Léo et Milla sont endormis, enlacés. La caméra, au pied du lit, les embrasse dans cette posture d’intimité que la lumière du jour naissant attaque avec douceur. Bientôt, il faudra se réveiller, se séparer. Mais une porte claque, un objet tombe peut-être. Milla pouffe, entrouvre les yeux vers Léo. Il n’a pas bougé. Elle étouffe son rire et se redonne le visage du sommeil. Un.e autre cinéaste que Valérie Massadian aurait crié « coupez » ; un.e autre cinéaste aurait, plus vraisemblablement encore, mis ce plan au rebut. Le bruit était accidentel et c’est bien l’actrice, Séverine Jonckeere, qui fait irruption à la place du personnage, dévoilant ce qu’est toujours une prise : le risque d’une ouverture (de la bouche, des yeux, d’une porte – Cary Grant mieux que quiconque -, du temps), ouverture coulée trop souvent dans l’apparence de la continuité. Ouvrir, fermer les paupières ; se réveiller, mourir. Rien de plus difficile peut-être à feindre. C’est que le cinéma, impatient, espère trouver en un point ce qui tient du glissement, de la dérive[11] [11] Au contraire : Andy Warhol (Sleep), Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel (Leviathan), Wang Bing le plus souvent, et sans doute quelques autres cinéastes de l’épuisement… . On ne fait pourtant semblant de dormir qu’avec l’espoir que le plan sera lourd de toute une nuit. Si Milla s’amuse, c’est peut-être aussi de ce poème scandé face à la caméra par Léo, et qui vient de surgir comme un rêve.
Quelle serait alors la valeur de ce plan ? Précisément, son ambivalence. Qu’il puisse être versé à la fois au crédit de la fiction et du documentaire, du personnage et du tournage. Il n’est pas une anomalie, plutôt un accroc qui, rabiboché, rappelle le temps enfoui de la prise de vue – c’est-à-dire un des autres temps possibles de la reprise. Reprise contre reprise – au tournage, la nouvelle prise annule les autres, à moins qu’elle ne les subsume (l’automatisation entraînée par la répétition, le « lâcher-prise » qui vient dialectiser les techniques par où l’acteur désire faire advenir le personnage) ; au montage, elle conserve, plus ou moins sensible, son caractère accidentel, précaire, bricolé. Comme sur le chalutier où s’embarquera bientôt Léo, il s’agit de recoudre, de repriser les filets d’une fiction toujours menacée par sa fabrication même. Ces processus de prises et de reprises, on peut bien les nommer d’un mot : jeu. Séverine Jonckeere, qui n’est pas actrice, joue (à) Milla, qui n’est pas si loin d’elle[22] [22] Voir le texte de Luc Chessel, “Il est défendu d’inventer“. . Dans ce rire étouffé, il y a évidemment le jeu et sa limite, le faire-semblant et son ridicule. Qu’un bruit vienne du hors-cadre (et non du hors-champ : on peut imaginer qu’un membre de l’équipe a fait tomber quelque chose après le « silence » qui marque généralement le passage de la vie au cinéma) et l’espace du jeu se brise. Conserver cette brèche, c’est moins révéler la facticité du film, sa facture, qu’accueillir, voire instituer, une certaine porosité – entre la vie et le cinéma, justement, s’il faut garder des termes aussi généraux.
Porosité, ou plutôt échange. Ce n’est pas tant que la vie s’infiltre dans le cinéma – elle est là, de toute façon -, que le cinéma accorde une valeur particulière à la vie conçue comme surgissement, rupture, événement (même dérisoire). D’un regard à la caméra furtif ou insistant, d’une dérobade ou d’une hésitation, le cinéma n’aura jamais manqué de faire son miel – et n’est-ce pas ce qui continue infiniment de nous toucher, une fois les histoires oubliées ? Que tout film soit en même temps un documentaire sur son tournage, la chose est entendue. Si bien, d’ailleurs, que le rapport de l’un à l’autre ne fait plus question. Mais le tournage est-il là à l’état de traces, de vestiges, de points de capiton, de matière première, de lapsus ? Dans ce plan de Milla, il persiste comme temps donné à l’actrice pour se reprendre et effacer son sourire. C’est une forme de patience, de bienveillance, d’accueil, d’amusement aussi peut-être. Cela, pourtant, ne doit pas occulter le fait que l’échange, entre tournage et montage, actrice et cinéaste, est fondamentalement asymétrique, puisque même une prise ratée (du point de vue de l’actrice qui, encore une fois, se reprend) peut trouver à s’intégrer dans le film. Laisser tourner la caméra, c’est une chose en effet. Montrer ce moment où le corps revient à la fiction, c’en est une autre. En sauvant cette prise, ce moment, en faisant d’une chute un plan, la cinéaste lui donne bien une valeur – ou, pour le dire autrement, elle spécule. Cette spéculation en quoi consiste le processus du montage, il faut l’entendre à la fois sur le versant de l’imaginaire et de l’économie.
Deux plans plus tard, toujours au lit mais bel et bien réveillés, Léo et Milla passent en revue les petites annonces. Pour le moindre boulot, un C.A.P. est exigé, une expérience professionnelle. Ils n’ont ni l’un ni l’autre. Dans ce film où la course des amants se fait à rebours, vers le monde ou, au moins, vers un foyer, le travail salarié n’est pas ce que l’on fuit mais ce que l’on cherche, faute de mieux. Il est aussi un contre-modèle au travail même du cinéma. Pour Massadian, le tournage semble en effet moins l’occasion de déployer un savoir-faire, un professionnalisme, que le lieu d’une expérience de l’inexpérience – soit une forme de déprise où, à travers le corps des acteurs surtout, sont mis en jeu la composition du cadre, la vibration de la lumière, la durée des plans. C’est là en même temps, dans la substitution d’un travail par l’autre, que Milla trouve sa plus grande limite. Léo va s’embarquer sur un chalutier ; Milla, plus tard, sera employée comme femme de ménage dans un hôtel de Cherbourg. Que l’un trie des poissons ou que l’autre lave une salle de bain, la caméra finit toujours par trahir la fausseté des gestes. Ce n’est pas un problème de réalisme, mais de réel. Il manque la pression que celui-ci fait peser sur les corps. Question de rythme, de tension, de souffle. Or, à force d’abstraction, il ne reste bien souvent que le dispositif cinématographique pour faire milieu, monde, atmosphère ; d’où les rires de Milla, ou la brusquerie passagère de Léo. Le réel du filmage tend ainsi à effacer le filmage du réel – ce qui ne serait rien s’il ne nous fallait aussi croire à une fiction ; une fiction qui, en outre, se soucie des conditions matérielles de l’existence. Le film bute hélas contre un paradoxe propre au cinéma : la fiction peut surgir du moindre geste, à condition qu’il pèse son poids de réel. Au travail, Léo et Milla ne sont que deux acteurs jouant un mauvais rôle. Face à la caméra, ils sont deux corps au travail. Le rire de Séverine Jonckeere invente alors son propre récit, son propre monde, hors de tout montage – on ne spécule pas sur ce qui se donne sans compter.