990, p. 82.  ». Cette intrication permet de retrouver, sous la situation concrète de l’action de se promener, la magie des marches mécaniques primitives sans finalités déterminées. Pour le dire avec les mots de Deleuze, sous le régime de la bal(l)ade s’enraye le schème sensori-moteur et la logique de l’action-réaction ; on accède aux espaces déconnectés, aux situations optiques ou sonores pures qui dans leur excès sensible commandent au regard “voyant”. Le philosophe repère chez Jean-Luc Godard ou Jacques Rivette d’extraordinaires films de ballades : « Dans Pierrot le fou, le passage du relâchement sensori-moteur “j’sais pas quoi faire” au pur poème chanté et dansé “ta ligne de hanche” ou dans Le Pont du Nord, la ballade de deux étranges promeneuses » écrit-il[88] [88] Gilles Deleuze, L’Image-temps, Editions de Minuit, 1985, p18-19. .

On passe aisément d’une conception à l’autre avec Le Signe du Lion. Le film de Rohmer (1959-1962) est l’histoire de Pierre Wesselrin, un compositeur et violoniste de talent que sa paresse condamne à la vie bohème de Saint-Germain des Prés. Il se croit riche à l’annonce du décès d’une tante mais se trouve aussitôt déshérité. Ses amis étant en vacances, il connaît un brusque changement de condition et se clochardise, errant dans le désert du mois d’août parisien. Après une demi-heure du film, commencent les déambulations de Pierre qui renouent avec l’image princeps du générique se déroulant sur une vue en travelling de la Seine, associée à un motif musical de Louis Saguer au violon. Le film compte huit séquences de marches qui assurent la perte progressive de la fonction narrative de ces actions au profit de l’émergence d’un moment de temps pur.

Le cinquième trajet accompli par Pierre constitue une pliure dans la série. Pour tenter d’arranger encore sa situation, Pierre s’est rendu à Nanterre à une adresse où il devait trouver un travail. L’information se révélant fausse, il s’en retourne mais, ayant perdu son ticket de métro, il doit rentrer à pied. Désormais sans espoir, Pierre marchera sans plus de but véritable.

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L’abandon progressif du mode dramatique se fait d’abord par les moyens du récit. Son abattement est illustré conventionnellement : Pierre souffre de la chaleur, de la soif, de la faim ; il croise plusieurs personnes au moment du déjeuner qui sont indifférentes à son dénuement ; il s’approche d’un couple d’amoureux qui le bouscule par inadvertance ; il regarde une mère et ses enfants venus pique-niquer au bord de la Seine. Autant que l’épuisement du personnage, ces courtes scènes font éprouver l’épuisement de l’action narrative. Le temps n’a bientôt plus cours tandis que Pierre retire sa montre. A la différence du fatigué de quelque chose, l’épuisé éprouve l’absence de tout possible[99] [99] Cf Gilles Deleuze, « L’Epuisé » dans Samuel Beckett, Quad et autres pièces pour la télévision, Editions de Minuit, 1992, p 56-106. . La perpétuation de la marche de Pierre, soulignée par les fondus enchaînés, le bruit régulier des pas quel que soit le sol, et la reprise du motif musical apparu au générique nous entraîne dans un continuum étendu à toute chose. Mouvement général de monde fusionnant sans discrimination les rumeurs et les voix de la ville, les marches de Pierre, la perspective des rues, la fuite des quais, l’écoulement du fleuve, le passage d’un navire. C’est la conversion du temps en durée qui induit le cinéma de voyant. A la différence de la mesure arbitraire du temps, la durée ne suppose aucune intentionnalité. Tout va, dure et s’écoule… Le film négocie cette partition au sein de la situation dramatique en se différenciant de la stricte conduite d’une action pour laisser affleurer la conscience de la durée chez le spectateur qui n’en fait pas l’expérience mais en acquiert la pensée. Temps absolu, non mesurable, sinon cosmique (entrant en résonance avec le titre astral du film).

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Dans ce cinéma moderne, la marche ne fait rien avancer mais accroît la sensation d’être au monde telle que la procure le spectacle de la chronophotographie ou les plus remarquables vues Lumière lorsque selon une expression de Nicole Vedrès, « les feuilles bougeaient partout » et que, réalisatrice du film de montage d’actualités Paris 1900, elle revient sur son propre film en le rapprochant du Repas de bébé : « Devant nous défilaient des rues, des barbus, des foules, des rivières, des armées, des avions, des cyclistes, des oiseaux… tout cela généralement sans titre, sans date précise, sans rien qui nous permît de faire jouer autre chose que notre goût […]. Tout était là, le hasard avait opéré avant nous, le tour était joué, les feuilles bougeaient partout […]. Voilà ce que rien, aucune invention, aucun art n’avait encore offert […]. Voilà qui dépassait toutes les frontières de la vraisemblance, tous les procédés de représentation.[1010] [1010] Nicole Vedrès, « Les feuilles bougent », Paris, le…, Mercure de France, 1958.  »

Ainsi un mouvement d’appareil double de la mécanique de la marche livrait le battement anonyme du monde.

Suzanne Liandrat-Guigues enseigne à l'Université de Paris-8.

Images : Etienne-Jules Marey et Georges Demenÿ, Marche ordinaire, Station physiologique, Boulogne sur Seine, 1894 / Auguste et Louis Lumière, Sortie de l’usines Lumière à Lyon, troisième version, Lyon, 1895 / Eric Rohmer, Le Signe du Lion, Ajym Films, Paris, 1962.