Nul homme n’est une île, Dominique Marchais

Pour une nouvelle histoire du paysage

par ,
le 26 avril 2018

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Le Temps des Grâces (2010), La ligne de partage des eaux (2014) et Nul homme n’est une île aujourd’hui ; il est frappant de retrouver les obsessions et les méthodes qui motivent et caractérisent le cinéma documentaire de Dominique Marchais, et de constater combien les unes et les autres s’imposent par leur nécessité et leur cohérence. D’un film à l’autre, se trouvent confrontées deux notions principales dont découlent beaucoup d’autres : le paysage comme problème, le cadre comme instrument. En confrontant ces deux entités, Dominique Marchais fait émerger la parole de ceux qui affirment leur appartenance à un lieu et à une histoire et ce faisant s’inscrivent dans un espace de pensée, tranquillement révolutionnaire, et dont l’étendue se révèle de film en film.

Nul homme n’est une île commence et finit à Sienne, devant la fresque « du Bon et du Mauvais gouvernement » (Ambrogio Lorenzetti) qui orne les murs du Palais communal. Au cœur du tableau trône l’allégorie du Bien commun qui indique le modèle à conquérir : celui d’un gouvernement basé sur la participation de tous. Les citoyens rassemblés sont tous égaux – de même stature dans l’image ­– et ont dans leurs mains les cordes de la cité qui relient la justice et le bien commun. La caméra glisse en silence d’un sujet à l’autre, guide le regard, caresse le paysage et le fragmente, le transforme en espace qu’il faut parcourir et interroger. L’historienne Chiara Frugoni nous met aussi sur la voie lorsqu’elle nous dit que cette fresque du début du XIVème siècle inaugure l’intérêt des hommes pour les beautés terrestres, que c’est la première fois qu’un paysage devient un sujet narratif. Le paysage comme problème et le cadre comme instrument sont le point de départ d’une nouvelle déambulation philosophique.

Le film nous conduit cette fois hors de France, en Italie (la Sicile), en Suisse et en Autriche. Trois pays où, envers et contre les modèles institués, des initiatives locales se pensent, se créent, s’enracinent et s’étendent « pour que, comme l’exprime Barbara dans le film, l’économie solidaire devienne l’économie ». Le courant souterrain du renouveau circule en deçà des instances politiques. Il s’initie dans un nouveau rapport à la matérialité des choses : l’agriculture (la terre), l’architecture (le bois). Le premier témoignage sicilien reprend la conversation là où Jean-Marie Straub et Danièle Huillet – avec Vittorini – l’avaient laissée au début de Sicilia : un «ouvrier-paysan » nous parle des oranges qui ne se vendent pas, de ce que s’enrichir signifie, de la valeur du travail et de cette invention moderne qu’est le chômage quand les moyens de vivre et de travailler sont sous nos pieds. Marchais renoue avec cette parole porteuse de modernité; c’est elle qui déploie aujourd’hui « les cordes de la cité ». Dans le film comme dans la vie, elle n’est jamais détachée du paysage, mais alors qu’il était question, dans Le temps des grâces, de contester la permanence d’un paysage idéalisé et séparé du monde par le cadre et la perspective – la campagne française, image d’Epinal – Nul homme n’est une île raconte sa reconquête et la fécondité des liens qui s’y jouent : la relation avec le matériau local et le savoir-faire qu’elle implique, « la dignité et le plaisir d’être encore agriculteur », la transmission, le partage des idées et des tâches manuelles.

Là, le cadre retrouve sa force révélatrice, il est ce qui permet de voir, comme en témoigne l’architecte autrichien Bernardo Bader qui a construit dans la campagne de sa région, le Bregenzerwald, au cœur d’une zone de tourbière, une structure en bois ouverte sur un côté – une « camera oscura » – dans laquelle on entre pour découvrir une vue. Les villageois eux-mêmes y éprouvent la beauté du paysage auquel ils appartiennent, car pour que ce dernier vive et évolue, il faut qu’ils l’habitent, il faut qu’ils lui restent attachés et que de cette appartenance naisse le désir de l’engagement. C’est également ce à quoi le film convie le spectateur, au cours des pauses tout à la fois contemplatives et réflexives qu’il lui propose.

Comme Bernardo Bader, Dominique Marchais veut penser « les espaces entre » : entre les villages et les villes, entre les maisons, entre les objets et entre les hommes. Il noue dans l’espace du film les fils d’une pensée et d’un langage et ainsi donne à voir ce que les médias de masse semblent encore ignorer : un renouvellement profond du politique qui possède déjà un paradigme – celui de la participation –, une économie – frugale et solidaire — et des méthodes – la coopérative, l’association, l’auto-gestion ou encore « l’auto-organisation ».

La participation qui est à l’œuvre ici récuse celle, brandie par les instances politiques, qui se limite à « un mécanisme dont le but est de tirer le meilleur parti possible des gens au profit d’une entreprise dont les finalités ne sont pas de leur ressort »[11] [11] Joëlle Zask, Participer. Essais sur les formes démocratiques de la participation, Paris, Le bord de l’eau, 2011. . Car comme l’explique encore la philosophe Joëlle Zask, « prendre part » ou « contribuer » ne suffit pas : « Apporter une part est en revanche une forme de participation qui provoque du changement social ». Roberto Li Calzi et Barbara Piccioli de la coopérative Galline Felice ne disent pas autre chose lorsqu’ils affirment la nécessité d’élargir aux autres leur champ d’action plutôt que de s’enrichir, de partager les effets d’une libération qui « donne à la vie plus de valeur ». C’est aussi ce que revendique Manfred Hellrigl du « Bureau des questions du futur » (tout un programme !) de l’administration du land Vorarlberg (Autriche) lorsqu’il préconise « l’auto-organisation » – un principe biologique qui place la réflexion collective à la base de toute décision – comme unique réponse possible aux problématiques complexes de notre société. Nous découvrons alors que le modèle d’organisation participative s’impose aussi dans les collectivités locales face aux représentants d’une « autorité à l’ancienne » jugée « inefficace face aux défis d’aujourd’hui ». Et que de territoire en territoire et d’un pays à l’autre des liens se créent, plus si souterrains déjà et préfigurent une Europe nouvelle, une “société ouverte” privilégiant l’élan vital et l’inclusion à toutes les formes de repli social[22] [22] Joëlle Zask citant Henri Bergson, “Les deux sources de la morale et de la religion” (1932), op.cit., p.119. .

La participation est aussi le principe dynamique du film, en même temps qu’une intention pédagogique salutaire. Car « apporter une part » c’est aussi transmettre : « Il y a aussi une fonction éducative et didactique…» dit Roberto. Dominique Marchais renoue en cela avec les fondements de la théorie documentaire initiée par John Grierson. La nécessité d’instituer la place de la participation citoyenne au sein de l’État fut en effet à l’origine de l’idée documentaire qu’il a théorisée dans les années 1930. Son objectif étant, je le cite, de « rendre vivant pour le citoyen le monde où siège sa citoyenneté ». John Grierson pensait que le cinéma était capable d’exprimer la complexité des interdépendances politiques et sociales du monde moderne ; ainsi opposait-il une forme de participation propre au cinéma à une forme de participation médiatique initiée par le pouvoir. C’est à cette fin qu’il théorisa la notion de documentaire dialectique qui induisait la conception du film documentaire selon deux facteurs : « L’observation du réel et la découverte dans le réel des structures dramatiques qui lui donnent sa signification pour l’éducation civique »[33] [33] John Grierson, « First Principles of Documentary » [1932], in Forsyth Hardy (dir.), Grierson on Documentary, New York, éditions Harcourt, Brace and Company, 1947. .

Ainsi, ce qui rend ce film exaltant, c’est qu’à l’instar des expériences collectives dont il se fait l’écho, Dominique Marchais construit un espace politique où le spectateur expérimente la pertinence du renouveau qui est à l’œuvre. La trajectoire du film nous ramène finalement à Sienne pour parcourir de nouveau la fresque “du Bon et du Mauvais gouvernement” mais dans le sens inverse à celui du début. Dans l’intervalle, le regard que nous portons sur notre paysage s’est déplacé lui aussi et nous pouvons désormais entrevoir les prémisses tangibles des mutations à venir. Ce faisant, Nul homme n’est une île, et les deux précédents documentaires de Dominique Marchais, construisent au présent une histoire des idées de demain tout en renouant avec la plus rigoureuse des traditions politiques du cinéma documentaire.

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Un film de Dominique Marchais, avec Roberto Li Calzi, Barbara Piccioli, Chiara Frugoni, Gion A. Caminada, Manfred Hellrigl, Bernardo Bader

Scénario : Dominique Marchais / Image : Claire Mathon, Sébastien Buchmann / Montage : Jean-Christophe Hym

Durée : 1h36

Sortie le 4 avril 2017