Lumière

Autour de Road Movie de Christophe Bisson

par ,
le 24 mai 2016

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Et si, en ces termes prosaïques de « magie du cinéma », nous désignions une certaine disposition de l’écran à laisser filtrer de la lumière, du temps ? … un peu de l’immensité certaine dans laquelle nous baignons tous, égaux pour elle ; si souveraine que, se rappelant à nous quelquefois par les voies du sensible, elle sait nous transir sans que la moindre pompe ne lui soit nécessaire. Road Movie (2010) de Christophe Bisson nous réserve un tel moment de stupeur, et d’illumination[11] [11] Le film est visible, avec d’autres, sur le site de la Shoah Film Collection. .

Herman, pensionnaire du foyer d’accueil médicalisé Léone Richet au sein duquel Road Movie a été tourné, se présente, puis commence à décrire son quotidien devant la caméra. Il s’interrompt. De son visage sombre, filmé à contre-jour devant une paroi claire et tramée, un regard point à peine, flottant entre l’objectif et ses alentours. Mais seconde après seconde, l’image s’illumine ; ses traits, son expression (interrogeante) se laissent distinguer. Avec l’exposition photographique, c’est aussi la relation entre le filmant, le filmé et le spectateur qui vacille. Les questions que chacun pourrait se poser quant au partage des responsabilités autour de cet instant de suspens, participent de cette sourde tourmente : Pourquoi Herman se tait-il ? Ses raisons sont-elles « intérieures » – l’inquiétude, l’oubli, une pensée – ou « extérieures » – l’éclaircie, la température, un autre évènement hors-champ…? Qu’attend depuis ce hors-champ Christophe Bisson, qui ni ne coupe la prise, ni ne relance la conversation ? Ce silence nous est-il adressé au même titre que les paroles qui le précèdent ? Une béance s’ouvre dans l’ordre du discours, toujours plus vaste à mesure que ce « blanc » s’éternise ; la texture de l’arrière-plan se noie sous une nappe lactescente. Enfin, Herman reprend la parole et termine sa phrase. Lui n’a donc pas perdu le fil ; et c’est à nous de le suivre. D’un point de vue non-médical, ce plan le montre simplement enclin à accueillir une clarté – et Christophe Bisson, à cet instant, ne fait ni plus ni moins que celui qu’il filme. Le soleil, les nuages et la caméra ne se commandent pas les uns les autres.

La lumière, et tout particulièrement cette lumière naturelle, joue un rôle élémentaire dans le cinéma de Christophe Bisson. Deux ans après Road Movie, le finale d’Au monde (2013) semble la célébrer : après quarante minutes passées dans la pénombre d’une cave, laissant à Joël, qui s’y était reclus suite à une laryngectomie, le soin d’y raconter sa difficile « remontée à la surface », la caméra s’exhume au point du jour pour nous livrer l’image d’un champ détrempé sous un large ciel changeant. Tandis que le soleil perce entre les nuages, Joël paraît à l’horizon et s’approche, jusqu’à s’immobiliser juste devant elle. Plus récemment encore, dans Le château intérieur (2014), la lumière du jour lézarde entre les murs d’un hôtel désaffecté, et les motifs qu’elle dessine sur le sol, entre ses mille diffractions d’une pièce à l’autre, exercent tous leurs charmes sur l’œil du cinéaste et sur le nôtre, par ricochet… Il y a quelques semaines enfin, nous découvrions cette autre éclaircie, aux airs de miracle, sur laquelle s’achève le dernier film de Christophe Bisson : Sfumato. Tandis que Bernard Legay, le peintre solitaire dont ce film dresse le portrait, s’éloigne dans le creux d’une vallée, un reflux de soleil couvre l’image d’un glacis cuivré éphémère. Si le peintre doit parfois « se laisser porter par l’intelligence de la matière » ainsi que Bernard le dit plus tôt dans le film, le cinéaste, bien sûr, se laisse parfois porter par celle de la lumière. Dans les siècles qui nous séparent de l’invention du sfumato par Léonard de Vinci, le cinéma se sera distingué de la peinture en ceci qu’il en appelle, plus radicalement qu’elle, au domaine de l’optique – et c’est bien dans ce domaine que se joue un travail important de Christophe Bisson, à l’instar des fluctuations extrêmes de son point focal (dans La folie du jour, puis dans Sarah (K.), par exemple).

Au regard des présences et interventions de la lumière dans de si nombreux films de Christophe Bisson, à quoi bon se pencher plus précisément sur celles de Road Movie ? C’est que le « sujet » du film (un foyer d’accueil médicalisé héritier de la psychothérapie institutionnelle) induit un certain rapport à l’institution, quelques questions techniques et politiques associées, et par là-même, nous oblige à un petit pas de côté, dans notre réception de ces phénomènes : s’il s’agit bien d’un élément sensible, la lumière qui se dépose sur le visage silencieux d’Herman réclame aussi nos égards envers la réalité qu’elle effleure, qu’elle infiltre à l’image : la situation psychique et sociale de cet homme, le contexte psychothérapeuthique du tournage.

Quelque chose du direct demeure, dans ce Road Movie comme ailleurs chez Christophe Bisson, bien que sa caméra paraisse moins agitée que celles de Jean Rouch, de Michel Brault ou de Mario Ruspoli et que les paroles y soit globalement plus rares. C’est peut-être précisément dans cet écart stylistique par rapport au « cinéma direct » du tournant des années 1950-1960, que s’étoilent les positions de cinéastes auxquelles renverrait l’idée d’un direct cinématographique dans sa largesse, aujourd’hui – aussi éloignées du « temps réel » télévisuel que du didactisme propre à d’autres formes de non-fiction audiovisuelles. Sans nul doute, ces positions font aujourd’hui l’immense valeur d’un « cinéma du réel » (dont le cinéma fait partie) si l’on s’autorise le remploi de cette expression, en référence au festival éponyme (que l’histoire relie d’ailleurs aux Rencontres internationales du cinéma direct des années 1970)[22] [22] Sfumato était sélectionné pour la 38ème édition du festival du Cinéma du réel, en mars 2016. Nous l’avions présenté sur Débordements à l’occasion de notre compte-rendu de ce festival. Road Movie a été projeté au FID (festival international du cinéma indépendant de Marseille) en 2011. . Le refus général des médiations homologuées, l’enregistrement synchronisé du son, l’éclatement des canevas préparatoires au tournage et l’allégement du dispositif technique peuvent caractériser nombre de ces positions ; il faudrait y ajouter un ensemble de problématiques institutionnelles, liées au choix de sujets dans le champ social, socio-médical, et particulièrement entourés à ce titre – suivis par des équipes de professionnels, au sein de dispositifs thérapeuthiques, d’éducation, ou de réinsertion… Ce direct engagera ainsi, tout à la fois, la position de l’auteur cinématographique dans le monde, la parole du sujet telle que recueillie dans ces conditions et la circulation de la lumière à l’image ; un éventail d’enjeux, politiques, humains, techniques et esthétiques, s’ouvre alors autour de la séquence d’Herman que nous décrivions plus haut.

En ce qui concerne le recueil de la parole des pensionnaires du foyer de Road Movie, celle-ci est effectivement enregistrée de façon synchronisée (bien qu’elle puisse, à titre exceptionnel, être désynchronisée pour les besoins d’une séquence précise, au montage : sa rythmicité particulière demeure toujours respectée). De plus, aucune voix off n’encadre cette parole, aucune instance n’est chargée d’assurer son relai auprès de quelque spectateur fantasmé au moment du tournage. Aussi Christophe Bisson reste-t-il muet tandis qu’il enregistre ces voix. Dans l’ensemble, il resserre son cadre autour des pensionnaires du foyer Léone Richet, remisant l’équipe thérapeutique hors-champ. Ceci aura reposé sur une condition importante : depuis quinze ans, Christophe Bisson partage le quotidien des soignés et des soignants du foyer, en tant qu’artiste intervenant ; aussi bénéficie-t-il de la confiance des uns et des autres. Aucun médiateur, aucun relai socio-médical n’intervient, pendant le film, entre le cinéaste, le spectateur et le sujet de Road Movie – n’ignorons pas pour autant le dédale administratif impliqué en amont, en aval de tels films : l’investissement d’un auteur de cinéma ne se limite pas, ici, à des questions de mise en scène.

Dans ces circonstances, la spécificité psychique des personnes filmées apparaît en tant qu’elle enjoint une expérience sui generis des mots, des évènements, et de la durée dans laquelle ils se déploient ; ainsi en va-t-il de l’ « arrêt » dans le discours d’Herman, l’instant d’une éclaircie. Si Christophe Bisson accorde la primeur à la relation qu’il entretient avec ceux qu’il filme sur les lieux du tournage, celle-ci requiert beaucoup de sérénité, de prévenance et de disponibilité de part et d’autre ; le caractère singulièrement étale de Road Movie (parcimonie dans l’usage du verbe, comme dans celui de la coupe cinématographique) peut se comprendre aussi par ce biais – sans que ses conséquences d’ordre stylistique ne soit niées pour autant. Il en va de même des choix techniques, et notamment de l’utilisation d’un autofocus. Il n’est donc pas question, pour ce cinéaste, de mettre à profit les ralentissements et autres pauses dans le discours pour s’assurer le contrôle du rendu visuel de son film, mais bien de rester attentif à la cadence intrinsèque à son sujet, d’en faire l’expérience, pleine et entière. Il en résulte nécessairement quelques flottements ponctuels au niveau de l’exposition photographique : les zones surexposées peuvent s’élargir jusqu’à ronger le contours des objets filmés.

Il faut relire Mario Ruspoli[33] [33] Mario Ruspoli, Pour un nouveau cinéma dans les pays en voie de développement  le groupe synchrone cinématographique léger, Paris, UNESCO, octobre 1963, pp.25-26. , quant à la coordination des corps filmants autour des appareils telle que l’implique la pratique du cinéma direct autour de 1960 : la responsabilité du cadre et des mouvements de la caméra dans l’espace incombe au caméraman ; le réglage des optiques suivant les incessantes variations de l’éclairage, est pris en charge par son assistant. Le binôme doit rester aussi soudé que possible, se vouer une confiance « aveugle » pour agir pleinement avec le monde dans lequel il s’engage, dans l’acte-même de faire le film. Moyennant les différences techniques liées à l’époque – pellicule 16mm noir et blanc de haute sensibilité et groupe synchrone cinématographique léger d’une part, miniDV couleur, caméra numérique et autofocus de l’autre -, il s’agit bien de déléguer le réglage synchronisé des optiques, que ce soit à un autre opérateur du côté de Mario Ruspoli, ou à l’appareil lui-même du côté de Christophe Bisson. Les effets lumineux qui en résultent peuvent être obtenus par défaut ; ils n’en restent pas moins le fait de choix réels, dans le cadre d’un certain ordre des priorités propre à la démarche d’un auteur – et sur ces points, Christophe Bisson est donc un héritier de Mario Ruspoli. Or, pour des raisons liées à l’architecture et à la circulation des corps, ces effets seront particulièrement marqués lorsque les circonstances conduisent un tel cinéaste à travailler dans et autour d’un établissement psycho-thérapeutique, ce que Mario Ruspoli fit donc, lui aussi – en témoigne son essentiel Regard sur la folie tourné à l’Hôpital de Saint-Alban, en 1962[44] [44] Mario Ruspoli, Regards sur la folie, suivi de La fête prisonnière, Argos Film, France, 1962. L’hôpital de Saint Alban est reconnu comme le berceau de la psychothérapie institutionnelle, au regards des réponses que les médecins et les patients apportèrent aux problèmes qui se posèrent à eux pendant et après la Seconde Guerre mondiale, autour du Dr François Tosquelles. .

Mario Ruspoli réserve une place aux médecins dans son film. Il n’y a pas lieu, pour autant, de l’opposer à Christophe Bisson sur l’éventail des films réalisés dans le champ socio-médical ou psycho-thérapeutique depuis les années 1950 : Regard sur la folie ne porte pas sur la folie (pas plus que Road Movie ne porte sur l’autisme). Il y est question des différentes expériences de la folie que suppose la vie en institution. Soignants et soignés y sont donc traités sur un pied d’égalité. Par ailleurs, des points communs entre Regard sur la folie et Road Movie nous autorisent à les mettre en vis-à-vis, à savoir : le lien au domaine de la psychothérapie institutionnelle, le recueil en « direct » de la parole et la délégation du réglage du diaphragme. Or, les ouvertures de ces films s’élaborent toutes deux aux seuils des institutions qu’ils concernent ; elles pointent, en ces occasions, la question du partage entre l’intérieur et l’extérieur dont se réclament ces structures dans leur fonctionnement – et ce en faisant jouer la lumière de façon importante.

Du côté de Mario Ruspoli, un gros plan(-séquence) consacré à une première conversation avec un patient, aux abords de l’hôpital, s’inscrit entre deux cartons du générique. On entre ensuite dans le bâtiment, à reculons, au terme d’une série de trois vues paysagères. Le travelling arrière fait paraître les barreaux, le cadre d’une fenêtre à travers laquelle cet environnement rural nous était donné à contempler, puis les murs et l’intérieur de l’hôpital. Le doute s’installe quant aux deux panoramas précédents : il pourraient se rapporter, eux aussi, à des points de vue intérieurs à l’hôpital, à d’autres de ses fenêtres. Suit un cheminement serpentin dans l’établissement, à une cadence plutôt élevée. La caméra , légèrement inclinée, comme ces figures dont l’iconographie de la mélancolie nous livre tant d’exemples, maniée par Michel Brault dont l’immense agilité en la matière sera maintes fois reconnues, avance le long d’une rangée de lit sur lesquels se projettent des rectangles de lumière, depuis les carreaux des fenêtres. La traversée se poursuit, avec une enfilade de salles plus ou moins lumineuses, c’est-à-dire plus ou moins « ouvertes » sur l’extérieur. Le champ se peuple de silhouettes furtives, dans l’ombre, à contre-jour. L’éclairage variant assez brusquement, toute entrée dans une nouvelle pièce s’accompagne d’un moment d’aveuglement partiel lié au temps de réglage du diaphragme. Une carte des ombres et des lumières se dessine ainsi sur ce parcours, accompagnée des inflexions douloureuses et graves d’une description de la maladie de l’âme telle que ressentie de l’intérieur, signée Antonin Artaud – et dite par Michel Bouquet. Or, cette carte lumineuse tient d’un certain partage entre l’intérieur et l’extérieur – enjeu que l’on retrouve tant à un niveau psychique (porté par la voix off) qu’à un niveau institutionnel (une autre séquence du film se concentre sur le désir formulé par un malade, d’être accueilli dans l’enceinte de l’hôpital en journée), en passant, bien évidemment, par celui de l’architecture ici directement impliqué.

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Le premier plan-séquence de Road Movie, quant à lui, reste fixe, aucune parole ne s’y fait entendre (outre celles de la Traviata, au hasard de son lancement aux alentours du champ). Sa composition est nette : il se divise en deux parties, de part et d’autre d’une ligne verticale, la caméra étant placée entre une salle commune (à droite) et le couloir d’entrée (à gauche), lui-même ouvert sur l’extérieur (au fond). Au départ, trois personnes immobiles se répartissent les espaces ainsi découpés : l’une, très lumineuse, apparaît dans l’encadrement de la porte d’entrée, à l’extérieur ; l’autre, à l’opposée, se trouve assise à contre-jour devant une fenêtre de la salle commune. Au milieu du plan, une troisième personne est assise dans le couloir, et vue de profil. Tout un chacun se trouve, à ce niveau du film, sur un seuil (y compris Christophe Bisson et sa caméra). S’ensuit une mise en circulation de ces corps et d’autres, venus du hors-champ. La première personne entre dans le foyer et ferme la porte, la seconde se lève, disparaît sur la droite puis revient s’asseoir à sa place, une cinquième et une sixième entrent dans le champ à leur tour et sortent du foyer, l’une après l’autre, par la porte d’entrée. Les ouvertures et fermetures successives de cette porte entrainent une oscillation des contrastes lumineux sur toute la surface de l’image et produit, de loin en loin, des effets particulièrement subtils : lorsqu’elle se ferme, l’espace du couloir s’éclaircit, celui de la salle commune s’assombrit, un barreau de la fenêtre, derrière le pensionnaire assis à droite, se voit complètement dissout dans une coulée de lumière blanche. Lorsqu’elle s’ouvre, les contrastes s’inversent à nouveau et ce barreau réapparaît. Et si les déplacements qui animent cette séquence y sont bien taciturnes entre leurs temps d’arrêts, un fragment du célèbre Brindisi de Giuseppe Verdi confère donc à l’ensemble un élan chorégraphique surprenant.

Dans Road Movie, comme dans Regard sur la folie, l’élément lumineux nous tient un langage « direct » en quelque sorte, sur l’architecture des établissements de soins. Entre leurs différences de statuts et de tonalité (voix off profondément mélancolique pour ce qui est de Regard sur la folie, musique hors-champ plus enjouée pour ce qui est de Road Movie), les bandes-sons de ces séquences d’ouverture accompagnent, sur un mode musical, la partition des lumières et des ombres qui se dépose sur l’écran, tout en ouvrant à une « intériorité » (le siège des émotions). C’est qu’il est bien des enjeux sous-jacents, depuis cette lumière, qui outrepassent le domaine de l’enjolivure. Et ceux-ci engage tant le plan des affects que celui du politique, si tant est qu’on accepte de désigner ainsi les distributions de l’espace et du temps sur lequel repose notre société et l’ensemble des relations qui la caractérisent[55] [55] Voir à ce propos : Jacques Rancière, Le partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000. .

Michel Foucault a insisté sur le caractère inaugural du « grand renfermement » dans Histoire de la folie à l’âge classique, tant celui-ci contribua à l’établissement de nouveaux rapports entre la société et ceux qu’elle considère désormais comme ses « malades mentaux ». Cette première frontière concrètement marquée autour des fous en appelle une multiplicité d’autres, tant sur le plan spatial (répartition dans des asiles, des bâtiments et des dortoirs en fonction, entre autres facteurs, des comportements) que sur celui de la psychiatrie en tant que regard clinique et pratiques de soins (classification des symptômes et des maladies, distributions des traitements, dialogue avec les infirmiers et les médecins)[66] [66] Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, Tel, 1972. Voir notamment le chapitre 2 de la première partie (« Le grand renfermement ») pp. 67-109, puis la seconde partie et notamment son introduction, pp. 215-228. . L’histoire de la psychiatrie est scandée d’évènements plus ou moins cruciaux se jouant au niveau du rapport entre l’intérieur et l’extérieur – et l’invention de la psychothérapie institutionnelle, de la psychiatrie de secteur et de l’hôpital de jour, en font partie. Il n’est pas impertinent d’y inclure, par ailleurs, ces éléments que sont l’éclairage des lits, des salles, et des couloirs, la taille des fenêtres, leurs barreaux, grilles, rideaux et volets : ils ne sont des « détails » que d’un point de vue outrageusement distant. Aussi faut-il lire les compositions lumineuses animées que sont les ouvertures de Regard sur la folie et de Road Movie dans cette perspective, en tenant compte de l’inscription des institutions concernées dans l’histoire, en cours, de la psychiatrie. Chez Mario Ruspoli en 1962, à l’entrée de l’hôpital de Saint-Alban, la partition des lumières et des ombres participe d’un entrelacs complexe, scandé d’effets d’effondrement et d’aspiration portés par les paroles, la voix intérieure, ce mouvement d’appareil sans fin déterminée qui s’arrête au bord du vertige, avec le dialogue entre le psychiatre et sa patiente. Moyennant l’immobilité de la caméra de Christophe Bisson, et la distance particulière qu’il s’applique à maintenir avec ce qu’il filme, le foyer Léone Richet apparait comme le lieu d’une circulation régulée des lumières, des ombres et des corps, entre le « dehors » et le « dedans » – susceptible de s’apparier à la cadence de la Traviata pour le plus grand étonnement de qui n’y aurait pas songé une seconde.

Le langage que nous tient la lumière dans Road Movie enjoint son traitement « sur le vif », pour les besoins d’un recueil synchronisé de la parole des personnes filmées. Il faut bien insister, toutefois : l’oeil humain n’est pas de nature à nous le transmettre de la même façon ; le cinéma et l’ensemble de ses appareils constitutifs (lentilles et diaphragme, notamment), jouent ici leurs rôles non négligeables. C’est en se déposant sur l’objectif que la transparence du monde se mue en halos blanchâtres, c’est le réglage des optiques qui sanctionne les contrastes et noircit les silhouettes protégées du soleil, autour de la caméra. Le cinéma, avec ses appareils et son « dispositif » propres engage, lui aussi, un certain partage des espaces et de la lumière. Celui-ci admet quelques marges de manoeuvre, il autorise un ensemble de gestes qui correspondent, en somme, à la pratique de l’art cinématographique. La caméra, sa taille, son oeilleton, son écran de pré-visionnage sur les modèles numériques, induisent un éventail de positions et de déplacements possibles, les bords du cadre définissent un champ et un hors-champ, le montage et les mouvements d’appareils permettent de déplacer cette limite. Aussi, avec cette « autre » façon d’aborder le sujet de la folie que Serge Daney appelle de ses voeux en 1976 (« Elle consiste, non à reglobaliser (sur l’air, connu depuis 1968, de « Nous somme tous des… », mais à dynamiter impitoyablement et le mot et la chose, en faisant sauter l’enclos matériel de la folie, en branchant la caméra sur un autre espace, encore peu praticable, celui de toutes les expériences réelles qui annulent les « murs de l’asile » : Deligny / Ce gamin, là, Le moindre geste, Basaglia / Fous à délier, Laing / Fous de vivre, Mannoni / Vivre à Bonneuil, etc. »[77] [77] Serge Daney, « Réserves (Vol au-dessus d’un nid de coucou) », in Cahiers du cinéma n°266-267, mai 1976, pp. 75-77. ) il n’est pas seulement question de rendre visible ce qui l’est peu dans notre société héritière de l’âge classique. Il est aussi question de faire se télescoper ces deux systèmes de partage du visible que sont, à leurs manières certes bien différentes, l’hôpital d’une part et le cinéma de l’autre. En somme, les effets lumineux de Road Movie, comme ceux de Regard sur la folie, se trouvent précisément au point de jonction des dispositifs impliqués par le cinématographe et par les structures psychothérapeutiques. Ils sont la trace de leur rencontre, de quelque « branchement » direct entre la caméra et l’hôpital, entre un auteur de film et l’usager d’un tel établissement ; branchement qui, toujours, brille par sa rareté – tant les parcours administratifs et humains se compliquent pour un cinéaste extérieur, ou pour faire sortir ces cinémas de leurs cadres hospitaliers. Et qu’il s’agisse des sur- ou des sous-expositions des personnes que filme Christophe Bisson, que ces effets tantôt nous aveuglent, tantôt nous éblouissent le dit assez : il n’est aucun voyeurisme à l’origine de cette rencontre.

Peu après Road Movie, Christophe Bisson réalise Liquidation, plus particulièrement consacré à Arnaud, l’un des pensionnaires du foyer Léone Richet. Sa caméra tanguant au plus proche de ce dernier, appelle une perception très haptique de son corps, de ses gestes et de son ouvrage. Le film présente aussi cette section centrale surprenante : quelques plans tournés au Louvre qui, dans le jeu des surcadrages autour des peintures, des écrans de smartphones et autres appareils photographiques que manient les visiteurs, des clairs-obscurs entre lesquels ils circulent dans la salle des sculptures, nous font apparaître l’institution culturelle comme un autre appareil optique. Le cadre psychothérapeutique de Road Movie a pu aiguillonner une approche hybride (politique et esthétique) de la lumière chez Christophe Bisson, mais les architectures, les institutions, les expériences humaines que viserait une telle approche sont plurielles.

Cette « lecture » des effets de lumières chez Christophe Bisson pourrait sembler réductrice, tant elle dénature l’appréhension strictement plastique de ces phénomènes (halos, flous, clairs-obscurs…), que la thématique des arts souvent abordée par ces films (à commencer par le dernier d’entre eux, Sfumato ; mais Road Movie est concerné, lui aussi, puisque le foyer accueille un atelier de peinture) encourage grandement.

Mais si le sujet de la peinture, mêlé à celui des maladies de l’âme, est très présent dans les films de Christophe Bisson, d’autres occurrences s’observent dans le tressage thématique qui se densifie depuis 2007. Par exemple, ce cinéma est profondément kafkaïen. La référence est revendiquée, depuis le court-métrage expérimental que Christophe Bisson a réalisé à partir du journal de Franz Kafka en 2009 : Description d’un combat. L’univers de Kafka amène, autour de ces films, tout son attirail de motifs d’ordre architectural (labyrinthes, châteaux…) et de thématiques liées à l’institution, au sens large (bureaucratie, contrôle des relation entre les personnes et le monde extérieur…). Voilà qui peut bien orienter l’analyse des films de Christophe Bisson, et notamment celles des phénomènes lumineux qui les caractérisent, dans une perspective plus politique – et ce sans faire l’impasse sur l’individu qui éprouve les structures de la vie sociale avec ces phénomènes sensibles.

Car, il faut insister : ces acceptions esthétiques et politiques de la lumière ne s’excluent pas mutuellement. La disposition des corps et de la caméra dans l’espace du foyer Léone Richet dit bien, aussi, le magnétisme qu’exercent la clarté, l’ombre et leurs nuances intermédiaires sur la peau, les regards, la psyché des uns ou des autres ; le récit de Joël, dans l’obscurité souterraine d’Au monde en amont de son aurore finale, tend à relier ces questions de lumière à des problèmes de société ; et la séquence du Louvre de Liquidation montre que le domaine des beaux-arts est concerné, lui aussi, par des logiques de distribution du visible. C’est en tant qu’elle intervient dans le champ du sensible, que la lumière doit se comprendre comme notre milieu commun, elle qui fait l’objet de partages à caractère culturel, social ou politique (à l’instar de l’espace et du temps). Gageons que l’un des enjeux du cinéma de Christophe Bisson est de poser, à l’instar de cette lumière, un regard traversin sur le monde ; de se faufiler comme elle, entre les nuages, dans les couloirs, sous les portes, à travers les grilles qui séparent les domaines, les individus les uns des autres, la vie de l’art, et le cinéma du réel ; et de retremper, sur son passage, les formes d’inclusions et d’exclusions, les architectures matérielles, les découpages théoriques qui font le visage de notre société.

Road Movie – Christophe Bisson.

Toutes les images proviennent de Road Movie (Christophe Bisson, 2010).