Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval (2/2)

À propos de "Low Life" (suite et fin)

par ,
le 23 juin 2012

Dans cette deuxième partie, il sera question des liens unissant cinéma, réel et imaginaire, du travail avec les acteurs, de la salle de cinéma et du numérique[11] [11] Voici le lien vers la première partie de l’entretien. .

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Réel et imaginaire : le cinéma

Débordements : Il y a chez vous l’idée que le cinéma est un médium non autarcique, lié au réel, qui va être engagé dans l’Histoire. Mais aussi l’idée que le cinéma permet de prendre une distance par rapport au réel. Est-ce que ce n’est pas justement l’aspect documentaire du cinéma, la possibilité de filmer des choses réelles, des lieux réels, qui va lui donner par la suite une force imaginaire ?

Elizabeth Perceval : Au départ il y a des blocs, des fragments, des éléments de réels qui sont là, et dans lesquels on puise. Il y a une part « objective » des lieux, de la présence d’un acteur, des voix… On a filmé dans la ville de Lyon, un lieu chargé par l’histoire de la résistance, particulièrement le quartier de la Croix Rousse, la circulation des Traboules ; C’est un entrelacement de ruelles et d’escaliers, très pratique pour les fuites. Ce réel là, déjà porteur de fiction, est rendu dans le film à travers la vision qu’on en a. Comme le peintre, avec des formes et des couleurs, nous renvoie la vision qu’il a d’un paysage, d’un visage… Avec Nicolas, nous parlions de cette réalité fantastique que l’on ressentait dans ce quartier et que l’on voulait exprimer. Un monde de la nuit, souterrain, avec ses ruelles étroites, ses tunnels, ses escaliers en pierre, et le rythme de la ville le jour, constellée de caméras de vidéosurveillances. Il faut savoir que Lyon est la capitale européenne de la magie noire, mais aussi une ville expérimentale pour la vidéosurveillance. La vision de cette ville la nuit avait quelque chose d’intemporel, certainement à cause du côté gothique des lieux. On marchait dans le quartier qui devenait peu à peu les décors du film, on imaginait les personnages : Carmen s’engouffrant dans une porte cochère, disparaissant dans une ruelle – des groupes en rejoignant d’autres qui les attendent – un couple s’embrasse dans les cris des sirènes de police… C’est très concret ce qui s’installe dans le rapport entre fiction et réalité. La fiction se construit avec les choses qui sont là, devant toi, je dirais que le documentaire s’insère dans la fiction. Carmen parle d’une « guerre qu’on ne verrait pas », comment déjouer cette malédiction qui plane dans la ville ? Pour exprimer ce sentiment, pas besoin de fabriquer du fantastique avec des effets spéciaux. On était dans la ville du film. On voyait les corps en mouvement, se déplacer pour ne pas être repérés, pour échapper au contrôle et à la surveillance, comme autrefois les combattants dans les réseaux de résistance. Dans un monde où tout est exposé, rendu visible, même le privé et l’intime, où tout circule librement, la présence de certaines personnes se trouve interdite, ils sont en danger et doivent se cacher. Il y a du fantastique dans cette question politique, non ? Quand il est question de la présence d’un corps interdit, de son droit à l’existence, et de sa possible disparition, le fantastique se mêlerait donc de politique, ou la politique de fantastique ?

Nicolas Klotz : Filmer, c’est très concret parce que tu ne peux filmer que ce qui est là, devant toi, et que la nature intrinsèque du réel c’est de s’échapper devant une caméra. La moindre lumière, la position d’un corps, d’une chaise, un espace, en fin de compte, est une représentation de ce qui est là. Faire croire que le réel continuerait à exister pleinement devant la caméra comme s’il n’y avait pas de caméra, pas de production, pas d’acteurs, pas de scénario, pas d’accessoires, c’est la naïveté du théâtre filmé. Le cinéma travaille dans les ruines du réel, dans ses traces. Et chaque cinéaste doit chercher comment provoquer ces ruines, par sa manière de travailler. Qu’il n’y ait pas de voitures dans la rue alors que partout il y a des voitures aujourd’hui. Tout le monde sait qu’il y a des voitures partout dans les villes, ils saturent le hors champ, même la nuit, ce n’est pas la peine d’en rajouter dans l’image.

EP : De toute manière dans le quartier où on a tourné, les voitures ne pouvaient pas stationner dans les rues. La Croix-Rousse est une colline, toute en hauteur. Les voitures sont garées sur des petites places. Les rues vides, la résonance des bruits de la ville au loin, accentuent le côté fantastique.

NK : J’ai du mal avec les films des Dardenne, à cause de ça. Cette manière de vouloir te faire croire que ce qui se passe devant la caméra est ultra-réel, alors que tu sais qu’ils ont passé des mois à chercher la mobylette, le moindre blouson, et qu’ils paient quelqu’un pour enlever les chants des oiseaux dans le son direct. Ce qui est réel c’est l’expérience que tu fais de ce que tu vois, de la lumière, de ce visage, de la manière dont les plans se succèdent. Le réel passe davantage par ça que par l’idée théâtrale d’imiter le réel. Ça ne marche jamais… Le réel Straub ou le réel Godard me semblent plus ouverts, plus générateurs de réel, que celui des Dardenne, d’Audiard ou de Kechiche où chaque plan cherche à te coller la tête dans cet orgueil un peu vain qui tend à vouloir te montrer à quel point ils filment LE réel. Comme si le réel était très viril… C’est le réel viril, le chantage au réel, le film coup de poing dans la gueule. Au fond, le réel est de nature fantastique, concret et métaphysique, visible et invisible, là et plus là, habité par des choses très mystérieuses. Même chez Marx, il y a du mystère : « Un spectre hante l’Europe… ». C’est notre cerveau qui tend à tout rationaliser, à inventer une linéarité au temps. Le réel est concret, il n’est pas compréhensible. Et il s’agit d’être honnête avec ça : les déplacements, la lumière, le visage, le son de la voix, la nature du regard, jour, nuit, intérieur, extérieur… Dans les films de Godard, tu entends souvent sa voix, ses mots, qui viennent se superposer, remplacer, celles des personnages. Tu vois le chéquier (dans Tout va bien), le clap. Le plan suivant celui avec le clap, on se dit qu’il est faux. Mais le clap est ce qu’il y a de plus vrai. Sans lui, pas de synchro, pas de Moteur ni Action. C’est ce qui s’est passé juste avant le début du plan. Et c’est parce qu’il y aura encore un clap qu’il y aura encore un autre plan. Ce geste de Godard, montrer le film en train de se faire, participe aussi de l’idée de ne jamais faire croire que ce qui se passe est LE réel. Mais celui du film. Le film avec les directions qu’il prend, avec ses partis pris de cadre, de lumière, de parole…

EP : Dans Paria, je ne sais pas si on avait le sentiment d’un film en train de se faire. En tout cas, la réaction du public témoignait d’un sentiment d’être là, dans l’instant. A tel point que des spectateurs nous disaient « Mais comment fait Blaise pour vivre avec sa gangrène ? C’est terrible quand sa peau s’en va… ». Ils pensaient qu’à la fin du film, lorsque le personnage s’en va sur le périphérique et se fait renverser, il se faisait réellement renverser. Ils recevaient ces images, comme un événement réel. Ils découvraient un monde qu’ordinairement ils évitent. Des gens à qui, généralement, on réserve le reportage. C’est peut-être pour ça : la télé a déformé nos regards, le spectacle du réel devient le réel, on fait croire que tout est vrai, que rien n’est caché. Les gens ne savent plus ce qu’ils regardent. Je me suis demandé « Est-ce que là, on a failli à quelque chose ? ».

NK : En général, les « pauvres », on les enferme dans le reportage, et on magnifie les riches dans la fiction…

EP : Ces réactions n’étaient pas rares. Ça vient, je crois de la proximité des personnes avec les personnages ; Je disais « Comment voulez-vous qu’on ait filmé une scène avec une personne dans un état pareil ? ». Alors ils disaient : « Ah oui, c’est vrai, c’est vrai… ». On essaie toujours de travailler avec des blocs de réel, du concret, mais pour les emmener vers la fiction, ouvrir le champ de vision. On ne peut parler que de l’expérience qu’on fait des choses. Si, dans La Blessure, les demandeurs d’asile ont des monologues de 7 minutes, c’est d’en avoir fait l’expérience, de l’avoir vécue. Ce n’est pas parce que j’ai imaginé que ces gens-là parlaient comme ça. Le monologue est venu d’eux, de leur plaisir de raconter, et de celui, pour moi, de les écouter. Quelque chose qui a plus à voir avec la confidence qu’avec le témoignage. J’ai eu envie que le spectateur retrouve ce sentiment à travers le monologue qui installe un rapport au temps très particulier. En allant dans des squats, au bout de six mois, tu commences à les connaître, la parole se délie, et ils te racontent leurs épopées.

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Les acteurs

D : Comment se fait le choix des acteurs ? Influencent-ils l’écriture du film ? Quelle est la part d’écriture, d’improvisation ?

EP : Tout est écrit. Le choix d’un acteur ne transforme pas le texte. S’il influence quelque chose c’est par sa présence, sa voix, ces gestes, qui donnent un ton, une atmosphère qui n’était pas prévue. Il y a quelques petits moments d’improvisation, dont celui avec l’étudiant en commerce, à qui je n’avais pas écrit de texte. Nous avons un peu plus recouru à l’improvisation sur Paria, mais pour des moments bien précis. Et il n’y en a pratiquement pas dans La Blessure et La Question Humaine. Mais nous prenons le temps de rencontrer pas mal de gens, de faire en sorte qu’une rencontre entre l’acteur et le personnage ait lieu, qui doit presque tenir de l’évidence – quelque chose se passe entre eux qui fait que, dès qu’on va travailler sur le texte, ce sera comme si l’acteur l’avait toujours dit, le texte fait corps avec lui. Par la suite, en fonction de l’acteur, de la connaissance qu’on a avec lui, il peut y avoir des scènes qui sautent ou des scènes que je rajoute. Par exemple je ne savais pas, ce que le personnage de Hussain, de par sa culture, pouvait faire ou non. J’avais imaginé qu’il soit nu. Mais je ne sais pas si l’acteur, qui n’est pas un professionnel, est prêt à ça. La scène où il rase le sexe de Carmen était prévue mais je ne l’avais pas mise dans le scénario, pour ne pas les effaroucher : après avoir travaillé un an et demi ensemble je leur ai racontée, et ils ont été d’accord pour la faire. La scène où ils sont sur le balcon a aussi été travaillée ensemble. Je ne savais pas quel était le degré d’intimité qu’ils pouvaient avoir. Elle s’est rapidement nouée entre eux. Un jour, je leur ai dit : « Carmen va aller au commissariat. Et la nuit qui précède, les amants ne dormiront pas, vous veillez sur votre amour, et si l’autre s’endort, vous le réveillez, par un baiser, pour garder les yeux ouverts, garder présent le visage aimé, jusqu’à la dernière minute. Comme s’ils allaient être séparés pour toujours… ».

NK : Je ne sais pas filmer des personnages, le théâtre filmé. Je filme des acteurs. La présence documentaire de l’acteur devant une caméra sera toujours plus forte que son savoir-faire. Le savoir-faire se voit trop, mais la présence s’impose. L’acteur trop pris par son personnage cherche à construire quelque chose qui n’existe pas. Même chez Douglas Sirk et John Ford, les personnages semblent flotter autour de la présence des acteurs. Pourquoi filme-t-il John Gavin et Liselotte Pulver si bien dans un film aussi construit que Le temps d’aimer et le temps de mourir ? Ou Lana Turner dans Le mirage de la vie ? Est-ce eux qui nous émeuvent, ou des personnages écrits sur du papier ? Pourquoi John Ford filme-t-il John Wayne toujours comme une actrice ?

EP : Quand on sent que l’acteur, professionnel ou pas, commence à jouer, à interpréter, nous essayons de l’inviter à lâcher ça, à ne pas être dans la représentation des choses, mais d’être davantage dans le « dire », l’adresse à l’autre. J’essaye de faire en sorte que les acteurs se libèrent du poids de la psychologie. Qu’ils n’essayent pas de représenter, ou d’imiter, mais qu’ils se laissent traverser par les sentiments. Il faut lâcher prise et se sentir léger. Ne pas alourdir le spectateur avec le pathos ; il y a là, dans tout cet étalage émotionnel, quelque chose d’obscène. Je préfère que l’acteur ressente les forces souterraines qui s’affrontent dans le personnage, sa complexité. Cet affrontement des sentiments humain existent en chacun de nous. Ce qui leur échappe m’intéresse davantage. Et ça ne prend pas un temps fou. Ce qui prend du temps, c’est le temps qu’eux se rencontrent.

NK : Le temps des personnages écrits par Elisabeth et celui des acteurs se superposent. C’est une aventure très organique. Ce qui m’intéresse, c’est de filmer cette aventure. Le choix d’un acteur vient de sa présence, du son de sa voix, de ce qui se passe entre nous quand je suis avec lui. Le film commence vraiment quand nous commençons à nouer des liens assez intimes. Quand je suis seul avec eux, je suis avant tout avec l’acteur, mon rendez-vous avec les personnages viendra plus tard, avec la caméra. Les personnages pour moi, à ce moment, c’est totalement une abstraction. Et j’aime beaucoup ça. Une abstraction qui deviendra peu à peu concrète. Ils commenceront à exister avec tout le travail de la lumière, la caméra, les costumes, le décor, etc. Ils habitent le film, pas le monde réel, et comme le film n’est pas encore tourné… Une fois sur le plateau, c’est dans l’intimité de notre rapport que je travaille. Si tu attends le plateau pour ça, c’est trop tard, il y a trop de monde, trop de vitesse, trop de problèmes à régler. Je sais ce qui m’intéresse chez eux, ce que j’ai vu chez eux, en eux, et que je veux absolument arriver à filmer. Et ça, ça peut me rendre complètement dingue. « Est-ce que j’ai réussi à filmer sa manière de regarder, de se taire, de se retourner, de rire, de souffrir, d’aimer, et qui doit hanter le personnage ? ». C’est pour ça que j’aime te regarder travailler avec eux. Je me trouve dans une position qui me permet d’aller et venir entre acteurs et personnages, d’observer les deux en même temps. Ensuite par contre, une fois que j’ai tourné, j’ai beaucoup de mal à me défaire d’eux en tant que personnages. Ils sont devenus si proches, j’ai un attachement affectif à chacun. Au montage, lorsque les acteurs viennent, je suis très troublé puisque je ne vois plus quasiment des acteurs, je vois les personnages en chair et en os. Ils m’intimident. Et puis après, avec le temps, je revois, petit à petit, les acteurs à nouveau.

EP : Ça se passe souvent sur nos films. Et puis les acteurs continuent à se voir. Ils sont tout le temps ensemble en ce moment. Quand on a rendez-vous avec l’un, un deuxième arrive, etc. La communauté qui s’est organisée pendant le tournage est devenue une communauté dans la réalité. J’appelle parfois l’acteur par le nom de son personnage, et ça ne le trouble pas plus que ça. Il y a une évidence.

D : Aviez-vous montré le film de Bresson (Le diable probablement) aux acteurs ?

NK : On leur a montré Les amants de la nuit de Ray et J’ai le droit de vivre de Lang.

EP : Bien sûr qu’on leur a montré Le diable probablement, il y a trois ans. Car ils voulaient absolument le voir.

NK : Puis L’Heure suprême de Borzage à Camille Rutherford pendant le tournage. Et La Féline de Tourneur.

D : Comment obtient-on un jeu qui va contre l’interprétation de type « théâtrale » ? Est-ce que vous donnez des indications précises ? Est-ce que vous faites, à l’instar de Bresson, de nombreuses prises ?

EP : Bresson pouvait faire trente ou quarante prises : on n’en a pas les moyens. C’est une question de temps de tournage. On tourne en trente-deux jours, ce qui est très court. Alors on répète avant. Le temps des répétitions prépare l’acteur à faire corps avec son personnage. Après il faut tout oublier – oublier pour retrouver les choses pour la première fois au moment du tournage, l’acteur travaille avec la mémoire de tout ce qu’il a fait avant. On répète dans une salle alors que le tournage peut avoir lieu dans la rue, un bistrot, etc. Ils ne sont pas du tout dans le même espace, mais les répétitions font que quelque chose s’est inscrit, est descendu en eux comme une source naturelle. Ce n’est pas aller contre l’interprétation, mais plutôt leur éviter d’entrer dans la représentation où l’imitation. Reproduire mécaniquement des intonations. Il s’agit d’être simplement au maximum de leur présence. Les gestes de l’acteur, viennent de la seule réalité de sa présence. Par exemple : ne pas jouer la jalousie. De la rencontre d’Hussain et de Charles, nous aurions pu faire une superbe scène de jalousie. Nous avons essayé de sortir des clichés, d’une forme de convention qui pousse à refaire la énième variation sur la même chose. Nous cherchions un rapport plus physique, plus animal, un rapport d’attention. Être plus attentif à celui à qui tu t’adresses. D’ailleurs, on le voit : Charles observe beaucoup l’autre, il bouge, tourne autour, alors que Hussain marche droit devant lui. C‘est un ballet des corps, tout parle, pas seulement les mots. Charles se pose des questions : « Comment Carmen, que je connais depuis l’adolescence, aime ce jeune homme ? ». Il est intrigué par Hussain. A un moment donné, l’acteur qui joue Charles est sorti du cadre, puis est rentré de nouveau. On a gardé cette prise, Charles est déstabilisé, il sort prendre des forces et revient pour affronter Hussain. Et ça m’intéresse plus que de faire appel à l’aspect petit et mesquin du sentiment de jalousie. Comment se débarrasser du caractère psychologique ? Comment aller au-delà ? Sentir les différentes « forces » qui s’affrontent en chacun de nous et qui nous modèlent.

D : Bresson parle d’ « intériorité »…

EP : Ce n’est pas un mot que j’emploie vraiment. L’acteur, dit Bresson, c’est le mouvement qui va de l’intérieur vers l’extérieur. Pour le modèle, Bresson parle du mouvement du dehors vers le dedans. J’essaie plutôt de les débarrasser de l’encombrant fardeau de la psychologie. « Tu es jaloux, mais tu n’es pas obligé de le jouer ». Il ne faut pas tout monter, l’important c’est aussi ce que l’acteur garde caché. Tout savoir d’un personnage, c’est une chose lourde, obscure et pleine de pièges.

D : Dans la vie, on n’a pas toujours une expression faciale qui correspond à un sentiment. Un sentiment n’équivaut pas, comme dans un ordre mathématique, à une expression.

EP : Par contre, lorsque Hussain et Carmen se rencontrent dans le squat, on voit tout de suite qu’ils tombent amoureux, et le trouble qui les traverse. Pas besoin d’envoyer de la musique. On le sent. Il faut trouver cet état de grâce. L’évidence d’un geste, d’un regard. La justesse de la parole.

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NK : J’ai beaucoup de mal quand le visage de l’acteur que je regarde, tout à coup, parce qu’il y a un texte à dire, s’enlaidit. Ce que je veux dire par s’« enlaidir », c’est : faire un effort, une grimace, poser des tics, un « savoir-faire » qui lui fait perdre son visage. Je travaille beaucoup en prenant des photos. Tu vois cette photo prise l’autre jour (Voir photo N°4). Ta présence. Il ne faut pas que le fait de parler détruise ce que je sens à l’intérieur. Ici, elle a la tête baissée. Et bien il faudrait que quand elle lève la tête pour parler, elle soit encore là-dedans. Que la voix n’altère pas le visage, que le visage ne devienne pas un masque. Si son visage devient un masque de psychologie, l’exhibition des soi-disant sentiments du personnage, je perds tout ce qui me « fascine » dans son visage. Et il faut bien que les visages te fascinent quand tu fais un film. Tu vois des gens tous les jours, tu vas les filmer, il y a quarante personnes qui assistent à ta relation avec eux : il n’y a pas moins intime. Et, pourtant, tu voudrais filmer une chose que personne d’autre ne voit. C’est un drôle de truc. Tant que ça ne parle pas, c’est simple. Mais la parole t’oblige, en tant que cinéaste, à prendre des risques, à avoir des partis pris. Il ne s’agit pas de prendre un visage beau, hiératique, qui ne bouge plus…

EP : Non, ils ne sont pas comme ça… Tout vibre dans leurs visages.

NK : Non, mais ça peut être une solution. Chez Bresson, ils ne sont pas hiératiques mais il y a cette idée d’enlever, enlever, enlever….

EP : Je n’appelle pas ça « l’intériorité ». J’appelle ça se défaire d’un poids. Être léger, disponible, pour que l’acteur puisse être créatif.

NK : Une autre chose importante avec le visage : l’écouter. Je dois entendre ce qu’il dit. Bouger et parler en même temps, pour un non-professionnel, cela peut être devenir vite compliqué. En général, je suis obligé de fixer les déplacements avec eux. Je n’arrive pas en disant : « tu fais-ci, tu fais-ça, tu vas de là à là », mais plutôt : « Tu entres là, et tu sors là. Entre temps, tu fais comme tu veux ». Et puis je regarde, et si c’est un peu trop long, je dis : « Tu pourrais t’arrêter là, et à ce moment peut-être te tourner… ». Ça se construit au fur et à mesure, comme ça. Quand l’acteur est pris par le déplacement physique, cela peut court-circuiter sa mémoire du texte. Il faut beaucoup travailler pour que le texte ne soit plus un problème.

EP : C’est pour cela que l’on travaille beaucoup avant, pour qu’ils soient très libres au moment de tourner.

NK : Pour qu’ils puissent dire le texte en faisant leur lit ou leurs lacets, en rentrant dans le plan par ici ou par là. Les acteurs professionnels ont à ce niveau une belle virtuosité : mais il se passe parfois des choses sur leur visages qui les banalisent. Ce qui ne se passe pas chez les non-professionnels, qui parlent sans effort. Nous avons vu un film de Nicholas Ray, l’autre jour : We can’t go home again (1976). C’est le film qu’il a fait avec un groupe d’élèves de cinéma. C’est plutôt un documentaire, mais avec un effet de fiction assez fort. Il y a un jeune homme qui a un père flic. Ce jeune homme rentre un matin et décide de raser sa barbe alors qu’il ne s’est jamais rasé depuis sa puberté. C’est un jeune homme d’une famille juive orthodoxe. C’est très affectif. Il se rase, commence à pleurer, et il dit, en regard-caméra, le regard très intense, le visage grimaçant et qui rougit de rage : « Moi j’aime mon père, toi tu ne l’aimes pas. Tu ne l’aimes pas parce que c’est un salaud de flic… ». On entend la voix de Ray : « Dis-le moi juste pour que je te croie. Arrête de jouer. Là, je ne te crois pas ». Le garçon se calme et il le redit en creux, comme s’il pensait aussi à autre chose. Et c’est fantastique, troublant, bouleversant. Il ne faut pas que la parole déforme le visage de l’acteur, et il faut aussi l’entendre. Les grimaces éloignent le texte. Il faut devenir très attentif à tout. Quand tu vois que quelque chose se perd… Quand Camille se trompait dans le texte, j’étais ravi. Comme elle vient du Conservatoire elle était tellement respectueuse du texte… Mais le texte, il faut un jour le lâcher. Si c’est juste dans ton corps, tes mouvements, le texte suivra tout seul. Exactement comme il est écrit. Il n’y a pas d’effort particulier à faire. C’est cet endroit là qui est très délicat à trouver. Ça se passe parfois seulement dans une seule prise. Avant c’est trop tôt, après c’est trop tard. Parfois un peu dans plusieurs prises. Si ce n’est pas au tournage, jamais le montage ne pourra l’inventer.

D : Il y a sur le site lowlifelefilm.com des vidéos de répétitions et lecture…

NK : Julio et le génie est une séance de travail entre Elisabeth et un jeune mineur africain sans papiers. La lecture, Il faut travailler (plus que tous les jours), était un peu préparée, découpée sur place et tournée en 4 heures.

D : Concernant la séance de travail, pourquoi dire à Julio de ne pas regarder la caméra (alors que d’autres la regardent) ?

NK : Cela ne l’empêche pas de la regarder… (rires)

EP : Je lui dis de ne pas regarder la caméra car je voulais que la relation se passe entre lui et moi. Pour vérifier si le lien se faisait. Qu’il se sente en confiance, qu’il ne soit pas impressionné par la caméra. C’est un jeune africain que j’avais rencontré en groupe dans un foyer, et c’est la première fois qu’on se retrouvait seuls pour une séance de travail. D’habitude, on ne filme pas. Mais en l’occurrence, parce qu’on cherchait le personnage, nous avions eu envie de filmer. Je voulais voir si cette indication de ne pas regarder la caméra posait problème pour lui. Un acteur non-professionnel, jusqu’au tournage parfois, peut avoir tendance à regarder la caméra. L’acteur ne peut pas rester pris avec cette tension là, la caméra ne doit pas l’attirer, sinon son attention est captive de cette machine qui le regarde.

D : À propos de la lecture, ce qui m’avait frappé était la répartition et le positionnement des personnages dans les différents plans. Comment cela se décide-t-il à ce stade du travail ?

NK : C’était la première fois que je les filmais ensemble. Quand je les rencontre, je ne suis pas à fond sur la caméra. C’était la première fois que j’avais envie de passer du temps avec eux et une caméra dv, de les mettre ensemble dans l’espace, d’entendre leurs voix…

EP : On avait fait pas mal des lectures à table, alors on a voulu que le corps soit davantage engagé, qu’ils soient debout, et dans une proximité différente avec le partenaire.

NK : Je me suis concentré sur les actrices : j’entre toujours dans nos films par les personnages féminins. C’est en filmant les femmes, les actrices, que je sais ensuite comment filmer les hommes. Dans l’autre sens, ça ne marche jamais. Ça se sent d’ailleurs dans cette vidéo. Elles sont tout de suite plus verticales et font plus attention que les garçons. Sauf les Africains : les deux Africains étaient très forts. Avec les garçons, ça a pris plus de temps et comme aussi je n’avais pas encore rencontré Luc Chessel, qui joue Charles, je n’étais pas vraiment prêt à les filmer. C’était lui le centre de gravité des garçons. Comme Camille Rutherford était celui des filles.

EP : Avec Djamel, tu as eu un peu de mal. On le voit, il est tout seul dans le plan, à l’écart des autres et filmé en contre-plongée. Tu es loin de lui, tu cherches encore le chemin vers l’intimité.

NK : Oui et je l’ai trouvé dès ce premier plan. Je ne voulais pas qu’il se fonde dans le plan avec les deux autres garçons. Il était plus fort qu’eux, il m’aurait empêché de les voir. Au départ, il n’était pas nécessairement prévu qu’Elisabeth soit filmée. Mais j’ai senti que ta présence allait agir sur eux, en eux, comme une chimie étrange. C’était trop tôt de séparer les acteurs de l’auteur du scénario. Ils avaient besoin de toi et tu avais besoin d’eux. Et moi de toi et d’eux à la fois. C’est parce qu’il y a ta présence, ta voix, ta manière de lire des didascalies, cette introduction que tu as écrit, ce temps passé avec toi devant la caméra… que quelque chose se connecte avec eux. C’est toujours l’actrice en toi qui écrit. C’est le côté documentaire de ton écriture et de ce tournage, encore une fois.

EP : Si on avait les moyens, on ferait la lecture que tu as vue, puis on en ferait une seconde, une troisième, etc. Pour nous et pour les acteurs, pour toute l’équipe, il est important que le premier jour du tournage soit un jour comme les autres. Il faut être prêt. Mais il ne faut pas que ce soit l’hystérie !

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La salle, Internet

D : Comment est-ce que vous concevez l’articulation entre la vie « classique » d’un film en salle, et ce qui peut se passer autour, notamment sur Internet (par exemple, donc, la mise en ligne de différents éléments ayant trait à l’avant tournage) ?

NK : Je m’interroge beaucoup sur la place du spectateur aujourd’hui, sur la manière dont il a muté. Je me demande quel monde je vais filmer et pour quel spectateur. Je ne sais pas ce que ça veut dire filmer pour LES spectateurs… D’une part, et c’est très important, pour moi le spectateur est dans le plan. Ça n’a aucun sens de filmer pour un spectateur qui serait dans la salle de cinéma. Le cinéma n’est jamais aussi fort que quand le spectateur est dans le plan. D’autant plus que le spectateur d’aujourd’hui est un spectateur tardif, un spectateur crépusculaire, comme habité par le poids de tous les renoncements et tous les échecs sociaux de la fin du siècle dernier. Il a quelque chose de lourd, il dort, ne peut se déplacer que s’il se déplace par millions. Il fuit la singularité, le rare, l’expérience intérieure du cinéma. Il n’a plus la patience qu’il faut pour accéder à lui-même. C’est un mort-vivant qui va au cinéma juste pour se faire croire qu’il ne dort pas. Je suis extrêmement attaché à la salle, mais les salles aujourd’hui sont devenues crépusculaires elles aussi, avec des exploitants crépusculaires, devenus aussi frileux qu’un banquier récalcitrant. Ils ont beaucoup baissé les bras depuis 5 ans. Je les comprends, comment peuvent-ils faire autrement ? Mais ce n’est pas parce qu’ils ont inventé les cartes, livré leurs salles à la logique destructrice du marché, et que la technologie numérique permet de lifter un peu leurs vieilles rides, que les salles généreraient quelque chose de neuf. Les festivals, au contraire, sont des lieux où il y a, je trouve, une nouvelle modernité, des lieux qui permettent de réinventer le spectateur : le fait qu’ils viennent voir les films, la manière dont ils les voient… Il y a là un laboratoire passionnant avec lequel Internet travaille déjà. Sur Internet apparaissent d’autres horizons, d’autres modes de visibilité, qui n’apparaissent pas encore dans la salle. D’ailleurs, si l’on est toujours obsédé par le nombre, par le chiffre, c’est qu’il n’y a plus de spectateurs : il n’y a que des masses. Il peut n’y avoir que quatre spectateurs dans une salle, et alors ? L’autre soir j’ai vu Cosmopolis de Cronenberg en deuxième semaine d’exploitation. Nous étions 3 dans la salle.

EP : Sur Internet, les images circulent très vite. Je précise que je n’ai aucun jugement là-dessus : c’est là, ça existe. Quand j’entends des tas de gens, des amis, des spectateurs, me dire qu’on peut « tout » télécharger, je me dis que « tout » c’est en même temps rien. Chacun, dans sa curiosité, télécharge, zappe, regarde des bouts de films. Il n’y a rien à faire, c’est là. Pour moi, rien ne remplacera le bonheur d’une salle. J’adore le rapport au temps que cela instaure : rentrer dans la salle, s’asseoir, attendre que les gens arrivent. Je ne suis pas impatiente. Donc, je ne pratique pas le téléchargement, mais je rencontre plein de gens qui téléchargent et regardent des films…

NK : Je trouve ça très bien.

EP : Qu’est ce qui se passe quand tu regardes dix minutes d’un film et que tu te fais une idée à partir de là ? Et hop ! Tu passes à un autre. Où est l’expérience ? Faire l’expérience d’une chose consiste justement à ne pas pouvoir la réduire tout de suite à une idée. Je crois que ça fait partie de la frénésie de la consommation, où tout pousse à ne pas penser, à réagir instinctivement à tout. L’accélération constante des rythmes, qui est l’autre visage de l’angoisse face au vide. L’agitation, l’accumulation, l’horreur des temps morts, le besoin d’enchainement rapide. Dans ce besoin d’images, j’y vois une forme de voyeurisme, celui du tourisme, un voyeur ne peut jamais voir tout ce qu’il désir voir, il est toujours insatisfait. C’est tout le contraire de celui qui cherche, là quelque chose t’avale.

NK : J’ai le sentiment qu’une nouvelle cinéphilie est en train d’apparaître sur Internet. Beaucoup de jeunes à travers le monde téléchargent des films qu’on ne voit plus dans les salles. Ces nouveaux modes d’accès aux films détruisent enfin l‘idée des «vieux films » qui est une expression qui date de l’ORTF. Ca montre bien combien l’accès au film, la manière dont tu le vois, fait partie du film. Il s’agit là de l’amorce d’une révolution extraordinaire mais dont on ne voit pas encore à quel point elle pourrait renouveler nos modèles de production et de distribution. Demain la technique permettra de réinventer totalement l’idée même d’actualité cinématographique en l’étendant dans tout sa temporalité historique. L’accès à tous les films, de toutes les époques, sans passer par ce trou du cul du mercredi 14h (maintenant 11h) par lequel 25 films doivent « sortir »… chaque semaine. Pour une installation comme Primitive de Weerasethakul, on sent dans le public, qui n’est pas nécessairement composé de cinéphiles, beaucoup l’excitation. La révolution technologique va obliger la salle à faire la sienne. Et comme avec chaque révolution, ça se divise entre ceux qui protègent leurs intérêts et ceux qui vont dans le sens de l’histoire. L’évidence est qu’il va y avoir besoin de cinéastes pour ça, besoin d’Internet, et besoin peut-être encore plus qu’il se passe quelque chose dans les sociétés européennes dans leur ensemble. Il ne s’agit pas de lifter les salles, faire des débats à n’en plus finir… L’actualité cinématographique exclusivement identifiée au marché plombe complètement la salle et les exploitants qui passent de plus en plus de temps à ça et de moins en moins à « faire » du cinéma comme ils le faisaient dans le passé. Du temps où le cinéma était encore moderne. Une programmation contemporaine doit exploser l’actualité cinématographique.

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Le numérique

D : Low life a été le premier film que vous avez tourné en numérique. Comment l’expérience s’est-elle passée ? Le film a été tiré en numérique et en 35 mm : est-ce qu’il y a eu des difficultés au niveau de l’étalonnage ?

NK : Après avoir vu Film Socialisme nous avons choisi de tourner Low Life avec la Canon 1D. J’ai découvert la couleur. Et le geste de filmer avec cette caméra est passionnant : un geste comme la peinture, comme un trait, une épaisseur, de la matière couleur. Je sentais la matière à chaque plan. Dans mon travail de préparation je commence avec un appareil à chambre, puis un polaroïd, des appareils en plastique, ensuite une caméra DV ou mini-DV, alors le travail avec la Canon 1D donnait le sentiment de prolonger ce travail : je veux dire par là qu’il n’y avait pas ce sentiment de rupture qui va avec le côté impressionnant, magnifiant, de la pellicule 35mm qui peut transformer la caméra en objet quasi-mythologique. J’aime également beaucoup la copie 35mm de Low Life. Je pensais que ça n’irait pas, mais même si ce n’est pas tout à fait la même chose, même si c’est un peu plus sombre, je prends autant de plaisir à la regarder. Il y a cette espèce de petit mouvement que fait du bien… Dans les Cahiers du cinéma il y avait un dossier sur le numérique, une directrice photo disait qu’il était difficile d’éclairer à la fois pour le 35mm et le DCP. Qu’il fallait choisir car on ne pouvait pas réussir les deux. Surtout si on va dans ce sens-là : éclairer pour le 35mm et ensuite passer en DCP. Parce que fondamentalement on reste dans l’idée du 35mm du siècle dernier. Mais dans le sens contraire, c’est très intéressant. Éclairer un support vidéo en sachant que la copie principale sera en DCP, permet de trouver de nouvelles choses pour le 35mm.

EP : Je crois qu’il restera toujours des salles équipées avec les deux. Le problème pourrait plutôt venir des laboratoires… Je ne pense pas qu’il faille être nostalgique.

NK : Cela dit, avec le DCP, les bugs éventuels, on ne sait pas ce qui peut se passer. Dans ce sens, il peut être prudent d’avoir une copie 35mm…

EP : Le DCP transforme quand même le cinéma : le film devient une série de chiffres. Dans les festivals, on vous dit : « Votre film c’est le 367mx…etc…». Si l’on ne connait pas la clef, la combinaison, on ne peut pas voir le film ! Mais nous avons vu des films tournés en numérique : du noir et blanc qui n’imite pas l’ancien et est absolument magnifique.

NK : Cette technologie est suffisamment développée pour avoir ses propres codes. En mettant un objectif de Bolex 16mm sur une petite caméra HD, on obtient des choses incroyables. Il n’y a même pas besoin des objectifs Zeiss pour 35mm, comme nous avions sur Low Life. En sortant de Film Socialisme à Cannes, j’ai vu un film tourné en 35mm. J’ai cru qu’il datait des années 80… Revenir en arrière de cette façon n’était pas possible

D : Dernière question : comment vivez-vous cette période qui suit la sortie du film ? Quel regard a posteriori portez-vous sur lui ?

EP : Le film a eu plusieurs réceptions : il y en a eu une assez agressive et on n’a pas compris comment le film a pu éveiller autant de violence. J’avais vu une émission, qui m’avait catastrophée, où l’on disait combien en France les adultes haïssent les jeunes. Ce qui est douloureux, plus que ce qui me concerne personnellement, c’est que cette violence est dirigée contre la jeunesse du film. De la part d’une partie des médias j’ai senti qu’on nous envoyait notre « arrêt de mort », un OQTF, (Obligation à Quitter le Territoire Français). Les mots de certains, étaient tellement insultants, violents, méprisants… Ce n’était qu’une défiguration extrême du film jusqu’à le rendre méconnaissable. L’application de la « tolérance zéro » pour notre travail. Diviser, notre cinéma l’a toujours fait ; par exemple, Paria a obtenu le prix spécial du jury à Saint Sébastien, une bonne presse, et en même temps un zéro pointé de la part des Cahiers. La Question Humaine a divisé violemment mais ça débattait, ça argumentait… Là, de découvrir de telles attaques, dans une avalanche de préjugés limite réacs, de la part de personnes qui connaissent notre travail et notre engagement, m’a complètement effondré. Je m’en remets tout doucement. Heureusement, il y au des rencontres formidables avec les spectateurs dans les festivals à l’étranger. Il y a également eu de très belles choses, écrite sur la beauté lumineuse de ces jeunes gens, qui parlaient du rapport entre poésie et politique, de la forme : fantastique et politique. Enfin notre détermination pour la suite n’est pas infléchie. Aujourd’hui la critique répond à des produits pulsionnels, qui répondent à leur propre pulsion qui fait l’économie de la pensée. La pulsion s’adresse au plus grand nombre. Il s’agit de séduire, alors que la pensée prend du temps. Cela étant dit, quand on sait qu’un exploitant, qui nous connaît, a crié « fasciste » devant la scène du commissariat, on a du mal à cicatriser, à comprendre. Jean Douchet disait : «Je ne comprends pas tous ces développements – attaques – sur un film que vous n’aimez pas et dont vous triturez la chair pour en rendre un jus détestable».

NK : Je crois que ce qui dérange le plus aujourd’hui, c’est le mélange d’expérimentation formelle et de politique, le fait qu’un film ne soit pas politique frontalement. Le cynisme ambiant est tel aujourd’hui que tout ce qui essaierait de donner, par l’art, la culture, la pensée, la langue, la poésie, etc., des armes à la jeunesse, est considéré comme obsolète, inutile, appartenant à un monde fini. C’est à dire un monde sorti de l’histoire. Mais sans ces expériences collectives et intimes, transmises depuis des siècles, comment pouvons-nous nous défendre contre ce qui menace aujourd’hui l’humanité globalisée ? La technologie du contrôle et la dictature de l’Empire financier ont potentiellement plus de pouvoir aujourd’hui – sur nos corps, nos cerveaux, nos affects, les peuples – que les dictatures du siècle dernier. Ces expériences sont indispensables quand on est jeune, pour reconnecter avec l’histoire qui est loin d’être finie. Qui sait ce dont demain sera fait ? Dans quelles guerres nous sommes déjà impliquées ? Le cinéma peut donner des armes. Quand Serge Daney disait que pour lui, le cinéma était du côté du réel, c’est ça qu’il voulait dire. Pas du côté du blouson et de la mobylette des Dardenne. Mais du côté de l’histoire. Beaucoup de ceux qui pourtant écrivent sur le cinéma n’y croient plus, ça demande trop de foi dans le cinéma et dans l’être humain, pour y croire encore, ça demande d’être des cinéastes quand on écrit. Et comment continuer à être des cinéastes dans l’époque de la mort du cinéma ? Parce que avec la mort du cinéma vient aussi celle de la cinéphilie, de la critique et des spectateurs de cinéma… par conséquent ils ne savent plus trop quoi faire avec leurs propres croyances. Ni en l’homme, ni dans le cinéma. Le capitalisme n’en a plus rien à foutre de la croyance.

Entretien réalisé le 17 mai 2012. Transcription par Erwin Sénéchal et Romain Lefebvre.

Images : 1, 3 : Low Life, Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval, 2012 / 2 : L'heure suprême, Frank Borzage, 1927 / 4 : Elisabeth Perceval, par Nicolas Klotz / 5 : Un homme qui dort, Bernard Queysanne et Georges Perec, 1974.