1. Les critiques font bien des erreurs. En voici une, de Michel Delahaye et Jean Narboni :
« [Titicut Follies de Frederick Wiseman] :
Dans le cadre de l’actuel renouveau, on voit encore mieux saillir les défauts de l’ancien cinéma direct américain à la Leacock ou à la Pennebaker, avec son ambition systématique jusqu’à l’infantilisme, de ne vouloir saisir que la réalité nue, épurée de tout semblant de localisation, de tout ordonnancement, ou commentaire (dans le style « laissons parler les images »), pseudo-austérité qui laisse le champ libre à toutes les contorsions, volontaires ou non.
Ici, le spectacle « nu » de l’asile (nous ne saurons évidemment jamais lequel, ni même de quel type, répondant à quels critères et pour quels malades), où se déchainent les horreurs de tous les gâtismes et de toutes les tares physiques et mentales, débouche immanquablement sur un sous-jacopettisme du plus sinistre aloi[11] [11] DELAHAYE Michel, NARBONI Jean, « C’est la révolution ou d’une année huit jours », in : Cahiers du cinéma, n°202, juin-juillet 1968, p. 59. . »
Précisons que ce petit entrefilet des Cahiers, daté de juin-juillet 1968, précède tout juste leur séparation d’avec Michel Delahaye, en raison d’un désaccord idéologique s’avérant insurmontable. Avec le recul de l’histoire, le binôme Delahaye-Narboni paraît bien mal achalandé face à la démarche cinématographique et politique dont le fondamental Titicut Follies est désormais un fer de lance. Certes, le binôme en question ne savait pas que ce film allait être censuré pendant vingt-quatre ans tandis que son auteur alors inconnu, Frederick Wiseman, deviendrait le grand cinéaste que l’on sait[22] [22] Rappelons ici l’actualité récente du cinéma de Wiseman : la distribution de la version restaurée de Titicut Follies à l’automne 2017, suivi de sa nouvelle édition par Blaq Out sous la forme d’un DVD à part (après la sortie de l’intégrale Frederick Wiseman, en trois coffrets, entre 2015 et 2017), le tout venant s’ajouter à la sortie en salle d’Ex Libris. . Plus curieux : Delahaye et Narboni n’auraient même pas vu que si ce premier film relevait bien du cinéma direct par ses aspects techniques, Frederick Wiseman ne rejoindrait pas si facilement la grande famille des Leacock, Pennebaker et autres Jaccopetti ; que Titicut Follies était plutôt de ces objets difficiles à ramasser – pour reprendre la belle expression de Jean Cocteau -, de ceux que l’ordre médiatique-publicitaire contemporain rechigne à mettre en avant pour s’assurer du confort de son audimat. Et cela d’abord, évidemment, en raison de ce qu’il montre : un asile et donc, entre autres, des fous.
Mais que reprocha-t-on à ce film, au juste ? De montrer une « réalité nue » et « les horreurs de tous les gâtismes et de toutes les tares physiques et mentales » le cas échéant, ou bien de permettre toutes ces « contorsions, volontaires ou non » ? Ne résistons pas au plaisir de souligner en passant le ton très dix-neuvième de cette prose. Mai 1968 n’avait donc pas coupé la vieille France de ses principes fondamentaux ; et même dans les Cahiers du Cinéma qui ruminaient alors (comble) leur virage maoïste, les voici qui se rappellent au lecteur : en attendant que la censure fasse son office, il faudrait d’abord, à tout prix, se maintenir à distance de la folie. Et tant pis s’il faut lâcher en chemin ce mot de « contorsions ». En voulant désigner par métaphore ce que le cinéaste infligerait à la vérité, celui-ci laisse reparaître le grand refoulé du texte de Delahaye-Narboni : les contorsions des corps visibles, audibles, à travers les équipements de cette psychiatrie pénitentiaire.
Nous sommes en 2018. Titicut Follies est réhabilité, et depuis quelques mois, couvert des éloges qu’il mérite. Il ne saurait être question de rattraper ce qui ne se rattrape pas : les conséquences de ces vingt-quatre années d’invisibilité, du point de vue de l’auteur du film, comme du point de vue de l’Histoire générale. Mais il est encore temps d’exiger de la précision s’agissant de ce film, ne serait-ce que pour mieux accueillir ceux qui viendront encore, nous l’espérons, dans les sillages de ceux de Wang Bing (À la folie) ou de Joris Lachaise (Ce qu’il reste de la folie). Il est même grand temps. Car ni l’histoire de Titicut Follies, ni les évolutions du regard sur la folie dont se targuent nos sociétés occidentales n’auront suffi pour que soit définitivement renversé le contenu sourd d’une certaine réception « critique » dont voici une expression récente :
Les attaques [de Wiseman contre les gestionnaires de l’hôpital de Bridgewater, ndlr] manquent de subtilité, et l’impartialité se retrouve aux abonnés absents […]. En s’intéressant à quelques cas en particulier, le documentaire met en évidence la manière dont sont considérés les malades par une poignée de matons plus bourreaux qu’autre chose et un corps médical aussi absent que le respect de Thierry Ardisson. Mais, partagé entre deux côtés, filmer l’individuel ou se focaliser sur la communauté, Wiseman peine à faire coexister ces deux régimes […], surtout qu’il n’évite pas le voyeurisme à quelques reprises, lorsqu’il s’agit de montrer pendant de longs plans la folie des patients. Tout premier long-métrage du documentariste, Titicut Follies arbore les contours d’un dispositif qui a depuis fait la marque de fabrique de Wiseman, mais pour un fond éthiquement contestable, même s’il sert une bonne cause[33] [33] BOIS Maëlig, « Titicut Follies : la critique + le test DVD, publié le 7 mai 2018] » in avoir-alire. .
Ou encore (il y a deux ans) :
Ce cynisme parfois proche du sadisme s’installe en barrière émotionnel [sic] pour ces bourreaux qui vivent parmi les cinglés tous les jours, et provoque l’effroi chez le spectateur. Mais le cynisme nauséabond semble parfois contaminer le documentaire lui-même, tellement ce dernier s’évertue à castrer toute intimité, toute pudeur pour ne rien montrer d’autre que la réalité à l’état brut. Le meilleur exemple reste cette scène de montage alterné entre le moment où l’on force à nourrir un malade récalcitrant et le moment où on l’embaume après sa mort, en vue des funérailles. Signifiant explicitement que l’hôpital psychiatrique n’est qu’un endroit pour mener à la mort, la scène va même plus loin : elle veut démontrer l’absurdité absolue de ce système d’enfermement.
Un peu de nuance n’aurait pourtant pas été de trop […][44] [44] JOUANNY Marius, « Augmenter la dose de tranquillisants » in Sens Critique, publié le 7 juillet 2016.
Cette argutie objectiviste réclamant de l’« impartialité » ou de la « nuance » se mélange tant bien que mal avec cette autre appelant pour sa part à la « pudeur », à ne pas rendre visible la « réalité à l’état brut » ; et le tout reposerait sur une question d’éthique qui n’est posée nulle part. Ce fut aussi le cas aux Cahiers du cinéma en juin-juillet 1968. Ce fut aussi le cas ensuite, aux tribunaux du Massachusetts, où l’on convoqua Frederick Wiseman pour lui faire successivement toutes ces accusations contradictoires : de servir une propagande diffamatoire, de ne pas orienter suffisamment la lecture des images (absence de commentaire off), de trop en donner à voir (atteinte à la dignité des patients-prisonniers).
Or, la caméra, non-perverse, enregistre mécaniquement ce qui se trouve dans le champ. Un film ne donne à voir le spectacle « nu » d’aucune réalité, il ne la rend sensible que par l’entremise d’une image, à travers sa lucarne, son découpage, son organisation formelle intime. Mais pour ce faire il faut bien qu’il subisse, affronte, esquive ou traverse une autre organisation formelle, extérieure à lui : celle de la réalité matérielle, technique, humaine et sociale dans laquelle il se fraye une place. Dans le cas de Titicut Follies, on sait désormais comme le parcours fut difficile, dans la réalité particulière qu’est l’asile de Bridgewater. Il est bien évident que ces images portent la trace de la logique de brutalité qui y règne. La censure du film n’a pas manqué de le rappeler ensuite : les principales fonctions que se donne l’asile (dont : cacher la folie…) l’amènent à cacher son propre fonctionnement. Si une question d’éthique doit se poser, s’agissant de ce que montre ou cache le film de Wiseman, alors elle se pose en même temps quant à ce que montre ou cache l’asile de Bridgewater. Les problèmes de visibilité qui concernent le cinéma et qui touchent la critique, concernent aussi l’institution psychiatrique et touchent notre société.
Wiseman a obtenu, de la part du directeur de Bridgewater – Charles Caughan – les autorisations de tourner dans l’enceinte de l’hôpital-prison. D’après les images du film, sa présence et celle de la caméra ne semblent pas faire naître la moindre gène, le moindre scrupule dans l’esprit des gardiens, des animateurs et de l’équipe médicale. Dans les couloirs, on s’amuse qu’un homme à genou réclame de pouvoir travailler ; dans le hall d’entrée, on fanfaronne devant les prisonniers malades qui attendent l’ordre de se rhabiller ; tout au long du film on leur impose des interrogatoires tous plus absurdes les uns que les autres, manifestement destinés à les faire craquer (jusque pendant leur toilette). Tout ceci se fait devant la caméra. Un an plus tard, le film est monté, Charles Caughan et Elliot Richardson, lieutenant-gouverneur du Massachusetts, le visionnent et n’émettent aucune réserve s’agissant de sa diffusion. Ce n’est qu’après quelques semaines que l’Etat du Massachusetts, dont Richardson est alors devenu le procureur général, l’interdira, et que toute l’équipe de Bridgewater se rangera derrière lui pour maintenir cette censure le plus longtemps possible[55] [55] À propos de l’histoire du film et de sa censure, voir PILARD Philippe, « Titicut Follies, un film fondateur » in : Frederick Wiseman, chroniqueur du monde occidental, Paris : Cerf, coll. « 7ème Art », pp. 19-29. . Comment expliquer ce délai entre la supervision du film et son interdiction – par les mêmes personnes ? Comment expliquer que la présence de la caméra (non-cachée) n’ait pas été plus dissuasive pour les gardiens ? Comment expliquer enfin que cette présence fut autorisée ?
On se dit qu’un enchainement de malentendus pourrait avoir permis cette histoire : qu’un lecteur d’Erving Goffman s’introduise en ces lieux avec une caméra portée à son synchrone (il est vrai que Wiseman était avant tout professeur de Droit à l’université de Boston…) et qu’il n’inspire aucune méfiance à personne (il est vrai que son allure est sympathique, son regard bienveillant…), qu’un film d’une telle force soit perçu comme une petite bande inoffensive destinée à rester dans sa boite (Titicut Follies est un premier film, l’équipement et très léger…). Mais tout cela ne tient pas debout. Cette affaire n’est pas réductible à une série de petites équivoques : quelque chose de fondamental sous-tend l’ensemble, qui implique notre rapport à la folie, les structures sociales, les institutions et les discours, les architectures sur lesquelles il repose.
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2. C’est d’abord parce que Titicut Follies est un film documentaire sur les prisons-hôpitaux psychiatriques qu’il n’a pas été censuré lors de sa sortie en 1967. Il exprime le fond tragique de carnaval par lequel nous tenons face à la folie, tandis que nous nous y affrontons par quelques techniques, difficilement, au quotidien.
Encadré par des moments de fête qui sont autant de temps de résistance commune à la violence de la folie, le film de Wiseman expose méticuleusement le quotidien planifié d’une prison-hôpital en en suivant le déroulement. Il faut apprécier la fidélité du film à ce qui se fait dans ces lieux, avec des êtres humains en situation d’aliénation.
Passée la scène de fête introductive, les pensionnaires sont triés et sécurisés par une mise à nu avant d’être admis dans l’institution et de passer un entretien psychiatrique. Nous circulons alors dans les couloirs où la quotidienneté, âpre et pauvre, se donne à voir entre les prisonniers nus dont on nettoie les cellules et les corps, et les gardiens qui échangent avec eux. Il s’agit pour ces gardiens d’amorcer un dialogue avec les aliénés mais aussi sans doute de se ménager, par le simple fait de parler, un peu de vie et de force dans un lieu qui en manque cruellement. Dans la cour extérieure de l’hôpital ensuite, la folie criminelle – car cet hôpital est aussi une prison – peut s’exprimer dans toute sa spontanéité et sa complexité. On peut voir une discussion entre le psychiatre et l’un de ses patients, un trompettiste, des controverses politiques basculant dans une sexualité-monde. Puis vient, car il faut aussi le montrer, le pénible moment de l’intubation par sonde gastrique d’un patient qui refuse de s’alimenter et qui finira par en mourir. Les toilettes des morts font alors place à celles des vivants, plus exactement se poursuivent en parallèle, tout comme l’examen psychiatrique des patients se renouvelle malgré la gravité de leur cas. La dernière partie du film de Wiseman donne ainsi l’impression de s’accélérer. En fait, elle s’intensifie et va à l’essentiel. Les moments de routine voient leur présence réduite, la vie (dans une fête d’anniversaire) et la mort (par une extrême onction et un enterrement) prennent toute leur place, tragique, et le film s’achève comme il avait commencé, sur la scène du théâtre de l’institution au cours d’une dernière fête.
Entrer, vivre et sortir dans un cercueil de l’hôpital prison pour les fous criminels. Trier, évaluer, soigner, passer sa vie volontairement avec ces derniers pour les gardiens et les médecins. Voici ce que fait voir Titicut Follies pour ceux qui savent le schéma de ce qui se passe à l’hôpital, voici ce qu’y voient ceux qui y travaillent, suivant les nécessités du service, du soin quotidien et des moyens de s’y tenir. Voilà aussi pourquoi Titicut Follies ne fut pas censuré immédiatement par les autorités de l’hôpital qui le visionnèrent.
Wiseman, en juriste qu’il était, savait présenter aux juges les choses telles qu’ils les voyaient afin de défendre efficacement son point de vue. L’ordre du film correspondait à celui de l’hôpital, il était reconnu par ceux qui étaient filmés et qui autorisèrent la diffusion des images. Et si cet ordre était le bon, pourquoi auraient-ils douté de la légitimité à montrer les éléments qui le constituaient ?
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3. Titicut Follies fut pourtant censuré très rapidement après ses premières projections publiques, et après avoir gagné quelques prix en 1967 et 1968[66] [66] Premier prix du Festival du film documentaire de Marnheim en 1967, Prix de la critique et Festival Dei Popoli de Florence, en 1968. . La censure tout public dura jusqu’en 1991, le film n’étant autorisé au visionnage qu’auprès des professionnels du droit et de la médecine. Aujourd’hui encore le film s’achève par la reproduction d’un jugement de la Cour Suprême du Massachusetts, d’abord affichée au générique sous la forme d’une sentence juridique (« A brief explanation shall be included in the film that changes and improvements have taken place at Massachusetts Correctional Institution Bridgewater since 1966[77] [77] « Une brève explication devra être insérée dans le fil au sujet des changements et des améliorations qui ont eu lieu dans l’Institut de Correction du Massachusetts de Bridgewater depuis 1966 » »), réitérée immédiatement après comme une affirmation spontanée, ce qui ôte à la phrase toute crédibilité : « Changes and improvements have taken place at Massachusetts Correctional Institution Bridgewater since 1966 ». Titicut Folies fut empêché de projection publique pour atteinte à la vie privée et à la dignité des détenus fous qui étaient filmés[88] [88] Voir l’arrêt de la Cour Suprême des États-Unis du 15 juin 1970, qui reprend le parcours juridique du film afin de justifier de son non-saisissement de la requête de Wiseman contre sa censure. . On ignore si depuis 1966 la protection de la vie privée des détenus dans les hôpitaux-prisons s’est améliorée. On peut néanmoins citer un prénom et deux noms complets de prisonniers dont les corps nus sont, pour deux d’entre eux, exposés à la caméra. On voit le premier, Jim, créer un rythme de ses pieds nus à l’intérieur de sa cellule vide de tout – ni matelas, ni chaise, ni rien – et livrer quelques traits de sa biographie – pianiste, professeur de mathématiques – en réponse aux interrogations de ses gardes[99] [99] La séquence consacrée à Jim se déroule de 25:30 à 32. . Le second ne dit rien, ne fait rien non plus tandis qu’une sonde gastrique enduite du fond d’un pot de vaseline noire lui est enfoncée de sa narine droite vers son estomac afin d’y faire passer un peu de liquide versé dans un entonnoir[1010] [1010] Suivant les propos du psychiatre (le Dr Ross) peu avant l’intubation d’un des deux hommes (séquence entre 45:00 et 53:30). . Les noms, « M. Malinowski » ou « Joseph Chicory ou Chicarty » énoncés à distance de ces corps, un peu avant ou après qu’on ne les voie, leur appartiennent avec peine mais à coup sûr. Et voir ces corps nus est sans aucun doute choquant à cause de leur alliance à des noms ; la violence est montrée autrement que par la brutalité des corps, elle est montrée par des corps nommés. Pire que la masse des corps pornographiques, les corps qui ont un nom fragile et que l’on peut trouver insupportables, réalistes, à la projection illégale ou voyeuriste.
Mais il n’y pas que la violence faite aux corps nus laissés dans des pièces vides qui a dû suggérer aux censeurs d’agir. On peut aussi songer à la folie latente des gardiens, aux discours des psychiatres qui se font tantôt murs, tantôt effractions, à la mort sous toutes ses formes qui clôt le film, extrême onction, cadavre, cercueil, enterrement. Tout cela, le dispositif imaginé par Wiseman n’en cache pas le caractère intolérable pour ceux qui ne travaillent pas dedans, ceux qui ne sont pas pris dans la chronologie où ils ont de fait leur place comme gardiens, psychiatres ou gouverneurs. Les corps nus et les discours absurdes sont certes éparpillés dans une trame narrative, celle du parcours des fous prisonniers qui respecte la réalité de la prison psychiatrique, c’est-à-dire celle-ci comme institution. Mais cette dissémination fait par contre-coup de Titicut Follies un film à scènes, ce qui s’annonce dès son ouverture. Wiseman a choisi d’introduire son film, non par une présentation traditionnelle de son sujet (l’hôpital-prison, lui, n’était pas nommé par le film, jusqu’à ce qu’on impose l’ajout du carton final en 1991), mais par un spectacle donné par les détenus-malades et une partie du personnel soignant, une série de sketchs musicaux qui a d’ailleurs donné son nom au film : Titicut Follies. À défaut de contre-champ, on ne sait rien du public de ce spectacle.
Les saynètes constitutives du film qui s’ensuivent ne produisent donc aucune distance. Bien au contraire, elles sont autant de heurts pour les spectateurs non-familiers de l’institution dont il est question. Les images ne cessent de se succéder en sortant de nulle part. Cela aussi, il est important de le noter, est systématiquement voulu par Wiseman : il n’y a pas de propos introductifs, pas de voix off qui explique, aucun plan sur l’extérieur de la prison, rien qui permette de se repérer dans les lieux. Cette absence de dispositif d’exposition classique – où rien n’est expliqué, contextualisé, atténué par le savoir d’une médiation qui appartienne sympathiquement à la fois au monde du spectateur et au monde du film – laisse la brutalité s’exprimer. La violence clandestine des images ne pouvait donc pas tenir devant d’autres regards que ceux des fonctionnaires de l’hôpital qui en ont autorisé la diffusion initiale. La logique institutionnelle dont témoigne le film n’était pas destinée à passer sans violence au-delà de l’œil structuré à l’avance des censeurs de l’hôpital-prison.
Il faut même s’étonner, encore et sans cesse, que les images tournées par Wiseman aient pu l’être puis passer les murs de l’hôpital. Elles témoignent pour l’essentiel d’un intolérable qui ne dépend pas d’une évolution actuelle de nos sensibilités, puisque cet intolérable eut lieu dès la sortie du film hors de l’hôpital. Et surtout deux aveuglements successifs sont à penser ensemble: celui des fonctionnaires de cet hôpital-prison qui, de fait, n’ont pas vu tout ce que d’autres pouvaient voir, et celui des censeurs de ce film qui ne purent tolérer que tous puissent réagir à la matérialisation particulière de l’ordre social. Il s’agissait pourtant, au moins en partie, des mêmes individus. Avaient-ils changé d’avis sur ce qui se passait dans l’établissement, sur la visibilité possible qu’on pouvait en donner, ou sur ces deux choses ? Il est difficile de le savoir, alors qu’une partie des jugements sur le film se joue là aussi pour les spectateurs. Faudrait-il que l’hôpital-prison de Bridgewater soit autrement, ou Titicut Follies, ou les deux ?
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4. Comme les fonctionnaires de l’institution, Wiseman avait en tête que l’hôpital prison de Bridgewater était une organisation sociale systématique, et peut être l’effet de l’organisation sociale en général. La succession percutante des scènes et la manière dont Wiseman peut s’attarder douloureusement sur les gestes ou les paroles les moins justifiables n’empêche pas en effet que son film soit composé de la répétition de quelques situations dont on peut faire la liste close : les fêtes d’hôpital, le déshabillage des corps, le déplacement des corps, les entrevues entre psychiatres et patients, la teneur politique de la folie, la maîtrise des corps, l’extérieur où les personnes se rassemblent, l’intérieur où elles circulent et sont individualisées, les moments d’extrême dureté qui rythment les parcours. A première vue, toutes ces scènes sont dispersées dans le film, et ne laissent qu’une vague impression de répétition. Celle-ci pourrait suffire à rendre compte du montage du film si, pour Wiseman, les chocs successifs provoqués par ces scènes comptaient avant tout. Plan après plan, le spectateur finirait par les identifier tout en étant toujours soumis à un effet de surprise, ce qui ferait naître en lui la conscience du caractère intolérable de ce qu’il voit.
Mais Wiseman ne procède pas seulement par effets directs et kaléidoscopiques, il a aussi systématiquement réparti les répétitions dans son film, ainsi que leur signification. Quatre moments de fête sont ainsi présentés : le spectacle du début que l’on retrouve à la fin, une séquence chantée à proximité d’un poste de télévision (« Chinatown, my Chinatown »), une fête d’anniversaire avec une proposition de jeux et d’animation pour les détenus. Le film est de la sorte structuré autour de ces quatre fêtes en trois segments et autant de répétitions. Les situations typiques reviennent alors d’une séquence à l’autre pour proposer par leur variation des interrogations possibles sur ce qui se passe. La fragilité des corps : les pensionnaires sont fouillés à nu, le sexe de M. Malinowski ou Joseph Chicory ou Chicarty est couvert d’une serviette, des corps difformes apparaissent à la fin. Les rapports entre psychiatres et patients : un accord se manifeste entre un prisonnier et un psychiatre, puis une discussion a lieu avec un second prisonnier, enfin le psychiatre s’impose. La violence physique : d’abord les gardiens parlent de leur sensibilité aux gaz lacrymogènes, puis vient la longue scène de l’intubation gastrique, avant que la mort ne close les violences. La disparition dans l’enfermement : on met en cellule, puis en cercueil, puis en terre.
Cette structure ne fait pas de Titicut Follies un documentaire didactique, pas du tout un imagier de thèses illustrées sur tel ou tel sujet. Elle indique que Wiseman a conçu son film sans se laisser aller au flux de ce qu’il avait vu, sans croire non plus que montrer une multitude de violences excluait que ces violences avaient des formes et se combinaient entre elles. Son film, sur un établissement misérable du fin fond du Massachussets, tente de faire passer des images de l’intérieur de cette institution vers l’extérieur, et le fait en dépassant de très loin le cas particulier dont l’existence est en question. Comment agissons-nous sur les corps individuels en les traitant en masse par des discours rationnels qui ne trouvent guère quoi faire des autres discours ? Dans Titicut follies, la durée des temps de parole est égale à celle qu’occupe les corps en mouvement, une quarantaine de minutes, la moitié du film. Pas plus que Wiseman ne s’est contenté de jeter sur l’écran ce qu’il aurait directement capté avec sa caméra, les hommes violents et les hommes violentés ne sont sans discours.
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5. Un point de cristallisation du regard, régulièrement désigné par les commentateurs de Titicut Follies, se situe à peu près au milieu du film, autour d’un montage alterné entre un corps vivant que l’on malmène, et un corps mort que l’on apprête à sortir. On trouve les deux, dans cet hôpital : tel est indéniablement le constat de Wiseman, tel est bien ce dont il fait part à ce moment du film. L’hôpital, son personnel et sa direction ont bénéficié de nombreuses occasions de contester ce point devant les juges ; Bridgewater doit désormais se contenter d’un carton final indiquant que certaines choses ont changé depuis le tournage.
Par ailleurs, de ses études de droit peut-être, de son habitude à circuler mentalement dans l’architecture juridico-légale, Wiseman tient une sensibilité toute particulière et qui n’apparait pas forcément au premier coup d’œil – mais à laquelle François Niney, qui recueillit le propos suivant, s’est montré attentif :
Je suis particulièrement intéressé par la question de savoir comment représenter des idées abstraites : dans un sens le cinéma c’est très littéral, très anecdotique, mais dans le même temps pour des raisons de structure et de thème, vous devez être capable de suggérer des idées plus abstraites. Et c’est ce processus qui me fascine, qui se traduit à travers les relations entre les gens et ce qu’elles impliquent. Je ne suis pas dans la situation d’un écrivain qui peut choisir de changer son registre narratif concret au profit d’une style plus abstrait. À partir du moment où je choisis de n’utiliser que ce que se disent vraiment les gens, sans rien leur demander ni ajouter en commentaire, je dois trouver une manière d’exprimer ces abstractions par le montage, la suggestion, la connotation. C’est comme une chambre d’écho, vous devez provoquer des résonances, sinon le film est plat[1111] [1111] WISEMAN Frederick, entretien avec F. NINEY pour le Groupement National des cinémas de recherche (1993), cité dans : NINEY François, L’épreuve du réel à l’écran. Essai sur le principe de réalité documentaire, p. 147-148. .
Il faut donc appréhender Titicut Follies comme un volume architectural, abstrait.
Un constat y serait crucial, puisque placé en son milieu, et rehaussé par un montage très vertical : entre les mêmes murs, on enferme les corps et on les maltraite pour qu’ils restent en vie, et quand ils meurent, car certains meurent quand-même, alors on prend soin d’eux et de leur apparence, avant de les laisser sortir. Or, si Wiseman alloue une telle importance à ce constat, ce n’est pas par cynisme. C’est en raison de la structure chiasmatique et paradoxale qu’il voit se dessiner entre ces termes : des corps vivants sont enfermés et malmenés, et des corps morts sont apprêtés et libérés. Le montage alterné était une façon de souligner ce chiasme probablement conçu géométriquement, avec tous ces renversements ; « abstraitement » pourrait-on dire. Tel est donc le diagramme de Titicut Follies, tracé entre l’état vivant, l’état mort, la dignité et l’indignité qu’il y aurait à être visible dans ces états. De cela le film, tout de redoublements et de répétitions ordonnées (et bel et bien ordonnées, envers et contre ce qu’en disaient les Cahiers de 1968) devient donc la chambre d’écho. De fait, les échos, à commencer par les quatre fêtes qui se répondent, sont organisés de part et d’autre d’une pointe centrale située entre l’intubation d’un corps et son embaumement ; au bout de cette pointe se trouverait l’instant de la mort réelle qui est non-montrée quant à elle – il faut le rappeler, enfin.
Le dualisme du cinéma que Wiseman présente à Niney, entre une forme de réalisme (désigné travers les notions de littéralité, d’anecdotisme) et une forme d’abstraction qu’il se dit en mesure d’atteindre par le biais du montage, serait volontiers comparable à celui que Wilhelm Worringer mettait en évidence en 1907 à travers sa relecture synthétique de l’histoire générale de l’art, sous la coupe du binôme conceptuel – peu traduisible – d’Abstraktion und Einfühlung[1212] [1212] WORRINGER Wilhelm, Abstraction et Einfühlung (1911), traduit de l’allemand par Emmanuel Martineau, Klincksieck, coll. « l’esprit des formes », 2003. . Pour Wilhelm Worringer, le pôle de l’Einfühlung penche du côté de la vitalité de la nature où notre regard reconnaît la beauté du monde. Le pôle de l’Abstraction lui est opposable : il s’enracine dans un profond sentiment d’angoisse, une anxiété spirituelle face à « l’ordre confus et le jeu d’alternance des phénomènes du monde extérieur[1313] [1313] Idem, p. 53. ». La ligne géométrique permet au regard d’abstraire la forme de la contingence anxiogène du monde qui l’entoure : à ceci tient sa valeur artistique, sa nécessité, sa « légalité » dit même Worringer. Eu égard au contexte du tournage et à la nature des images recueillies dans l’hôpital-prison de Bridgewater, nul étonnement à ce que Wiseman, en spectateur qu’il était alors, ait éprouvé cette nécessité de la ligne abstraite. En effet, il n’avait pas grand chose à rendre visible et audible qui soit agréable en sortant de cet hôpital-prison. Il y avait une tirade anti-militariste, un morceau de trompette, un numéro d’équilibriste, une chanson et des oreilles qui bougent, quelques sourires et quelques regards moins hallucinés que les autres, au fond du champ. Tout cela, Frederick Wiseman l’a vu et mis dans son film… Mais il y avait tout le reste : des dizaines et des dizaines d’heures de rushes du même acabit que les images qu’il a montées et revues sans cesse pendant toute une année. Que mettre en œuvre, dans un environnement aussi austère, sinistre, effroyable ? Ce sera donc une forme abstraite – et dans le cas de Titicut Follies de Wiseman, cette forme devra se construire entre les images et les scènes qui constituent le film, par le biais du montage.
L’explication que Worringer consacre au pôle de l’Abstraction s’ouvre par l’exemple de la pyramide – il ne précise pas alors s’il s’agit d’une pyramide égyptienne : « L’évocation de la forme morte d’une pyramide […] nous révèle immédiatement l’impossibilité que le besoin de l’Einfülhung – lequel, pour des raisons aisées à concevoir, incline toujours vers l’organique – ait ici déterminé le vouloir artistique[1414] [1414] Idem, p. 51. . »Titicut Follies offre au spectateur enclin à l’empathie devant cet écran parfois littéral (ne le contestons pas), de quoi se protéger contre quelques angoisses (à commencer par celle de la disparition des autres et de lui-même) : il s’agit bien d’une pyramide. La pyramide de Wiseman ne doit pas être confondue avec le bâtiment réel de Bridgewater, ni avec ce qu’en donne à voir chacune des images de Titicut Follies. Elle est invisible et en ce sens, plus abstraite que jamais ; mais elle peut toujours servir, à qui éprouverait le besoin d’imaginer quelque chose devant ces images. Quelque part entre les murs, les lucarnes, les couloirs de Bridgewater qui partout se répètent au point d’égarer, un fou se laisse embaumer. Il lui fallait une sépulture. La chambre d’écho que Wiseman a construite pour lui prend alors un volume remarquable : quatre moments festifs en constituent la base ; et sa pointe, par laquelle la mort se soustrait à notre regard, s’élève à la faveur d’un montage en escalier.