Médias, Mabuse, Méduse

Extensions du domaine du monocle

par ,
le 17 juillet 2018

« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. »

René Char

« Mon testament n’est suivi d’aucun héritage. »

Docteur Mabuse

Mabuse ne laisse rien derrière lui : les inspecteurs qui enquêtent sur ses crimes – Wenck (Docteur Mabuse, le Joueur, 1922) puis Lohmann (Le Testament du Docteur Mabuse, 1933) et enfin Kras (Les Mille Yeux du Docteur Mabuse, 1960) – butent sur des actes sans agent, sur un nom désincarné ou un masque ne cachant aucun visage. Premier criminel scientifique, ce Méphisto sécularisé inaugure le terrorisme taylorien et l’attentat aseptisé, sans bavure ni empreinte. Avec lui, l’énigme passe de la sémiotique du mystère à celle du code, en même temps que le cerveau se sépare du corps pour armer les pulsions de la raison logique. Sa nouveauté est donc davantage technique que morale. Fritz Lang, qui ne délivrait sur ses films qu’un discours en forme de leurre, le présentait comme symptôme d’un nihilisme d’époque[11] [11] Lotte Eisner, qui, dans son classique Fritz Lang (trad. Bernard Eisenschitz, Paris, Cahiers du cinéma, 1992/2005, 1984 pour l’édition originale), s’est souvent fait le relais souvent peu critique des déclarations les plus douteuses du cinéaste, rapporte qu’aux dires de ce dernier, les premières versions du film commençaient sur un montage de bobines d’actualité montrant « la révolte spartakiste, l’assassinat de Rathenau, le putsch Kapp, et d’autres scènes de violence » (p. 76). À notre connaissance, personne n’a jamais corroboré l’existence de ce préambule. En revanche, la première partie du film ayant pour titre « Ein Bild der Zeit » (« une image de l’époque »), sa fonction testimoniale n’est pas en doute, mais encore faut-il s’accorder sur ce dont le film témoigne. , et certes, il y a dans Mabuse toute une nosologie de Weimar, le portrait d’un âge que sa frénésie incrédule prépare à l’anéantissement. Ce qui en reste, toutefois, ce sont moins les délices de la démence que le couplage tout neuf d’une âme maléfique et d’un appareil médiatique : le Docteur appartient à cette race alors naissante de méchants augmentés, qui ne trouvent plus leur force qu’en dehors d’eux-mêmes, dans des machines ne les servant que pour autant qu’elles les transmutent. D’où son legs paradoxal : en guise de testament, Mabuse n’a laissé qu’une injonction au désordre (dans le film de 1933, la liasse de feuillets récupérée par Baum a pour titre « L’empire du crime ») et une conscience des circuits de communication : nulle dot, mais du « dig » data.

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Sa figure revêt donc un net intérêt archéologique. Elle nous renseigne d’abord sur ce qui sépare le siècle du magnétisme (le dix-neuvième, hanté par Messmer) de celui des médias. Il y a entre Mabuse et les êtres diaboliques de Hoffmann le même écart qu’entre Arsène Lupin et le Vautrin de Balzac : écart entre artisanat et industrie, entre aventurisme solitaire et organisation rationnelle du chaos, entre séduction exercée par un ascendant ogresque et suggestion pilotée par des relais médiatiques. Son avatar de 1922 était encore à cheval sur les deux siècles, tenant à la fois de l’hypnotiseur versé en messmérisme et du spécialiste en télécommunications. Le Mabuse ultérieur rompra de plus en plus avec cet héritage, même si Le Testament use encore de quelques tropes hoffmanniens. Quant à la coïncidence de son apparition avec celle de Lupin, elle indique tout ce qui distingue le facétieux esprit à la française, avec son dandysme gouailleur, de l’obsession germanique pour la toute-puissance d’un Esprit faisant rimer génie avec folie (certes, l’inventeur de Mabuse, Norbert Jacques, est d’origine luxembourgeoise ; mais comme tous les romanciers de langue allemande, son livre est une réécriture de Goethe, en l’occurrence du Faust). Incidemment, elle montre aussi qu’en France, le média de prédilection restera toujours la presse (Lupin communique par le biais des journaux) tandis que l’Allemagne lui aura préféré les ondes, psychiques ou électromagnétiques. Au-delà de ces couleurs nationales, ces héros du crime représentent deux versions du même Protée ubiquitaire et ludomaniaque qui, à l’orée du siècle, consommait le clivage du pouvoir entre sa manifestation et son exercice – ils ne maîtrisent le jeu du monde qu’à la condition de cacher les canaux par lesquels ils acheminent et modulent les signes. Âge sûrement révolu aujourd’hui que les plate-formes ont remplacé les tables de commandes et que les algorithmes l’emportent sur les relais, mais âge fondateur, à l’analyse profitable : revoir Mabuse, c’est revenir sur la face cachée de ce qu’on appelle aujourd’hui la « médiatisation du pouvoir ».

C’est aussi l’occasion d’admirer le spectacle d’un cinéma qui, déjà, (se) débattait avec d’autres dispositifs d’enregistrement, de stockage et de transmission. La distinction n’a pas toujours retenu l’attention qu’elle méritait. Depuis l’ouvrage classique de Lotte Eisner sur Lang, jumelé aux intuitions de Siegfried Kracauer sur la tyrannologie cinématographique[22] [22] Pour Lotte Eisner, cf supra. Autrement : Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler, trad. Claude B. Levenson, Lausanne, L’Age d’Homme, 1973/2009, 1947 pour l’édition originale, p. 87-91 sur Le Joueur. , les meilleures gloses ont l’habitude de voir dans le Docteur l’instrument d’un auto-exorcisme : avec ce double démoniaque, aussi méthodique et minutieux que lui dans ses préparatifs, le cinéaste aurait mis en scène les pouvoirs du cinéma pour mieux y renoncer ; depuis, la critique cinéphile n’a cessé de faire de Lang un chirurgien du regard (Noël Burch, Raymond Bellour), un maître en scepticisme (Michel Chion, Gilles Deleuze) ou un détaillant de génie, qui détraque la machine signifiante pour en exposer la mécanique (Bernard Eisenschitz)[33] [33] Noël Burch, « De Mabuse à M : le travail de Fritz Lang », in Cinéma. Théories, lectures, dir. Dominique Noguez, Paris, Klincksieck, 1978. Raymond Bellour, « Sur Fritz Lang », in L’Analyse du film, Paris, Calmann-Levy, 1980. Michel Chion, « Les silences de Mabuse », in La Voix au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, 1982. Gilles Deleuze, L’image-temps, Paris, Minuit, 1985. Bernard Eisenschitz (dir.), Fritz Lang, la mise en scène, Paris, Cinémathèque française, 1993. Signalons aussi, moins denses mais utiles, Michel Ciment, Fritz Lang, le meurtre et la loi, Paris, Gallimard, 2003, et Noël Simsolo, Fritz Lang, Paris Edilig, 1985. . Lectures toutes splendides, et également ciné-centrées, désireuses de ne donner au septième art d’autre interlocuteur que lui-même. En cela, elles trouvent leur synthèse dans l’excellent article de Pascal Kané, « Revoir Mabuse », qui fait du savant le « représentant du médium » et du cinéma « l’impossible du film », lequel aurait pour fonction de déjouer toute maîtrise et de dénoncer les désirs démiurgiques qu’elle convoie[44] [44] Pascal Kané, « Revoir Mabuse », Cahiers du cinéma, n° 309, mars 1980, p. 48-51. . Pour la critique française, le Docteur a valeur de prescription homéopathique. Il aura fallu un Américain comme Jonathan Crary pour proposer une autre piste : son déjà ancien « Dr. Mabuse and Mr. Edison » remarquait que le Docteur et le sorcier de Menlo Park partagent un goût pour tous les médias, et que, ensemble, ils représentent un tournant dans une économie de l’attention dont le cinéma n’est jamais qu’une seule pièce[55] [55] Jonathan Crary, « Dr. Mabuse and Mr. Edison », in Art and Film Since 1945 : Hall of Mirrors, dir. Russell Ferguson, Museum of Contempory Art, Los Angeles, 1996. . On s’en convaincra en remarquant ce fait aussi évident qu’oublié, que Mabuse utilise à peu près tous les dispositifs de vision et de transmission existant à l’époque de chacun des trois films à l’exception notable du cinéma, qui, art indiciel par excellence, ne peut que malaisément trouver sa figure magistrale dans un tel effaceur de signes.

Plutôt qu’allégorie du metteur en scène marionnettiste, Mabuse est un proto-cybernéticien (étymologiquement, un homme rompu au commerce des données et au pilotage des hommes), méfiant à l’égard d’un des rares médias à ne pas pouvoir transmettre d’ordres. Seule la scène d’hypnose collective du Joueur esquisse un rapprochement partiel entre le Docteur et le septième art. Elle signale également que, en dépit de leur écart, l’un et l’autre appartiennent à la même configuration optique : celle du regard médusé, qui, malgré l’antiquité de la Gorgone, ne commence vraiment qu’au XVIIè siècle, avec des machineries jésuites comme le théâtre optique ou la lanterne magique. De ce point de vue, l’âge classique aura été le lieu d’un intense conflit entre la Méduse et la Soleil, entre la fascination (qui pétrifie) et l’éblouissement (qui aveugle) – le plus souvent au profit du second, jusqu’à ce que la fin de l’absolutisme y mette un terme. Au moment même où roulaient les têtes royales, Robertson et Parker mettaient au point le fantascope et le panorama, grâce auxquels le XIXè siècle fut tout entier acquis au regard médusé. De celui-ci, l’hypnose a été le dernier et plus grand avatar[66] [66] À ce propos, le texte de référence reste, du moins dans les études cinématographiques, le chapitre d’ouverture de la première partie du Corps du cinéma de Raymond Bellour, Paris, P.O.L., 2009, p. 23-58. . Mabuse a justement commencé comme hypnotiseur. Son histoire est celle de la grandeur et de la décadence de la Méduse, que remplace aujourd’hui un regard ventousé dans lequel plus rien ne subsiste de sa dialectique entre distance et sidération, et qui abolit l’équation bien connue entre voir et pouvoir. L’opposition de Mabuse au cinéma se comprend à la lumière de cette alliance épistémique. Analyser celle-ci, c’est à la fois revenir sur la naissance d’un hybride médiatique et sur une couche dont le contemporain s’est écarté. On le fera en disséquant les organes techniques que s’est adjoints le Docteur. Mais avant cela, quelques remarques sur sa figure.

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Les traits moraux de ce génie du Mal n’ont rien que de très attendu, et croisent un nietzschéisme abâtardi (la volonté de puissance ramenée à un désir de destruction) aux rêveries du romantisme allemand sur l’identité de l’intelligence et de la folie. Il faut aussi compter avec la chronique de l’époque – la bande à Bonnot inspire une partie du Joueur, un projet des nazis aurait soufflé l’idée des Mille Yeux – qui, en 1922 surtout, donnent à Mabuse une coloration anarchiste, à mi-chemin de la danse macabre et de la mascarade. Mais, Lucifer laïque, il se distingue de la pègre qu’il fréquente par la finalité de ses actes, qui visent moins au gain qu’à la dévaluation de toutes les valeurs sociales. À commencer par la monnaie : au début du Joueur, il organise le chaos à la Bourse en détraquant les cours par ses attentats, et, à la fin de la seconde partie, c’est auprès de faux-monnayeurs aveugles qu’il finit par se réfugier. Les simulacres monétaires se retrouvent au début du Testament, dont l’une des scènes fait dialoguer deux sbires s’étonnant que leur chef dilapide l’argent en pure perte, dans le seul but de créer la panique. Le film de 1960 ne déviera pas de ce motif financier, même si les manipulations bancaires y tiennent une place plus discrète. Mabuse associe la maîtrise à l’instabilité – raison, peut-être, de son identification paradoxale à l’État (dans le film de 1933, Baum rapporte ses dernières paroles avant son arrestation : « Der Staat bin ich. »[77] [77] Formule faisant tellement écho aux analyses arendtiennes du fait totalitaire qu’elle a souvent permis de créditer Lang d’une prescience dont il n’a pas manqué de se targuer a posteriori (voir sa déclaration à New York en 1943, reproduite par Lotte Eisner in Fritz Lang, op. cit., p. 163). Là encore, on peut raisonnablement douter du fait que le cinéaste avait l’hitlérisme en ligne de mire, ne serait-ce qu’en raison des sympathies nazies de son épouse et scénariste Thea von Harbou. ). Avec lui, la volonté ne se manifeste jamais mieux que dans sa capacité de négation – net motif diabolique (Méphistophélès est d’abord « l’esprit qui toujours nie », d’après le Faust de Goethe), comme l’est son goût pour les masques et les faux-semblants (le diable se reconnaît à ses métamorphoses), comme le sont aussi, d’une autre manière, les références à l’occultisme qui traversent les trois films (non sans préjugés sur l’archaïsme supposé des aires auxquelles chaque film fait référence – asiatique dans Le Joueur, africaine dans Le Testament, gaélique dans Les Mille Yeux)[88] [88] Combinaison dont Lang et von Harbou étaient coutumiers : un tel amalgame entre possession démoniaque et hypnose médiatique se retrouve dans le médiévo-futurisme de Metropolis. .

Cette imagerie infernale devait nécessairement rencontrer l’imaginaire médiatique : si Dieu se rapporte à la transparence, à une lumière que ne fléchit aucune médiation, le diable annonce le règne de l’artifice souillant la nature virginale. L’analogie luciférienne explique aussi la migration de Mabuse une fois Lang passé à Hollywood, où un tel personnage ne pouvait qu’être figura non grata. Dans les fables américaines se sont disjoints le caractère, l’organisation et les outils : plusieurs héros portent la trace de la volonté de puissance de leur ancêtre, particulièrement Joe Wilson dans Fury (1936) et Tom Garrett dans Beyond a Reasonable Doubt (1956) ; l’organisation rationnelle de la terreur a été récupérée par les nazis (par exemple dans Ministry of Fear, 1944) ou par les syndicats du crime (The Big Heat, 1953) ; les médias, eux, ont muté, et s’il subsiste dans ces films quelques écrans et téléphones, les deux instruments centraux de l’œuvre américaine sont la vitre[99] [99] Il est intéressant de noter que la seule vitre d’importance dans les trois Mabuse est celle qui, dans Le Testament, sert de support à Hofmeister pour écrire le nom du criminel, et qui permettra à Lohmann d’avancer dans l’enquête : homme médiatique par excellence, le Docteur est perdu par le média le plus sommaire qui soit. et la lunette de visée, qui désormais métaphorisent le dispositif cinématographique, la projection fantasmatique (base de The Woman in the Window, 1944) et la capture optique (à la fin de You Only Live Once, 1937, ou au début de Man Hunt, 1941). En Allemagne, Mabuse était un symptôme de décadence mais aussi une figure anti-sociale. Ses réincarnations américaines font à l’inverse de ses traits l’infrastructure même de la société, comme si, pour Lang, le monde entier était devenu mabusien[1010] [1010] À ce titre, il serait intéressant d’interroger ses rapports avec Adorno et Horkheimer, qui, exilés en même temps que lui, en sont arrivés à des réflexions voisines dans La Dialectique de la Raison, dont la rédaction a commencé lorsque le cinéaste travaillait à Western Union (1941), cette archéologie de tous les médias contemporains. .

« Das Gehirn » : c’est comme pur cerveau que Baum présente son maître et patient vers le début du Testament, avant qu’il ne meurt pour migrer dans le corps de son légataire. La chair de Mabuse peut disparaître une fois son esprit intériorisé par ses fidèles et incorporé par les médias : son destin est de se cérébraliser, pour aller de l’homme musculeux et sanguin de 1922 au corps figé et rachitique de 1933, jusqu’au quidam dépassionné qui, en 1960, est habité par un Mabuse immortel parce que spéculatif, réduit à quelques principes. Ce devenir a pour envers le supplément d’incarnation de ses antagonistes : le premier adversaire, Wenck, est aussi un alter ego, pareillement froid et hautain, souscrivant au même credo aristocratique ; les deux suivants, Lohmann et Kras, penchent vers le plébéien, vers la rondeur populaire préférant le corps au code (Lohmann a le dégoût du téléphone, et c’est en mimant un combiné – en parodiant le médium – qu’il parviendra à entrer en contact avec son agent devenu fou, Hofmeister). L’Übermensch est peu à peu devenu un Computer, une calculatrice. Une telle transformation devait se doubler d’une métamorphose de l’ubiquité. Dans Le Joueur, elle se caractérisait par une capacité à traverser tous les espaces physiques et les étages sociaux : Mabuse est partout et de façon très concrète, incarnée. Les deux films suivants réduiront la taille de la scène jusqu’au seul immeuble des Mille Yeux, parce que les mutations médiatiques ne demandent plus que le corps soit en présence pour qu’il exerce son contrôle[1111] [1111] Pascal Kané, dans « Revoir Mabuse », art. cit., parle très bien de ce qu’il appelle l’« effacement de la figure du maître » à travers la trilogie. .

Ce processus d’abstraction, le Docteur ne l’a suivi que tant que le pouvoir gardait pour principal levier la vision. À travers tous ses masques, Mabuse aura d’abord été caractérisé par son regard, de même que Lang se signalait par son monocle ; le cinéaste ne concevait pas de regard qui ne fût techniquement augmenté, même a minima, et, de fait, les organes optiques de Mabuse ont de plus en plus pris la forme de prothèses. Lors de ses premiers jours, il se contentait de lunettes ou de techniques d’hypnose, tandis que ses derniers feux l’auront vu manipulant tout un appareillage vidéo. Mais c’est cette alliance même avec les dispositifs visuels qui l’a condamné à l’anachronisme, aujourd’hui que la surveillance s’appuie davantage sur l’identification de patterns algorithmiques que sur des caméras dont l’innocuité n’est bien connue[1212] [1212] Voir par exemple l’article de Michel Deléan sur Mediapart, qui recense un livre de Laurent Mucchielli sur la question, « La vidéosurveillance ne sert presque à rien », publié le 10/05/2018. . Il en va de même des méthodes de suggestion, qui jadis jouaient d’un mixte de distance et de proximité et que notre âge tactile fait reposer sur des écrans de poche ou sur des pouces qui collent. Plus l’image devient interface, moins le regard subjugue. La Méduse est démodée, et Mabuse détrôné. Mais peut-être fallait-il attendre qu’on liquide son héritage pour pouvoir relire son testament. À vrai dire, celui-ci est double. Sa couverture consiste en un évangile de la terreur que rien n’a usé, et autour duquel s’entendent encore la raison d’État et les paladins de la déraison. Mais le texte comportait également un codicille sur les médias que peu ont lu, alors qu’il profilait le destin des données au vingtième siècle[1313] [1313] l est frappant qu’aucune figure marquante des media studies n’en fasse état, alors que ce type de discours est familier des commentaires d’œuvres. . Les glaneurs de gloses peuvent encore en extraire quelques thèses.

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La première d’entre elles serait à chercher dans deux motifs qui jouxtent constamment les menées de Mabuse : la drogue et le spiritisme. La cocaïne apparaît dès la première séquence du Joueur via Spoerri, le lieutenant émacié, et une discussion du Testament entre deux acolytes informe que leur chef a pour projet de droguer l’humanité entière. Plus froidement technique, et conçu à un âge moins chahuté, Les Mille Yeux tempère cet aspect, comme il ne donne des séances médiumniques qu’une représentation triviale, loin de la pompe magique de la grande scène du Joueur ou des surimpressions de spectres qui, en 1922 et en 1933, viennent tourmenter les victimes du Docteur – il reste que le motif demeure. Occultisme et opiacées ne sont pas là comme simples curiosités d’époque, même si Lang et sa scénariste, Thea von Harbou, ne sont jamais loin de les moraliser. Qu’ils puissent à l’occasion témoigner contre la fureur et l’impiété du temps n’enlève rien à leur fonction première, prolonger le thème démoniaque en déclinant les figures de la possession et, à la suite, préciser la logique médiale. Marshall McLuhan le démontrera bien après : il n’est pas de médias sans narcose, car toute prothèse implique une anesthésie[1414] [1414] Voir le chapitre 4 de Pour comprendre les médias. Les prolongements technologies de l’homme (trad. Jean Parié, Paris, Seuil, 1968, édition originale 1964), « L’amour de gadgets. Narcisse la Narcose », p. 61-68. , et la drogue, ici, assure cette double fonction d’excitant et d’analgésique. Quant au spiritisme, on sait que son histoire moderne est inséparable des médias techniques (c’est d’ailleurs après leur apparition que les spécialistes en spectres ont pris l’appellation de « médium »), depuis la photographie spirite jusqu’au « nécrophone » auquel Thomas Edison consacra les dix dernières années de sa vie[1515] [1515] Voir le texte de Thomas Edison Le Royaume de l’au-delà, trad. Max Roth, préface de Philippe Baudouin, Grenoble, Jérôme Millon, 2015. . Il revient donc à ces deux usages de résumer le fonctionnement des médias, pour montrer d’abord qu’ils ont partie liée avec l’au-delà et l’invisible – c’est la définition même de toute communication moderne que de transcender l’hic et nunc sans renoncer à l’instantané –, ensuite que, à l’instar des stupéfiants, ils travaillent directement sur des nerfs qu’ils irritent ou engourdissent. La découverte de ces derniers est d’ailleurs concomitante de l’apparition des médias techniques, malgré l’intuition qu’en avait eu Descartes : la science anatomique ne leur a vraiment donné une place centrale qu’après la découverte de l’électricité, qui lui a offert un modèle de circulation dont le philosophe était dépourvu. Or, cette même énergie est à l’origine de tous les médias du siècle, qui ont à leur tour aidé à propager le paradigme de l’innervation. Dans Le Joueur, un personnage en résume le principe : la comtesse Told, surnommée « die Unaktiv » parce que son habituation aux plaisirs a émoussé ses nerfs au point de lui interdire toute excitabilité. Si le prince des médias convoite cette reine léthargique, c’est parce que l’innervation et l’énervement s’attirent comme deux pôles contraires – il n’est pas de proie plus haute pour Mabuse qu’un être sans dépense.

À vrai dire, le Docteur croise plusieurs thèses. Le modèle nerveux se superpose à un autre, fluidique, hérité de ce Franz-Anton Mesmer qui, peu avant la Révolution, reçut la faveur de la cour pour ses expériences autour du « magnétisme animal », dont le Mabuse du Joueur se fait encore une spécialité (l’affiche du spectacle de son alias Sandor Weltmann mentionne cette expertise). Les deux paradigmes supposent une circulation énergétique et, pour une part, invisible. En revanche, les décharges nerveuses exigent un contact physique dont les magnétiseurs peuvent se passer, parce qu’ils héritent de la « magie sympathique » de la Renaissance et manipulent donc l’impalpable, guérissant les êtres sans les toucher. De cette science incertaine est née l’hypnose puis la psychanalyse (Lacan, quand il parlait de la « passe » du psychanalyste, avait aussi bien en tête les relations sexuelles tarifées que ce terme d’abord mis à l’honneur par les tenants du magnétisme). Plus largement, elle a reformulé le principe de l’action à distance, convertissant la sorcellerie en télépathie. Or, celle-ci n’est jamais qu’un synonyme de la médiologie, de l’art du contact lointain. Mabuse, magnétiseur et médiacrate, a valeur de trait d’union entre deux siècles.

Nous disions plus haut qu’il avait pour signature un regard tout-puissant, et virtuellement ubiquitaire. Deux précisions : d’abord, cette vision n’est pas symétrique, et ceux qui cherchent à lui rendre son regard en meurent. Dans les deux derniers films, des séides racontent la même histoire d’un complice qui, un jour, aurait essayé de surprendre leur chef, pour voir quel corps se cachait derrière la « voix qui voit[1616] [1616] Pour reprendre la célèbre formule de Michel Chion à propos de « l’acousmêtre » du Docteur. Voir « Les silences de Mabuse », art. cit.. » ; chacun a été retrouvé mort à l’endroit même où il pensait contempler le regard de Méduse. Deuxièmement, ce pouvoir du voir a évolué à travers les films, pour finalement se confondre avec l’autre art mabusien qu’est la téléaction. Dans Le Joueur, puissance hypnotique et contrôle à distance demeuraient séparés, comme l’étaient, dans l’esprit de Lang, la magie orientale et la technique occidentale ; ce n’est qu’avec Les Mille Yeux que le regard a été entièrement pris en charge par l’outillage câblé, par une télévision apparaissant comme un dérivé de la technique ancestrale du téléguidage. Cette convergence a en même temps disjoint les organes oculaires de leur fonction optique, puisque ce n’est plus à l’œil d’assumer la vision. Raymond Bellour avait noté que Le Joueur était sorti un an après la publication du texte de Freud sur l’hypnose collective, Psychologie des masses et analyse du moi[1717] [1717] Raymond Bellour, Le Corps du cinéma, op. cit., p. 91. Le rapprochement entre le texte et le film est suggéré par le scène d’hypnose de masse au milieu de la seconde partie. . On pourrait étendre la chaîne des coïncidences : Le Testament a été réalisé au moment où Mélanie Klein réélaborait l’idée d’introjection pour l’appliquer aux états schizo-paranoïdes, en des termes tout à fait appropriés à la relation qu’entretient Baum avec la figure de Mabuse ; quant au dernier opus, il sort trois ans avant que Lacan ne théorise dans son séminaire une distinction dont le film est comme l’exposé – celle de l’œil et du regard, qui donnera les pages les plus célèbres des Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Comme Mabuse, la psychanalyse a suivi, dans ses topiques, l’histoire des structures médiales, et chaque grand auteur a décrit le remodelage de la psyché opéré par le programme de son époque (le cinéma pour Freud, la radio pour Klein et la vidéo pour Lacan). Lister les outils présents dans chaque film revient donc à cartographier le cortex dont il est solidaire : Mabuse renseigne tant sur les mutations de la Méduse, du regard subjugué, que sur la chirurgie historique subie par l’anatomie cognitive.

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Ainsi Le Joueur a-t-il pour drame physiologique l’excitation, la nervosité des rondes éperdues. Son titre l’indique assez, comme l’emphase qu’il met sur la vitesse des nouveaux moyens de locomotion et, surtout, sa passion chronométrique, qui inaugure l’amour bien connu de Lang pour les horloges (le cinéaste n’est pas le premier à mettre en scène des poursuites, mais personne avant lui ne les avait si follement minutées). En ces temps férus de vélocité, les médias apparaissent d’abord sous la forme du véhicule, de ce qui transmet à grande vitesse : voitures et rails, mais aussi et surtout le téléphone, central dès la séquence d’ouverture ; la fin du film comporte même un plan de coupe peut-être unique dans toute l’histoire du muet, sur l’opératrice téléphonique connectant Wenck à l’immeuble dans lequel est retranché Mabuse[1818] [1818] Les plans de ce type n’ont pas manqué dans les débuts du parlant, justement parce qu’ils permettaient de souligner le récent acquis sonore du dispositif cinématographique. Au sein du corpus muet, le seul film à en faire un usage massif (ou un usage tout court, en dehors de Lang) est L’Homme à la caméra de Vertov, dans lequel l’activité des opératrices téléphoniques – relier des appareils dispersés, à la manière « rhizomatique » – métaphorise celle du montage qui connecte à tout va des fragments épars à travers la ville (Berlin, symphonie d’une grande ville de Ruttmann comprend quelques plans similaires, investis d’un sens identique mais moins souligné). . Film de la vitesse et de la traversée, Le Joueur mesure le temps à partir de l’espace parcouru et la puissance en fonction de l’étendue maîtrisée. Les seuls médias qui l’habitent ont donc rapport à la mobilité (des hommes et des informations, ce qui est virtuellement la même chose), et modèlent l’esprit à la façon d’un échangeur intérieur, selon l’image du réseau routier ou – là encore, c’est tout comme – téléphonique, pareillement basé sur la commutation de circuits.

Le Testament s’achève lui aussi sur une course effrénée, et l’une de ses scènes les plus célèbres (reprise au début des Mille Yeux) montre un assassinat couvert par les klaxons de voitures à l’arrêt. Ce sont toutefois les seuls passages automobiles de ce film fort stationnaire, à l’image de son héros muré dans le silence et la catalepsie. Un sort identique y est réservé au téléphone, qui demeure mais minoré, ringardisé par un gramophone dont la fonction est d’émettre et non plus de transmettre. Ce même appareil endosse le rôle dissimulateur auparavant dévolu aux maquillages : employé dans le bureau de Baum et dans la chambre du chef, il crée une illusion de présence (le premier s’en sert pour cacher ses escapades, l’autre pour laisser croire qu’il surveille). Le téléphone abolissait la distance, lui simule la proximité ; avec de tels appareils, les médias de communication commencent à muer en canaux d’altération ou de de falsification, quelques années avant une Seconde Guerre Mondiale qui sonnera les heures fastes de la cryptographie et du leurre. Mais ce n’est pas tout : l’avenir du (dé)chiffrage, Le Testament l’annonce aussi via le motif plus discret mais tout aussi décisif de la gribouille ou, plus encore, de l’écart entre le lisible et l’illisible, qui revient à celui des écritures cursives (manuscrites – celle de Hofmeister sur la vitre, de Mabuse sur ses feuillets) et discontinues (imprimées avec une machine discrète – ces espèces de télégrammes que reçoivent les subalternes du Docteur). On a tellement vanté le génie sonore de Lang, et à juste titre, que cette intuition scripturale a été trop peu remarquée ; il a pourtant été le premier cinéaste à montrer que la mécanisation de l’écriture intensifiait en retour le brouillage de tout tracé à la main, parce que l’accroissement du symbolique d’un côté se paie forcément d’un retour du réel, de même que tout nouvel encodage appelle à la fois son cryptage et son sabotage. Tout cela, Friedrich Kittler l’a démontré avec brio, mais cinquante-trois ans après Lang. Il est d’ailleurs remarquable que les deux premiers épisodes de la trilogie superposent si bien leurs attirails aux catégories des deux figures classiques de la théorie des médias : Le Joueur répond en partie à l’inventaire de McLuhan dans Pour comprendre les médias – roues et routes, monocle et binoculaires, horloges ou téléphones – alors que Le Testament tourne autour de la trinité du maître-livre de Kittler, Gramophone, Film, Typewriter. En matière pelliculaire, à vrai dire, il n’y a dans le film que les simili-diapositives que Baum projette à ses élèves ; le médium se réfléchit de préférence grâce aux surimpressions[1919] [1919] Voir Friedrich Kittler, Gramophone, film, typewriter, trad. Frédérique Vargoz, préface d’Emmanuel Alloa, Paris, Les Presses du Réel, 2018, édition originale 1986. Sur l’usage des surimpressions et dédoublements dans le cinéma muet, voir p. 255-257. , et il faudra attendre Liliom (1934) et Fury pour que Lang intègre à ses films sonores des images en mouvement (ses œuvres muettes avaient déjà employé l’écran dans l’écran – voir Les Araignées, 1919, ou Metropolis, 1927 –, parce que, doué d’une conscience précoce de la solidarité du cinéma avec toutes les surfaces miroitantes, il avait voulu réfléchir son propre instrument).

Dès Le Testament, donc, les médias ne sont déjà plus de communication mais de pollution ou de possession, servant à occuper et à brouiller davantage qu’à notifier (ou éventuellement distraire). Le cortex troque alors sa structure de complexe autoroutier contre un système de clivages et de réverbérations ; il passe du simple modèle synaptique (allégorisé par l’opératrice téléphonique du Joueur) à l’arborescence complexe des neurones miroir, dont le chiffre est ici le système des surimpressions (à vrai dire déjà là dans Le Joueur, mais moins fréquentes et d’un usage plus classiquement expressionniste). Avec l’emploi de la vidéo à feed-back, Les Mille Yeux importent un nouveau paradigme, non plus mécano-hypnotique ni spéculo-mimétique mais informatico-téléguidé, pour lequel l’esprit devient une calculatrice plus ou moins déréglée (tarée dans le cas de Mabuse, pipée ou hackée dans celui de Travers, que le Docteur pilote par des faux-semblants). La transmission d’ordres n’y est même plus nécessaire, l’injonction ayant été remplacée par ce que Foucault appelait la « conduite des conduites[2020] [2020] Voir Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France 1978-1979, Gallimard/Seuil, 2004.  », la programmation de l’autonomie (Travers est d’autant mieux télécommandé qu’il croit tenir les fils grâce à son faux supplément de vision). Le dernier Mabuse prépare, sans totalement l’accomplir, la conversion du cerveau en ordinateur. Il ne pouvait que s’arrêter sur ce seuil : parachever le processus l’aurait forcé à disparaître, puisque l’âge du silicium néantise les propriétés qui avaient fait la gloire de la Méduse.

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Histoire connue : dans la série séculaire des dispositifs visuels, le cinéma aura représenté le terme d’un double processus de mobilisation des images et d’immobilisation des spectateurs. On sait que cette pétrification n’a été parfaite qu’une fois le nouvel édifice stabilisé, au tournant des années vingt ; en ce sens, Le Joueur représente le plus haut degré de « médusation » des médias optiques, avant que la trajectoire ne s’inverse pour tendre vers le spectateur ambulant d’aujourd’hui[2121] [2121] À ce propos, voir le résumé (il est vrai quelque peu partial) que Raymond Bellour donne des débats contemporains sur le spectateur des dispositifs audiovisuels dans les deux premiers chapitres de La Querelle des dispositifs, Paris, P.O.L., 2012, « Querelle » (p. 13-41) et « Reprise » (p. 49-63). . Par la suite, le visage de Mabuse s’évanouira peu à peu, de même que son regard perdra en intensité. En 1922, l’un et l’autre étaient au centre de tout, rayonnants (d’où l’abondance de gros plans faciaux, parfois en surimpression). Onze ans après, le Mabuse catatonique que Baum héberge à l’hôpital arbore un visage intense mais mat, tout en intériorité maléfique et à l’expressivité paradoxale – les quelques plans sur lui s’accompagnent d’un silence plateau et ressemblent à des images fixes, comme si la sensorialité et la motricité avaient été inhibées au profit du cerveau. L’héritier de 1960 couronne cette éclipse du regard au profit de ses relais vidéos, et, s’il perpétue l’art des masques transmis par son maître, c’est en quidam qu’il se déguise, pour s’adapter au nouvel âge du quelconque.

Mabuse a été (en partie) « démédusé ». Mais c’est que son histoire mène de la conquête de l’ubiquité à la propagation de la simultanéité, ce qui, en cinéma, se traduit par un asservissement du champ par le hors-champ. Le Docteur a progressivement migré de l’un à l’autre : dans Le Joueur, métamorphe ubiquiste, il occupe presque toujours le centre du champ ; dans Le Testament, sa nature d’« acousmêtre[2222] [2222] Cf note 16.  » le maintient dans un hors-champ depuis lequel il administre l’intérieur du cadre ; Les Mille Yeux l’identifie virtuellement aux caméras qui, par définition, représentent le pur hors-champ, et le surplomb du dehors sur le dedans. Mais dans tous les cas, quel que soit le bord qu’il valorise, ce découpage du visible et de l’invisible aura été l’apanage du cinéma, comme le fut le binôme du voyeur et du médusé (autant dire que le cinéma trouve son incarnation suprême non dans Godard, qui est d’abord un grammairien et un philologue, un théoricien de la culture plus que du regard, mais dans le duo Lang-Hitchcock[2323] [2323] C’est en quelque sorte la thèse jamais exprimée mais clairement impliquée par cette synthèse du système classique qu’est L’Analyse du film de Raymond Bellour, op. cit.. ). Au contraire, les dispositifs à l’origine du triomphe de la Ventouse – le smartphone, l’ordinateur portable et le casque de réalité virtuelle – ont pour point commun d’abolir à la fois la distance entre l’œil et l’objet et la distinction entre champ et hors-champ (ce n’est d’ailleurs pas un hasard si celle-ci disparaît à l’heure où la globalisation invente des formes de proximité complètement indépendantes des rapports de contiguïté). Mabuse est pour nous une couche recouverte, dont la valeur archéologique est proportionnelle à l’écart qu’il accuse avec le contemporain.

Une preuve en serait qu’il n’a jamais été associé qu’à des médias analogiques, tous de stockage ou de transmission. On ne trouvera de machines à calculer dans aucun des trois films, aussi parce que, dès Le Joueur, son cerveau transcende toutes les computations mécaniques[2424] [2424] Somme toute, l’histoire du cinéma compte peu de calculatrices, alors que les combinés ou les presses y sont légion. Gageons que cette absence n’a rien d’accidentel, et qu’elle prouve que le septième art est allergique à l’algèbre (et aussi à la géométrie – rares y sont les mètres et compas, qui traversent toute l’histoire de la peinture). Même devenu numérique, le cinéma est calculé plutôt que calculant – à la différence, par exemple, du jeu vidéo ou de tant d’installations contemporaines. . Surtout, son mode opératoire apparaît incompatible avec les appareils digitaux. Certes, il y a quelque chose en lui du transcodage – son histoire est celle d’une duplication à travers différents supports – et de la variabilité (si l’on peut traduire ainsi son goût pour les postiches), de même que, sur sa fin, il s’est approché d’un modèle d’automatisation figurant lui aussi parmi les critères desdits « nouveaux médias »[2525] [2525] Voir Lev Manovich, Le Langage des nouveaux médias, trad. Richard Crevier, Paris, Les Presses du Réel, 2010, édition originale 2001. Les cinq principes néomédiatiques recensés par Manovich sont la représentation numérique, la modularité, l’automatisation, la variabilité et le transcodage. . Mais ce ne sont là qu’esquisses, qui camouflent deux faits décisifs : d’abord, que les systèmes réticulaires qu’il organise ne peuvent jamais se passer de foyer (en l’occurrence lui-même), alors que la modularité propre à l’ère numérique dissout les centres par la dissémination des nœuds ; ensuite, que les médias mabusiens sont encore très localisés et trop peu environnementaux, qu’ils commandent un usage ponctuel et ciblé tandis que l’informatisation des outils en a fait muter la place et les enjeux (jusqu’à devenir « écologiques », dans le sens le plus élastique du terme). Mabuse – le cinéma – aura coïncidé avec ce moment de l’histoire où toutes les activités étaient d’ores et déjà mécanisées et qui autorisait la plupart des sens à être techniquement augmentés, mais lors duquel il existait encore un « hors-médias » aussi bien qu’un hors-champ. Extériorité révolue maintenant que la médialité est devenue notre habitat.

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Jonathan Crary avait vu un prolongement de Mabuse dans le Videodrome de Cronenberg[2626] [2626] Jonathan Crary, « Dr. Mabuse and Mr. Edison », art. cit.. , qui n’a jamais caché son goût pour McLuhan. D’autres héritiers se présentent facilement à l’appel, de Matrix (dont un plan encadre un exemplaire de Simulacres et Simulations) à Her ou Ready Player One, qu’on croirait inspirés des écrits d’Alexander Galloway[2727] [2727] Alexander Galloway, The Interface Effect, Cambridge, Polity Press, 2012 (qui serait le scénario de Her), et Gaming ; Essays on Algorithmic Culture, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2006 (même si, encyclopédie du populaire, Ready Player One a des racines plus larges). . Mais trêve de postérité : ses origines sont plus riches d’enseignement. Une évidence, d’abord : Mabuse est Allemand. Depuis et à cause de Kracauer, ce fait a surtout servi à l’associer à Hitler, malgré tout ce qui les sépare (ne serait-ce que leurs visibilités inverses – l’un se cache et l’autre se spectacularise). Il est peut-être plus intéressant de remarquer que, depuis Nietzsche et Benjamin, fondateurs des Medienwissenschaften, l’Allemagne demeure le havre de la théorie des médias, même si elle en gère la co-propriété avec le Canada (la France n’y a par contre envoyé que des éclaireurs apocalyptiques, Baudrillard et Virilio)[2828] [2828] Sur l’histoire de ces théorèmes, voir Dieter Mersch, Théorie des médias. Une introduction, trad. Stéphanie Baumann et Philippe Farah, préface d’Emmanuel Alloa, Paris, Les Presses du Réel, 2018, édition originale 2018. Au contraire de ce que son titre pourrait laisser croire, l’ouvrage est bien plus qu’un manuel synthétique. . On imagine mal Mabuse naître ailleurs qu’en terre teutonique. La France, à cet égard, n’est pour lui ni terreau, ni même asile convenable (c’est-à-dire compréhensif). Cet article s’ouvrait sur une comparaison entre le Docteur et « notre Lupin national », comme l’appelait Maurice Leblanc ; français, ce cambrioleur éloquent l’est aussi par son indifférence totale à d’autres médias que la presse, de même que la tradition philosophique qu’il côtoie a toujours fait montre d’une allergie insurmontable à toute idée de médiation – de ce point de vue, il n’y a guère de différence entre le cartésianisme classique et le vitalisme d’un Deleuze[2929] [2929] Mêmes les « techniques » et « pratiques » que Foucault a installées sur le trône du transcendantal se présentent comme configuratrices plutôt que médiatrices. Alors que le philosophe allemand par excellence, Hegel, a articulé toute sa pensée autour de l’idée de médiation (et c’est peu de dire que tous les axiomes des Medienwissenschaften en découlent). . Cela se ressent dans l’interprétation que la cinéphilie a donnée de Mabuse, qui, au-delà des variations, ressemble toujours au Malin Génie des Méditations métaphysiques, au croisement du diable hallucinateur et du cinéaste-chef d’orchestre (ce qui serait plus pertinent pour Méliès, qu’on continue de lire au regard de ses références allemandes alors même que ses adaptations de Goethe ou de Hoffmann restent indécrottablement cartésiennes). Qu’est-ce que cela nous apprend ? Rien, sinon notre ignorance – celle sur laquelle fait fond le pouvoir d’un Mabuse[3030] [3030] Dont, soit dit en passant, et pour finir par là où on aurait dû commencer, un lacanien ne manquerait pas de remarquer qu’il peut s’écrire « m’abuse ». . Pays de rhéteurs idéalistes et de bretteurs bonapartistes, la France peine à comprendre les écosystèmes médiatiques dans lesquels ses maîtres vasouillent. Et c’est hélas.

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Images toutes tirées des trois Mabuse de Lang.