Le dernier film d’Hong Sang-soo (si l’on se rapporte non à l’ordre de production mais à celui des sorties dans les salles françaises) se construit autour du personnage de Younghee, une actrice dont l’existence se trouve mise en suspens suite à une rupture douloureuse avec un réalisateur marié. Nous la suivons d’abord lors d’un passage en Allemagne, à Hambourg, avant de la retrouver en Corée, dans la ville côtière de Gangneung. Ce personnage impliqué dans un adultère et faisant l’objet de rumeurs fait immédiatement penser à la vie de son interprète, c’est-à-dire à la relation que l’actrice Kim Min-hee entretient avec le cinéaste Hong Sang-soo. Mais c’est bien Younghee elle-même qui déclarera lors d’une conversation que raconter des histoires personnelles est ennuyeux.
Il faut donc soigneusement éviter ici de rapporter ce que nous voyons à l’écran à ce qui appartient à la vie privée de l’actrice et du réalisateur. Le motif de l’adultère, mais celui de la séparation également, qui est encore ici davantage sensible, ont de toute façon hanté les films de Hong Sang-soo depuis le début (soit le couple adultère du Jour où le cochon est tombé dans le puits en 1996, et le couple adultère séparé du Pouvoir de la Province de Kangwon en 1998). Plus que le « thème » et ses éventuels échos avec un vécu ou une réalité extérieure, ce qui importe est, comme on le fait d’ailleurs remarquer à Younghee, la manière dont il est traité.
1. L’effet Kim Min-hee. On considère volontiers que le cinéma d’Hong Sang-soo traite des relations amoureuses, mais Seule sur la plage la nuit présente un caractère particulier : nous y voyons principalement l’écume laissée par une relation passée, et les hommes sont comme confinés aux marges du récit. De ce point de vue, Seule… pourrait effectivement prendre la suite du Jour d’après (qui a pourtant été tourné ultérieurement), puisque ce dernier présentait déjà un personnage principal dégagé de toute histoire amoureuse, Areum. Toutefois Le Jour d’après comportait la description d’une autre relation, celle de l’éditeur Bongwan et de la secrétaire Changwook, et faisait apparaître Areum esseulée alors que Younghee est dans chaque partie accompagnée d’une présence féminine amicale : d’abord l’amie chez qui elle loge à Hambourg, Jeeyoung, puis celle qu’elle retrouve à Gangneung, Junhee.
On constate ainsi dans le cinéma d’Hong Sang-soo, avec l’arrivée de Kim Min-hee, une autonomisation supérieure des figures féminines, suivant une double dimension esthétique et narrative : à une modification du regard du réalisateur s’associerait une évolution des personnages et de leurs interactions. On se souvient peut-être dans la seconde partie d’Un jour avec, un jour sans du zoom sur la peintre Heejung en train de contempler l’un de ses tableaux, zoom ayant pour effet de reléguer hors champ le personnage masculin. Mais on peut également songer ici au plan du Jour d’après où Areum contemple le miracle d’une chute de neige, auquel s’associent désormais des plans de Seule… : celui sur le visage ému de Younghee tandis qu’une salle de cinéma se rallume ou encore celui où elle chantonne devant un café. L’arrivée de Kim Min-hee semble appeler la venue de ces plans détachables où le personnage, s’il manifeste une émotion, le fait indépendamment de toute sollicitation extérieure : des plans de présence, faisant l’économie de toute action et de tout tiers.
La situation du récit, le fait qu’il se situe dans l’après d’une séparation modifie en outre la tonalité des échanges avec les hommes, qui n’affichent pas la dose habituelle de jeu et d’attirance. La scène au cours de laquelle Younghee et son amie Junhee s’embrassent après avoir émis le souhait de se débarrasser de tous les hommes, et avant de conseiller à un ami avide d’un baiser de se rabattre sur son bol de soju, pourrait être emblématique de ce changement et de la relégation dont la gent masculine fait l’objet. Younghee se maintient au long du film dans une position de retrait, tout comme Areum vis-à-vis de Bongwan dans Le Jour d’après, elle qui prenait garde à ne pas aller aux toilettes en même temps que son nouveau patron. Si le titre original de Sunhi nous indiquait que Sunhi, même si elle échappait aux hommes, était encore « notre » Sunhi, le titre nous indique bien cette fois que Younghee est « seule ».
Cette prise de distance relative n’est pas sans incidence, et elle peut être liée à une lenteur inhabituelle, à un curieux mélange entre tranquillité et pesanteur particulièrement sensible dans la première partie qui se borne à suivre les discussions et les déplacements de Younghee et de son amie Jeeyoung à Hambourg – les couleurs hivernales accentuant encore cette tonalité singulière. C’est comme si la relégation des hommes devait conduire à remplacer les déclarations par les confidences amicales, et les combinaisons amoureuses par le suivi attentif d’un personnage en quête d’autonomie. Mais on se tromperait pourtant à décrire le film comme le simple portrait d’une femme face aux tourments d’une séparation.
2. Les plis de la surface, le milieu de la pensée. Younghee est un personnage errant que l’on suit dans deux villes et qui se demande systématiquement si elle ne devrait pas s’y installer. Elle est ainsi fidèle à la condition sempiternelle des personnages d’Hong Sang-soo, qui est d’être des déplacés, et sa vie est comme nous l’avons dit en suspens. Seulement cela signifie ici qu’elle se demande à la fois où vivre et comment vivre, si bien que l’errance du personnage ou le rapport des parties ne peuvent se réduire à une hésitation géographique et sentimentale entre deux pays. Un plan, à la fin du film, nous laisse voir Younghee détachée sur un ciel bleu, la contre-plongée opérant une abstraction quasi-parfaite du personnage de son milieu et du monde. Ce moment vient cristalliser l’ensemble et nous indique que, si nous la suivons de l’Allemagne jusqu’à la Corée, la jeune femme ne saurait être simplement là où elle est. Autrement dit, nous ne suivons pas le personnage de lieu en lieu sans être à chaque instant aussi virtuellement dans sa tête, le suspens éprouvé n’ayant pas d’autre véritable milieu que la pensée.
Le choix de faire débuter la seconde partie par un plan de Younghee assise dans une salle de cinéma, face à un écran hors-champ, suffit à suggérer que tout ce qui précède était en fait un film dans le film et pose immédiatement que la transition d’une partie à l’autre excède la simple translation géographique entre deux pays. Passer d’une partie à l’autre revient plutôt à effectuer un saut d’un côté à l’autre de la surface d’un écran de cinéma : d’abord l’intérieur du film, puis l’extérieur de la salle de cinéma. Mais le récit nous fait expérimenter plus tard, au moment où Younghee s’endort sur une plage, un même type de saut, nous faisant cette fois passer de la réalité au rêve du personnage. Ce passage s’opère d’ailleurs à travers un raccord à 180 degrés, le déplacement de la caméra d’un côté à l’autre du personnage allongé tenant lieu d’incarnation formelle du saut entre différents niveaux de réalité.
Ce saut entre réalité et rêve est cependant encore précédé par un zoom isolant le mouvement des vagues : au lieu de zoomer sur le personnage pour nous faire entrer dans sa tête, Hong Sang-soo se focalise sur un mouvement externe, comme s’il fallait y voir le véritable élément moteur. C’est que le personnage est en fait lui-même pris dans un mouvement qui le dépasse : nous sommes moins absorbés dans son rêve qu’il n’est lui-même emporté par un mouvement qui se joue à la surface du film. Rien n’est jamais réductible à un niveau purement intérieur, à ce qui se passe dans la tête d’un personnage, et il n’existe ainsi jamais chez Hong Sang-soo de hiérarchie entre niveaux de réalité : l’on ne passe pas du réel à l’irréel, de l’objectif au subjectif, mais le cinéma et la vie, la réalité et le rêve sont simplement les côtés d’une surface infiniment pliable, des envers et des endroits parfaitement réversibles et communicants à la surface du film lui-même.
Le partage en deux parties dissimule donc la subtile profondeur de la construction, qui recourt à l’addition d’un troisième grand saut dans la seconde partie, mais aussi à la circulation de certains éléments d’une partie à l’autre. On peut par exemple remarquer que Younghee s’étonne aussi bien en Allemagne qu’en Corée (d’abord dans un musée, puis dans un hôtel) du fait qu’il y existe un certain type de lieu. Cette répétition d’une réplique suffit à mettre les parties sur un plan d’égalité : ce qui compte n’est pas que Younghee soit allée un jour à Hambourg puis un autre à Gangneung, mais qu’elle y fasse un même type d’expérience. Et le défi pour le spectateur, comme souvent, devient alors non plus de suivre le déroulé chronologique du film mais de penser le rapport des différentes parties ou ce qui peut se jouer entre elles.
3. La réalité de la séparation. La structure du récit réfléchit l’expérience que le personnage fait de la séparation, l’hésitation ou l’indécision qu’elle produit. L’hésitation ne passe pas simplement entre deux villes, mais l’intérêt des voyages est plus profondément d’accompagner un mouvement de retrait, la volonté de détachement de Younghee qui cherche à échapper à un Séoul oppressant et au souvenir d’une relation, et aspire à un nouveau départ ou à une vie personnelle. Mais à ce mouvement de retrait répond le maintien d’un attachement : si la jeune femme reprend ici à son compte une critique du genre masculin déjà entendue chez Hong Sang-soo, le récit manifeste l’emprise des hommes sur Younghee à travers sa propre attente (il se pourrait que son ex-amant la rejoigne), un dessin tracé sur le sable, une série de retrouvailles, ainsi que par l’irruption régulière d’une figure mystérieuse.
Après une première apparition à Hambourg, où il approche Younghee et Jeeyoung dans un parc, l’on retrouve en effet à Gangneung, occupant le balcon de la chambre de l’actrice, un homme tout de noir vêtu. Il faut se garder d’attribuer une signification précise aux apparitions de cet homme qui a tout d’une figure buñuellienne (on pense face à cet homme invisible aux yeux des autres personnages à la petite fille disparue et pourtant bien là du Fantôme de la liberté), mais sa présence reconduite au travers d’un récit dont la protagoniste cherche à échapper à la gent masculine ne peut manquer de produire un effet. Et la façon dont il déroge aux conventions réalistes conduit à se rappeler d’un autre personnage « magique » de l’œuvre d’Hong Sang-soo : le maître-nageur qui, dans In another country, sortait des flots pour venir en aide aux personnages interprétés par Isabelle Huppert. D’une certaine manière, l’homme en noir est une figure opposée à celle du maître-nageur au tee-shirt orange vif, puisqu’il vient moins aider Younghee ou relancer son désir que manifester la puissance d’intrusion des hommes dans sa vie. Dans sa vie, c’est-à-dire ici dans la pensée et dans le film.
Déjouant la vraisemblance, les distances géographiques comme les frontières entre niveaux de réalité, les apparitions ponctuelles de cet homme en noir nous renseignent en effet sur la nature de ce que nous voyons à l’écran : sa présence incongrue sur le balcon est une irruption dans la pensée. Cette intrusion irréaliste permet alors de reconsidérer des éléments apparemment plus naturels : l’emprise des hommes passe autant ici par le souvenir de l’ex-amant et par la présence de l’homme en noir que par la façon dont Chunwoo, un ami de Younghee, lui serre la main un peu trop fort, au point de lui faire mal, en lui demandant de l’attendre (on reconnaît d’ailleurs ici un trait déjà rencontré dans Les femmes de mes amis, où le réalisateur Ku écrasait la main d’une actrice). La présence de l’homme sur le balcon et celle de Younghee à Hambourg et à Gangneung n’ont ni plus ni moins de poids l’une que l’autre mais participent d’une réalité instable et ouverte qu’Hong Sang-soo révèle à coups de coupes de montage et de panoramiques.
Si nous suivons Younghee à travers le film, la séparation amoureuse ne se réduit donc pas à une simple histoire personnelle, mais se donne comme une expérience singulière faite de détachement et d’attachement, comme une oscillation entre la présence et l’absence, les lieux et les rencontres apparaissant et disparaissant dans les plis du récit. L’émotion chez Hong Sang-soo ne le cède jamais à l’ambition : la discrétion des moyens, encore plus sensible dans ce film qu’ailleurs, risque de rendre imperceptible le travail propre au cinéaste, mais elle ne fait peut-être qu’ajouter à la beauté du geste. Seule sur la plage la nuit est littéralement un film sur une femme qui, sur une plage, s’enfonce dans la pensée et s’émeut suivant le rythme des vagues et celui d’un quatuor de Schubert. Ce qui est beaucoup moins qu’une chronique autour du tourment de la séparation. Beaucoup moins ennuyeux, s’entend.
Je songe au moment de conclure qu’il aurait fallu parler davantage du personnage de Younghee lui-même, et notamment de ses idées et de sa sensibilité aux choses qui l’entourent. Mais quelque chose me dit que la sortie prochaine de La caméra de Claire (le 7 mars) pourrait être l’occasion de reprendre ce fil…