San Andreas, Brad Peyton

Le Rock ne tremble pas

par ,
le 20 juin 2015

san-andreas-2015-stills-wallpapers.jpg

Tourné en 1936 par William S. Van Dyke, San Francisco racontait l’histoire d’amour difficile entre le patron d’un night-club, Blackie Norton (Clark Gable), et une jeune chanteuse (Jeanette Mac Donald). Ce n’était que dans ce cadre-là que le grand tremblement de terre de 1906 ayant frappé San Franciso s’y trouvait figuré. Aux trois-quarts du film, comme à l’improviste. Elément marginal, bien que son montage soit resté fameux, le séisme avait en fait surtout une fonction narrative. En retrouvant la bien-aimée qu’il croyait morte, Blackie trouvait enfin le chemin de la rédemption, tandis que s’élevait le chant des survivants, comme un appel à la reconstruction de la ville. Dans San Andreas, la catastrophe sismique frappant la Californie actuelle, et en particulier San Francisco, arrive aussi sèchement et soudainement que chez Van Dyke. Mais celle-ci ne se définit plus comme un événement singulier. Elle est un état du monde sans début ni fin. Les tremblements sont à la fois les « répliques » de ceux qui les ont précédés et l’annonce de ceux qui, plus puissants encore, ne manqueront pas de suivre. Par conséquent, la catastrophe a déjà commencé avant que la faille ne s’ouvre tout à fait. Dès son prologue, le film montre d’ailleurs une jeune fille dont la voiture s’écrase dans la brèche d’une montagne, comparable aux fissures qui seront causées plus tard par le tremblement de terre.

San Andreas est ainsi travaillé par des fissures – et donc des séparations. Ce qui frappe, c’est d’ailleurs la façon dont la partie « musclée » (l’odyssée de Ray, un pilote d’hélicoptère joué par Dwayne Johnson, et de sa femme pour retrouver leur fille) est strictement distinguée de la partie « intellectuelle » (l’histoire d’un chercheur qui prévoit les dimension du désastre et demande l’évacuation de la Californie). Les muscles ne savent jamais ce que fait le cerveau, et vice versa. C’est pourquoi le personnage synthétisant ces deux aspects, le « grand constructeur », l’architecte dont le dernier bâtiment en fabrication commence à percer le ciel de Californie, ne peut être défini que négativement. Face à la catastrophe, il se révèlera évidemment incapable de protéger la fille de Ray – dont il allait d’ailleurs devenir le beau-père.

Ce discrédit du constructeur va de pair avec l’absence radicale d’une figure qui porterait la charge de la destruction. La catastrophe sismique n’a ni corps ni tête. Les films récents de destruction de ville (Star Trek Into Darkness, Man of Steel, Pacific Rim, Godzilla) étaient peuplés d’entités destructrices bien visibles. Dans San Andreas, la caméra observe régulièrement le spectacle d’en haut, comme depuis le point de vue d’un Godzilla – mais d’un Godzilla devenu parfaitement invisible. L’escamotage relatif du monstre était déjà l’enjeu de l’admirable Godzilla de Gareth Edwards ; avec San Andreas, sa disparation totale devient enfin un vrai problème pour toute tentative d’interprétation écologiste. Si le séisme peut représenter l’insurrection d’une nature maltraitée, Brad Peyton met alors en scène l’absence des monstres qui, dans Pacific Rim ou Godzilla, surgissaient encore des fissures tectoniques comme autant de représentants d’une mauvaise conscience écologique. Cette absence du monstre soulève en outre la question de savoir si, en 2015, le film-catastrophe hollywoodien renvoie toujours au traumatisme post-11 septembre, à l’ « Attaque de l’Amérique ».

Le constructeur désavoué et le destructeur invisible, il ne reste que des images à feuilleter. Ce qui rappelle à nouveau le film de Van Dyke, autre feuilleteur d’images. The Thin Man (1934) s’ouvrait sur un exemplaire du roman homonyme de Dashiel Hamett, avant que les passages d’une scène à l’autre ne se fassent le plus souvent par balayage progressif, comme si une page était tournée. Dans San Francisco, le tremblement de terre final « balaye » tout ce que le film venait de raconter : son histoire d’amour et de rivalité, ses portraits de danseurs, d’entrepreneurs et de politiciens, de « night-club owners » et de chefs d’opéras. Toute cette fresque sur la société des gens de spectacle se trouvait effacée en un instant – comme en tournant la page. L’art d’un Van Dyke consistait justement dans ce « balayage » d’images qui conférait à tous les plans la même valeur. Chez lui, le séisme est l’événement de balayage par excellence, et un événement parmi d’autres. Mais si entre les « pages » de Van Dyke se glisse subtilement un « thin man » (Gable), on trouve chez Peyton un « rocher » : Dwayne « The Rock » Johnson.

The Rock : La monotonie béante de sa non-expressivité et la quasi-nullité de ses propos (« Je ne fais que ce qu’on me dit », première réplique) sous-tendent la tristesse immobile d’un costaud de marbre. S’il tient debout et s’oppose à la destruction jusqu’à la fin, c’est que la catastrophe affecte tout sauf, justement, les pierres, le « rock » pur et dur. Mais l’immobilité de Johnson renvoie aussi à un autre dispositif : celui du jeu vidéo. Le moment le plus réussi du film est celui où Johnson, suspendu depuis son hélicoptère face au bâtiment où son ex-femme est piégée, ne parvient plus à la voir tandis qu’elle trouve un moyen de fuir. La caméra alors traverse le cockpit pour embrasser en plan-séquence l’intégralité de l’action, comme si la scène se passait sur un écran devant lui – et donc pas du tout. C’est durant ce passage proche de l’ego shooter que San Andreas ressemble à Edge of Tomorrow, où un Tom Cruise également indestructible, pris dans une boucle temporelle lui faisant subir d’innombrables morts et renaissances, revivait encore et encore la même situation jusqu’à ce qu’il réussisse enfin à achever sa mission (Eva Abramycheva, coordinatrice des effets visuels du film, a collaboré aux deux films). Comparé au film (brillant) de Liman et Cruise, San Andreas sera sans doute une variante moins évidente et surtout moins flexible de ce qui préoccupe le cinéma d’action actuel : ce qui se passe se passe de passer et se prête tout de suite à la répétition triste. C’est pourquoi Johnson est à la fois « immobile » et condamné à une répétition quelque peu gratuite des cascades (le sauvetage de la fille au début du film, suivie de parachutages et plongées), revenant elles aussi comme des « répliques ».

Dans ce programme d’immobilité et de répétition se cache toute la ruse de Johnson, son programme d’acteur aussi simple qu’efficace : rien ne va plus, mais il continue quand même. La seule chose que Johnson sait bien faire – mais ce n’est pas rien -, c’est de continuer même si c’est déjà fini. Ancien catcheur, The Rock sait qu’il faut jouer avec ses forces, quitte même à en feindre l’épuisement. Sa fille est déjà déclarée morte au moment où il essaye de la ré-animer. Mais Ray fait un effort supplémentaire – et réussit. Une scène comparable se trouvait déjà dans le Hercules de Brett Ratner. Enchaîné, Johnson parvenait à rassembler toute son énergie pour se libérer et sauver les siens.

La famille réunie et les couleurs du drapeau américain levées, quelqu’un demande à Ray : « Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? » – « On va reconstruire », répond-il. Mais reconstruire quoi ? La famille, la ville, l’Amérique, le monde, l’humanité, la nature ? La caméra s’envole. Elle ne montre pas un nouveau San Francisco reconstruit et modernisé comme chez Van Dyke, signature d’une résurrection humaine et nationale, mais les dimensions d’une catastrophe. « On va reconstruire » veut juste dire « on va continuer » à la façon de Dwayne Johnson, qui annonce alors une loi du cinéma d’action de nos jours. Qu’on y retrouve encore des références au 11 Septembre ou à l’écologie, qu’il y ait encore des monstres ou non, il est d’abord affecté par l’idée de « continuer » – par ses propres répliques et sa réplication à l’infini.

San Andreas, un film de Brad Peyton, avec Dwayne Johnson (Ray), Carla Gugino (Emma), Alexandra Daddario (Blake), Ioan Gruffudd (Daniel Riddick).

Scénario : Allan Loeb, Carlton Cuse, Carey Hayes, Chad Hayes, Jeremy Passmore et Andre Fabrizio / Décors : Charlie Revai / Photographie : Steve Yedlin

Durée : 115 mn

Sortie : 27 mai 2015