Shokuzai, Kiyoshi Kurosawa

Changement de programme

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le 11 juin 2013

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Au Japon, Shokuzai a été diffusé à la télévision, comme série de cinq épisodes. Elle est arrivée dans les salles françaises sous forme de deux films (le premier réunissant les deux épisodes inauguraux, et le second les trois suivants), pour une durée totale d’environ quatre heures trente. L’histoire commence dans une bourgade nippone verdoyante ; alors que cinq fillettes jouent au ballon, un inconnu survient et emmène l’une d’entre elles, Emili, à l’écart. Inquiètes, ses camarades restées sur le terrain de jeu la rejoignent, la retrouvant alors sans vie. Asako, la mère de la défunte, réunira ces quatre témoins qui disent avoir oublié le visage du tueur, et, sans la moindre considération pour leur jeune âge, leur fera promettre de l’aider à retrouver le coupable ou de lui apporter une compensation pour sa perte.

Les quatre jeunes filles entrent dès lors en pénitence (c’est la traduction française du mot « Shokuzai »). La suite de l’action se déroule après une ellipse de quinze années et chacune des quatre premieres parties sera consacrée à l’une de ces fillettes devenues jeunes femmes (Sae, Maki, Akiko et Yuka, dans l’ordre). Les épisodes et les destins sont suffisamment distincts pour acquérir une unité propre, mais le projet ne trouve une ampleur et un sens que de la continuité de l’ensemble, emblématisée par le retour d’Asako au sein de chaque partie : si Shokuzai déploie une chaîne de conséquences à partir d’un événement initial, c’est ce personnage, qui donne à l’histoire un début et une conclusion (on y reviendra), qui soude les maillons les uns aux autres, en s’assurant à chaque fois de la qualité des liens, c’est-à-dire en vérifiant et décidant si la pénitence a été ou non accomplie.

Au-delà de différences esthétiques notables entre chaque partie – chacune, en rapport avec le caractère et le milieu du personnage traité, donne à voir un type particulier de décor et de chromatisme -, on s’aperçoit sans problème que c’est de la même main et du même regard que le tout est issu. La composition des plans (travaillée et précise) et un montage classique maitrisé rendent ainsi sensibles les rapports entre personnages. Tandis que le scénario suit son cours, quelques éléments se détachent et font glisser les séquences dans une atmosphère fantastique ou du moins irréelle. Ainsi en est-il de l’utilisation d’un éclairage ouvertement artificiel. Pour manifester le changement de position mentale d’un personnage, c’est l’apparence même de l’image qui est modifiée (quelques fois avec une mince justification narrative – un compteur électrique qui disjoncte – quelques fois sans : lorsque Maki, devenue enseignante, parle devant des parents d’élèves pour évoquer le meurtre d’Emili, la lumière de la salle baisse et des reflets ondoient sur le mur derrière elle). Ou alors la lumière évolue seule, et c’est elle qui a l’initiative du changement. On pense ainsi à plusieurs moments à de grands cinéastes de la lumière comme Minnelli ou Gance. [11] [11] Il va sans dire que nous sommes toutefois loin du lyrisme de La Roue ou de Louise : chez Kurosawa la lumière, qu’elle soit ou non branchée sur l’intérieur des personnages, traduit une absorption nocive des êtres et du monde dans l’obsession, et ne vient pas signifier une explosion sentimentale en la renforçant d’un dynamisme plastique qui a par ailleurs sa force propre. Le sens et la direction des échanges entre personnages et lumière ne sont pas les mêmes : chez Kurosawa la lumière éclaire les décors et les corps des personnages qui sombrent, la lumière n’est pas une force dynamique et lyrique, mais envahissante et oppressante.

Shokuzai travaille assez peu à créer une empathie entre le spectateur et les personnages ; on ressent plutôt une espèce de fascination, plus entretenue que contrariée par un rythme assez mesuré, devant le déploiement de ces images dont l’apparence maîtrisée s’accorde bien avec la tonalité fatale de l’ensemble. Les quatre jeunes femmes apparaissent livrées, corps (le jeu des actrices et le premier épisode sont assez explicites là-dessus) et âmes, à une obsession née quinze ans plus tôt et nous les voyons glisser vers un sort que l’on devine peu réjouissant. Même le personnage de Yuka, qui semble délié de sa promesse à Asako, reste déterminé par un événement ayant eu lieu à la suite de l’assassinat d’Emili. On peut discerner en filigrane une critique des institutions japonaises de la part de Kurosawa (à commencer par la famille et l’éducation), mais le thème récurrent et le plus développé est celui de l’impossible relation de ces jeunes filles avec les hommes. D’épisode en épisode, celui dont elles s’imaginent un moment le plus proche s’avère être le plus lointain, le plus dangereux : celui qu’elles peuvent désirer est celui dont il leur faudrait se débarrasser. Comme si le visage de chacun des personnages masculins devait, pour ces jeunes femmes, prendre la place du visage absent du tueur.

La difficulté (le terme tient ici presque de l’euphémisme) à vivre, à se délivrer d’un destin et à nouer des relations saines avec les autres, n’est pourtant pas l’unique composante du récit. Au travers des déterminismes auxquels il soumet ses personnages, Kurosawa opère par décrochages, ajoutant de l’inattendu ou retranchant de l’attendu. S’il y a ce quatrième épisode effleuré par une tonalité comique (potentiel quasi-boulevardier de l’intrigue, la fleuriste Yuka entamant une relation avec le mari de sa sœur, et utilisation de pizzicatis qui apportent un caractère enlevé à certaines séquences), c’est davantage au sein même de certaines séquences que les décrochages se font, les plus sensibles survenant lors d’affrontements entre personnages, par exemple lors de la visite de Yuka à Asako. Yuka est décidée à faire chanter Asako pour lui livrer une information sur l’identité du tueur d’Emili, mais la situation se renverse : enceinte, la jeune femme se met à ressentir des contractions annonçant un accouchement prématuré. Asako profite un moment de ce retournement et laisse Yuka souffrir au lieu d’appeler immédiatement une ambulance. Le caractère immoral de cette réaction est somme toute logique (la motivation est claire : la vengeance et le désir d’avoir l’information), aussi bien le véritable décrochage survient à la fin, lorsqu’Asako décide d’appeler l’ambulance sans que rien n’ait changé entre les deux femmes. Après avoir été menée à un quasi point de non-retour, à partir duquel on entrevoit l’irréparable, la séquence se reconnecte à une forme de normalité. L’action des personnages se détourne un moment de l’accomplissement d’un sort funeste qui, somme toute, ne perturberait pas beaucoup l’attente du spectateur, la comblerait plutôt.

Il ne suffit pas de saluer le talent d’écriture de Kurosawa et de voir dans une telle séquence une habileté qui consiste à pousser une situation à son potentiel maximum. Il faudrait plutôt définir un rapport entre la dimension déterministe du film et son écriture basée sur des retards ou des décrochages. Si l’on admet que la logique déterministe est linéaire, une cause entraînant une conséquence et un passé appelant un futur, assister au sein de cette logique à un décrochage comportemental /scénaristique (le retour à la normale étant un retour en-deça de la progression déterministe) ne peut pas être tout à fait sans incidence sur la perception de l’ensemble. Ce que l’on voit est peut-être moins la soumission totale des personnages à une ligne toute tracée à l’origine du récit, que la somme des décrochages ou bifurcations à travers lesquels ils rejoignent néanmoins cette ligne. Si le destin des personnages est tracé, le déroulement de chaque séquence est quant à lui incertain.

Cependant, pour échapper au déterminisme conçu de manière non simpliste (après tout, s’il y a des bifurcations qui mènent au même point qu’une ligne droite, le résultat n’est-il pas le même ?), il faut que Kurosawa ajoute quelque chose, qu’il donne finalement à son projet une forme circulaire plutôt que linéaire : ce sera la fonction du cinquième épisode. Etant donné qu’il y a quatre fillettes impliquées dans l’histoire, et cinq épisodes dans la série, on peut assez facilement penser que le cinquième sera consacré au personnage d’Asako, la mère, et se dire également que, selon le régime de l’enquête, l’ultime partie nous divulguera le nom du coupable. C’est en effet ce qui arrive, l’économie narrative traditionnelle étant de ce point de vue respectée.

Mais ce dénouement attendu n’est que le point de départ du cinquième épisode. En sortant de la salle, j’ai entendu plusieurs spectateurs émettre des réserves sur celui-ci. L’un d’eux avait entrepris de faire des cercles avec ses avant-bras et expliqua ce geste en disant qu’à la fin, Kurosawa ramait. Il y a peut-être effectivement quelque chose de plus laborieux dans le final, dans la mesure où le dévoilement de l’identité du coupable entraîne la découverte d’une série de faits qui demandent eux-mêmes une série d’explications retardant l’action. Avec le cinquième épisode, la logique n’est plus celle de la vengeance : il ne s’agit plus pour Asako de connaître le coupable : elle le connait et la vengeance s’avère plus difficile que prévu. Il s’agit plutôt pour Kurosawa de construire une histoire où le point d’arrivée attendu ouvre sur la redéfinition du statut de chacun, produisant un retournement général. À la fin, les coupables sont aussi bien les victimes, et les victimes les coupables.

Après que l’identité du meurtrier d’Emili a été découverte, après qu’Asako a donné plusieurs réponses à un policier chargé de l’enquête, leur conversation se conclut par un « Le mystère reste entier » : ce mystère concerne la manière dont une lettre qui avait auparavant appartenu à Asako était arrivée en possession du tueur. La résolution attendue est donc immédiatement relancée par une nouvelle question. Et c’est justement la résolution du mystère de la lettre qui clôt l’opération de retournement général. Arrive alors un flash-back qui a un caractère unique dans le film, non seulement en venant se situer avant l’événement que l’on pensait à l’origine de tout, mais aussi parce qu’il reconfigure les statuts (alors que les précédents avaient pour simple fonction de tracer une continuité entre la fillette d’il y a quinze ans et la jeune femme qu’elle était devenue – logique linéaire). Lorsque Kurosawa nous montrera finalement la scène du meurtre, nous la verrons donc en ayant la capacité de “lire” les personnages d’une manière plus complète.

Parti d’une séquence qui donne une origine à un désir de vengeance (le meurtre d’Emili), le film la requalifie comme étant elle-même l’accomplissement d’une première vengeance : les accusations de monstruosités formulées par Asako à l’encontre du coupable s’en trouvent désamorcées. On fait face avec Shokuzai à un petit paradoxe (de ceux qui font les bons films), puisque la totale autorité du scénario sur les personnages a pour unique but de servir au renversement du scénario initial (celui du destin et de la vengeance) afin de faire advenir une histoire qui dépasse l’ensemble des protagonistes et leurs « programmes » individuels (en tant qu’entités psychologiques aussi bien qu’en tant que parties prenantes d’un genre cinématographique qui suscite des attentes chez le spectateur). L’artificialité de certains éléments (la lettre a des airs d’astuce arbitraire, de pur accessoire scénaristique destiné à mettre en route les engrenages), le caractère laborieux des explications successives, ne sont pas à mettre au débit du film. En plus de ne pas se cacher et de prodiguer un plaisir feuilletonesque, tout cela s’avère nécessaire à la mise en place d’un questionnement sans doute plus salutaire qu’agréable. Ou, pour le dire autrement, il ne suffit pas de dire que Kurosawa rame et en rajoute, mais il faut se demander où ses coups de rames successifs nous mènent.

Si les victimes sont redéfinies comme coupables et les coupables comme victimes, le risque apparaît assez évident : jeter tout le monde et pour toujours dans la même zone grise, dresser un constat de culpabilité généralisée. C’est bien ce qui se passe dans Shokuzai, en un sens. Mais uniquement à travers l’image d’un monde où règne un curieux mélange entre la soumission absolue à l’autorité et l’égoïsme, et où l’association de l’un et de l’autre condamnent au dégoût de soi. Le film commence avec deux gestes d’autorité : celui du tueur qui demande à Emili de la suivre, et celui d’Asako qui, considérée comme une victime, soumet les fillettes à la pénitence. Dans les quatre premiers épisodes, les thèmes de l’égoïsme et de l’autorité font retour. Une seule fillette se sera rebellée contre l’autorité d’Asako et le destin que celle-ci faisait peser sur elle (mais après 15 ans, et en le faisant payer à sa sœur, convaincue d’être victime de cette dernière), une autre aura pris le prétexte de cette pénitence pour, sans oser se l’avouer, accomplir un acte motivé par un désir personnel.

On constate chez les personnages, au travers des épisodes, une incapacité à agir hors du cadre d’une référence extérieure, d’une autorité contre laquelle on peut songer à se rebeller mais à laquelle on adhère comme à un destin. C’est d’ailleurs cela l’autorité : la capacité à faire admettre à un autre que ce qu’on veut de lui est ce qu’il veut lui-même, à lui faire accepter comme destin ou comme devoir ce qui contient pourtant la possibilité d’un choix et d’une existence détachée. Soit la réplique du mari de Sae, quand il lui demande de n’être qu’une poupée domestique : « c’est ce que tu veux toi-même ». Les fillettes ne seront jamais de véritables figures d’autorité, car elles se définissent toujours comme des bourreaux en pénitence (trois premiers cas) ou comme des victimes menant une vengeance (quatrième cas[22] [22] Yuka allant même jusqu’à assigner à Asako, alors en plein doute sur la conduite à tenir face au meurtrier, une pénitence : tuer le coupable pour racheter les vies ratées des quatre jeunes femme. Le film joue de la répétition des situations et de la réversibilité des positions ).

La mère et le tueur sont donc les deux grandes et seules figures d’autorité présentées par le film (soulignons que le meurtrier d’Emili dirige un établissement d’éducation privée, où il semble appliquer des règles quasi-militaires : uniformes, marches en rangs et au pas). Ce seront aussi ceux qui expérimenteront finalement le plus grand désarroi et le plus puissant dégoût de soi. Le titre du cinquième épisode est « Rédemption », ce qu’il faut prendre sans ironie. Si la fin est dure pour le personnage d’Asako, ce dégoût qu’elle éprouve est pourtant la seule voie vers la rédemption, et c’est sur cette voie-là que le film la dépose. Après s’être longtemps posé la question de la vengeance (« qu’est-ce que tu m’as fait ? pourquoi tu m’as fait ça ? »), les personnages d’autorité se trouvent forcés de se poser la question « Qu’est-ce que j’ai fait ? ». Il n’y a plus le couple de la victime et du bourreau, mais le questionnement personnel et la conscience pour chacun d’être son propre bourreau. De ce fait, la culpabilité généralisée n’apparaît pas liée à une nature humaine, mais bien à la construction de rapports nocifs avec les autres, rapports qui font l’économie de ce questionnement. Asako cherchera en vain la pénitence à accomplir : la conscience d’être son propre bourreau lui interdit dorénavant l’autorité de la victime – le meilleur masque de l’égoïsme. La vengeance perpétuée laisse place à la rédemption, et de l’œuf du destin a finalement émergé la responsabilité individuelle.

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Shokuzai, un film de Kiyoshi Kurosawa, avec Kyôko Koizumi (Asako Adachi), Yo Aoi (Sae), Eiko Koike (Akiko), Chizuru Ikewaki (Yuka), Teruyuki Kagawa (Hiroaki Aoki)

Scénario : Kiyoshi Kurosawa / Image : Akiko Ashizawa / Montage : Takahashi Koichi / Musique : Hayashi Yusuke

Durée : 270 minutes

Sortie le 29 mai (première partie) et le 5 juin (seconde partie)