The Smell of Us, Larry Clark

Du portrait, de la jeunesse

par ,
le 14 janvier 2015

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Sex, drugs and rock’n roll : Larry Clark finira par pâtir de cette image trop facilement sulfureuse et qui, de n’être comprise que comme transgression banalisée, le cantonne dans le rayonnage des cinéastes « indépendants et révoltés », appellation qui se laisse aisément traduire en « amers critiques des travers de notre temps ». Risquons l’hypothèse que sa recherche se situe ailleurs que dans l’étalage du stupre bon marché. Sa manne, on commence à le savoir, c’est la jeunesse. Mais la jeunesse, si l’on y regarde bien, n’existe pas ; on pourrait à bon droit la soupçonner d’être une fiction idéologique inventée par ceux qui postulent en être sortis et rangent pêle-mêle dans cet âge turbulent les frasques et l’idéalisme, les désirs voraces et la désorientation morale. Mettre les actes au compte de la « jeunesse », c’est, en faisant mine d’en excuser les excès et les égarements, en désamorcer les dangers, en étouffer le potentiel propre. Apologistes et détracteurs s’accordent sur ce point que la jeunesse, c’est ce qui passe – du périssable sans conséquences.

Larry Clark n’est ni du côté du lyrisme jeuniste ni de celui de la critique morale. C’est que la jeunesse, chez lui, n’est pas, ou bien peu, une catégorie sociologique. Si elle l’était, son cinéma ferait sien un régime réaliste qu’il décrie ouvertement. Le récit tissé par The Smell of Us conjure toute vraisemblance. S’y croisent les prédicats contradictoires, du moins à une telle échelle (un groupe élargi qui traîne au Trocadéro), de la grande bourgeoisie, du skating et de la prostitution. L’école, et c’est heureux pour un « film de djeuns », reste absente du décor. Celui-ci se résume en l’esplanade grand chic devenu scène pour prouesses ès boards et en quelques lieux illocalisés où la fête va bon train, auxquels s’adjoignent, à l’occasion, les appartements cossus où l’errance, fatalement, se reterritorialise. Une galerie d’ados qui ont déjà fait le tour des découvertes – plus aucune barrière à franchir, juste un bouchon à pousser – offre le spectacle nerveux et déboîté d’une existence prise entre le double pôle du sexe et de la drogue. Les plus héroïques se font escorts pour vieux. Tous traînent à l’excès, et le film avec eux : un vrai « film de djeuns » est un film qui, comme eux, fait dans le surplace, ronge son frein et, parce qu’aucune direction ne s’offre à lui, part en vrille. Pour seule progressivité possible, l’hypertrophie de la luxure.

Outrance des traits qui font dévier ce cinéma des voies classiques de l’enquête. On y décelerait plus volontiers un cinéma de l’expérimentation œuvrant à partir d’une jeunesse de laboratoire, jeunesse hypothétique montée de toute pièce pour un protocole expérimental dans lequel les acteurs seraient échantillons ou cobayes, fictions théoriques servant à mesurer la validité d’une conjecture. Chose qui impliquerait la suspension de la référence sociologique ou, plus largement, de l’empirie. La fable exagère, exaspère les données pour mieux se faire procédure intellectuelle. La « jeunesse », alors, devient théorème ou idée, artefact scientifique renvoyant moins à un ciblage social qu’à une catégorie morale ou existentielle, à une disposition d’être.

De là qu’elle se comprend si peu comme rapport à l’âge. La différence, dans le film, entre gigolos et clients n’est en rien fonction de maturité d’esprit, tant les vieux paraissent plus frivoles et désinvoltes que les supposés jeunes. L’écart ne se comprend qu’en termes d’épiderme. La jeunesse, pour Larry Clark, semble être avant tout une affaire de peau, de qualité de teint, de fraîcheur. Math est cet angelot dont la chair n’est encore marquée par aucune atteinte, quand tout est fait pour appuyer le flétrissement frappant les « vieux », Larry Clark en premier, qui campe un clochard usé jusqu’à la moelle. Marie, princesse lycéenne, représente la perfection du rose bonbon. Constante dialectique entre une peau indécrottablement virginale et des cœurs déjà déflorés, qu’encadrent les nombreux inserts sur des statues ou peintures de chérubins à l’incarnat intact. Les classes d’âge ne sont que des catégories de couenne. Jeunesse florale définie par son tendre cuir et ses senteurs printanières : la scène centrale du film, à ce titre, qui en condense et en allégorise tout le trouble, est cette bacchanale au milieu de laquelle un homme âgé se promène et renifle ou effleure tous les corps d’éromènes (il y a, dans ces dionysies permanentes couplées à la sacralisation de l’éphèbe type kalos kagathos, un côté Greece revisited, une remise en jeu destructrice des idéaux classiques). L’homme ne veut pas posséder, mais sentir : la jeunesse comme parfum, l’âge comme puanteur. Et, faudrait-il ajouter, les deux comme pôles du spectre lumineux. Les vieux ont toujours la peau mate, rétive à toute brillance, les jeunes l’ont coruscante, comme bénie par un soleil profane. Math, tandis qu’il est pris par ses clients, est filmé par l’ado qui, tout au long du film, ne lâche jamais son portable ou sa caméra (beau fragment d’irréalisme : on se doute que le filmeur, dans le régime de la vraisemblance, ne pourrait pas être là) ; l’image numérique, brûlée par une surexposition constante, entoure le visage du jeune crucifié d’un sublime halo qui en dit tout l’angélisme paradoxal.

Ce n’est pourtant là que le premier aspect de la jeunesse, son visage corporel. Larry Clark tourne autour de la possibilité d’un portrait psychique, en tentant d’échapper aux clichés attendus de la-jeunesse-comme-effervescence-inconsciente, ou comme habitus socialement défini. Et, pour cela, il déplace les termes du genre. Son but est moins de filmer la jeunesse que l’image idéale que la jeunesse se fait d’elle-même : la Jeunesse comme fiction des jeunes (et non construction idéologique des vieux), comme fantasme que le film réalise quand la réalité en interdit l’effectuation. Raison pour laquelle le cinéaste s’adjoint si souvent, pour son travail d’écriture, un jeune scénariste à peine ou pas du tout sorti de cet âge, autrefois Harmony Korine, ici Mathieu Landais alias Scribe, parce qu’il sait trop bien que lui-même est trop vieux pour saisir les ressorts de ce rêve de soi. Le court Impaled avait déjà montré que le cinéaste s’intéressait moins au vécu concret des jeunes qu’à leurs projections fantasmatiques. Il y organisait un casting pour recruter un acteur porno amateur, interrogeant chaque candidat sur les raisons de sa venue et le contenu de ses envies ; l’heureux élu discutait ensuite avec différentes professionnelles puis lutinait l’élue de son désir. Le but n’était en rien de démontrer l’empire du porno sur les imaginaires, plutôt, plus simplement, d’approcher la matrice libidinale des êtres et d’éprouver l’écart maintenu entre les promesses de la vie et les déceptions de l’existence. Le candidat retenu arborait à la fin un air piteux, effrayé qu’il était, voire laminé par la réalisation de son fantasme fondamental, succès loin de toute satisfaction. Idem dans The Smell of Us : la trajectoire de Jipé et Math se résume en cette expérimentation qui, réussie, mène à la mort organique (Jipé) ou psychique (Math).

Le désir détruit, l’orgie ramollit : vieille leçon que le film prend soin de ne pas présenter comme une révélation. Sa puissance tient surtout au fait que ce constat clinique ne s’accompagne d’aucun jugement moral. Le seul personnage à être épinglé, à être désigné comme pauvre con, est Pacman, ce bellâtre au désir limité, qui crache sur ceux qui s’assument et préfère aux périls de la prostitution la facilité des petits larcins. Il est jugé pour lâcheté, quand les autres sont au-delà de toute morale. On est ici aux antipodes d’un Houellebecq, chez qui la plongée dans les affres de la chair et les excès de psychotropes n’aboutit qu’à une charge pénible contre la récupération commerciale des émancipations passées, attaque enrichie par quelques piques sur l’hédonisme généralisé comme décès du désir et le féminisme comme putasserie castratrice (on ne dira jamais assez la teneur émétique de tels raisonnements). Larry Clark, lui, ne fait pas de l’orgie le moyen d’une dénonciation des plaisirs madérisés, comme c’était encore le cas du Lars Von Trier de Nymphomaniac. Il ne voit pas non plus dans la jeunesse la matière possible d’un romantisme trash tel que celui véhiculé par la série Skins, pour laquelle l’adolescence se résume en un esthétisme nihiliste magnifiant la destruction pour elle-même.

Ce cinéma évite de replier l’ordre des désirs sur l’état du monde. Parler du sexe n’y revient pas à prédire l’apocalypse. Son frère livresque n’est pas tant son contemporain Bret Easton Ellis, qui pourtant flirte avec des thèmes proches, que la réflexion de Kierkegaard sur les stades de l’existence, plus précisément le stade esthétique dit de Don Juan, pour lequel la seule continuité vitale est celle de la discontinuité des plaisirs et des conquêtes, pour qui le sens n’est pas horizon mais répétition, relance. Bref, la jeunesse est avant tout une catégorie éthique qu’aucun des discours contemporains sur la déperdition ou le conformisme des djeuns ne pourra atteindre ; elle est surtout, semblent dire Larry Clark et son scénariste, le mode d’être qui se refuse à prendre la réalité pour le réel, qui fait de l’irréalisme la clé tant de l’existence que de l’esthétique. L’accumulation des plaisirs n’y est pas le signe d’une déchéance, mais d’une quête irrésolue. La joie que prend la bande d’ados, à la fin du film, à enflammer une voiture aurait pu être orientée, chez un autre, vers une leçon sur le vandalisme comme emblème de la perte de sens ; ici elle vaut, beaucoup plus intelligemment, comme expérience des limites, interrogation morale. De là aussi l’apparent chaos narratif du film, qui semble couper tous les fils d’un possible récit ; il est pourtant on ne peut mieux charpenté : seulement, sa trajectoire n’est pas celle d’une aventure, mais d’une poussée – derrière l’apparente décapitation de l’histoire se cache la ligne droite d’une expérimentation menée à son terme logique.

The Smell of Us ou comment faire un portrait qui n’en est pas un, un portrait dessiné à la gomme. C’est que l’identité de la jeunesse ne saurait qu’être négative. Idée avancée, dans ce film qui n’est pas avare d’un certain symbolisme, par le défilé de mannequins arborant des masques blancs ; on y verra, au choix, la critique d’un monde où les êtres se font génériques, ou l’allégorie d’une identité en attente d’elle-même. Mais un geste esthétique répété tout du long fait pencher la balance du côté de la seconde option : les images filmées par l’apprenti cinéaste virent souvent au flou ou à la pixellisation si extrême qu’elle efface tout contour. La jeunesse comme brouillage pour une vie brouillardeuse.

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The Smell of Us, un film de Larry Clark, avec Lukas Ionesco (Math), Diane Rouxel (Marie), Théo Cholbi (Pacman), Hugo Behar-Thinières (Jipé), Larry Clark (le clochard).

Scénario : Mathieu Landais et Larry Clark / Image : Hélène Louvart / Montage : Marion Monnier.

Durée : 92 minutes.

Date de sortie : 14 janvier 2015.