Voir s’il y a quelque chose à voir

A propos de Grandeur et décadence d'un petit commerce de cinéma

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le 4 octobre 2017

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Si Jean-Luc Godard répond favorablement à la proposition qui lui est faite d’adapter Chantons en chœur ! (The Soft Center, 1964) de James Hadley Chase, il s’éloigne du texte original, conservant simplement certains motifs puisés dans le genre policier. On y retrouve, en effet, pêle-mêle, des comptes trafiqués, un cambriolage, un meurtre, les phares d’une Mercedes qui transpercent la nuit, etc. Le genre offre surtout au cinéaste une trame narrative qui lui permet de nourrir un commentaire sur l’état du cinéma en cette décennie 1980. En ce sens, le projet de Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma est assez proche de celui de L’Ami américain (1977) que Wim Wenders a réalisé une dizaine d’années auparavant. On y suivait alors la confrontation entre deux personnages métaphorisant respectivement le cinéma européen et le cinéma américain, sur fond de trafic de tableaux. La plupart des personnages étaient, par ailleurs, incarnés par des cinéastes (Dennis Hopper, Nicholas Ray, Jean Eustache, etc.)[11] [11] Le film est l’adaptation du roman Ripley’s Game (1974) de Patricia Highsmith. Jean Narboni explicite cette dimension métaphorique dans son texte « Traquenards », Cahiers du cinéma, n°282, novembre 1977, p. 28-32. .

Si Godard s’appuie sur le genre d’une manière comparable, la confrontation qu’il met en scène oppose cette fois le cinéma et la télévision. Grandeur et décadence s’inscrit, à l’époque, dans un contexte général de déploration où se rejoue un nouveau scénario de la mort du cinéma (relayé, entre autres, par Wenders, Daney, Deleuze, etc.). Deux résistants, le cinéaste Gaspard Bazin (Jean-Pierre Léaud) et le producteur Jean Almereyda (Jean-Pierre Mocky), préparent un nouveau film – le dernier – en un temps où règne la « toute-puissance de la télévision ». Mais la confrontation à laquelle nous assistons prend plutôt le visage d’une défaite déjà consommée. Le film est ainsi traversé par une succession de fantômes qu’on évoque la mine grave : les collaborateurs et amis défunts (Jean-Pierre Rassam, Romy Schneider), les actrices d’autrefois (Dita Parlo, Michèle Alfa, Maria Schell, etc.), les références fondatrices (Hitchcock, Renoir, Cocteau), etc. Jean-Pierre Léaud, avec qui Godard n’avait plus tourné depuis 1969[22] [22] Les premières retrouvailles ont lieu en 1985 avec Détective. , fait lui-même figure de revenant et charrie le souvenir de François Truffaut (disparu deux ans auparavant, en 1984).

À deux reprises, ce sentiment de défaite rencontre une volonté de pastiche. Après avoir congédié deux actrices venues passer des essais, Gaspard reste seul avec son épouse. Or, à cet instant, le couple ne s’exprime plus que par gestes et mimiques, sans prononcer la moindre parole, comme s’il s’était réfugié dans un mélodrame muet. Ensuite, alors que le générique de fin égrène le nom des acteurs et techniciens, une mire télévisée effectue une série de mouvements effrénés, apparaissant puis disparaissant soudainement, balayant le champ en zigzag, etc. Accompagnée par une partition qui évoque Bernard Herrmann, cette conclusion rappelle ici les génériques célèbres de Hitchcock construits sur des motifs formels emblématiques (la spirale de Vertigo, le quadrillage de North by Northwest, etc.).

Mais ces deux cas de figure, ponctuels, ne sauraient à eux seuls donner une idée du travail formel effectué par Godard. Loin de tout renoncement, en effet, Grandeur et décadence poursuit un travail de recherche entrepris au début des années 1970 grâce à la technologie vidéo. Comme le déclare Gaspard, qui se fait alors le porte-voix du cinéaste : « En vidéo, on peut voir s’il y a quelque chose à voir. ». La vidéo permet de visualiser la prise de manière instantanée et offre, après coup, la possibilité de scruter l’image enregistrée grâce au ralenti qui décompose les mouvements par saccades – un ralenti effectué à vue et modulé en fonction du résultat obtenu[33] [33] Alain Bergala commente cette pratique du ralenti vidéo dans son texte « Enfants : ralentir », Cahiers du cinéma, n°301, juin 1979, p. 28-33. Voir également Philippe Dubois, « Les essais vidéo de Jean-Luc Godard. La vidéo pense ce que le cinéma crée » [1990-1991], La Question vidéo. Entre cinéma et art contemporain, Crisnée, Yellow Now, « Côté Cinéma », 2011, p. 249-257. . D’où la reprise, dans le film, d’une pratique désormais associée à Godard, consistant à disséquer les micro-mouvements de certains visages. Dans ce contexte, il n’est certainement pas anodin que la caméra s’arrête un instant sur la photographie qui orne la couverture de l’ouvrage Les Lumière de Bernard Chardère, Guy et Marjorie Borgé (Payot, 1985). On y reconnaît Louis Lumière, l’œil rivé à un microscope. L’industriel lyonnais, ingénieur de formation, confirme encore s’il était besoin l’horizon scientifique du cinéma de Godard, un cinéma qui utilise la vidéo comme un outil de recherche. Il est également remarquable que l’analyse des visages s’effectue ici dans une perspective comparative. Godard décompose, en effet, de manière significative, le visage de l’une des actrices de Gaspard, puis celui de Dita Parlo dans un scène de La Grande Illusion. Entre aujourd’hui et hier, les actrices de 1986 et celles d’autrefois, il s’agit bien de voir s’il y a quelque chose à voir, quelque chose qui résiste peut-être, ou quelque chose de perdu.

Ce geste de décomposition est décliné à d’autres moments et par d’autres moyens. Godard le déplace par exemple sur le corps des acteurs. Les essais que fait passer Gaspard (« des essais avec l’humanité ») consistent à faire se succéder chaque acteur devant l’objectif de la caméra le temps de prononcer un fragment d’une longue phrase de William Faulkner. Chaque corps singulier énonce donc une parole, de sorte que la phrase se disloque à mesure que défilent les acteurs. D’une phrase, Godard extrait ainsi une somme de singularités selon le grain de la voix, l’intonation choisie, la vitesse d’élocution, les expressions du visage, etc. Dans une attitude qui répète celle de Lumière sur la photographie citée, Caroline Champetier se concentre sur le moniteur miniature qui recueille ce défilé. Le protocole de l’expérience requiert, en outre, une certaine durée puisque les acteurs se succèdent en boucle. Le terme d’ « essai », régulièrement répété tout au long du film et caractérisant la pratique de Gaspard, doit donc ici s’entendre en un sens scientifique, une tentative dont on ignore par avance le résultat. Par ailleurs, Gaspard use de la métaphore suivante lorsqu’il demande à la femme d’Almereyda, Eurydice (Marie Valéra), de retrouver la phrase reconstituée par les acteurs : « C’est comme s’il y avait la mer et que je ne vous donnais que les vagues. Ça, c’est les vagues, essayez de retrouver la mer. ». Plus tôt dans le film, il lui avait également demandé de dénombrer les personnages d’un tableau du Tintoret particulièrement peuplé (L’Origine de la Voie lactée). Et Eurydice n’en avait compté qu’un seul : « l’origine ». Ce qui faisait dire à Gaspard qu’elle savait encore « voir comme autrefois ». Godard loge donc, dans cette capacité à recomposer une totalité à partir de fragments, un enjeu particulier. La décomposition apparaît, en ce sens, comme une mise à l’épreuve du regard. Dans une perspective pédagogique, le cinéaste propose au spectateur de synthétiser ce qui a été décomposé, il lui propose de retrouver ce regard d’ « autrefois ».

Parce qu’il entrecroise deux « idées de vidéo », Grandeur et décadence occupe une place significative dans l’histoire des rapports tumultueux entre cinéma et vidéo. D’une part, en effet, le film, diffusé sur TF1, peut se concevoir comme un îlot de résistance au cœur même de territoires ennemis. Cet ennemi, c’est la télévision, dont on déplore en ces années l’influence esthétique toujours plus grande sur le cinéma[44] [44] Wenders réalise en 1982 un film symptomatique intitulé Chambre 666 dans lequel il demande à plusieurs cinéastes présents au Festival de Cannes – dont Godard – de commenter le remplacement de l’ « esthétique du cinéma » par l’ « esthétique de la télévision ». . D’autre part, comme nous l’avons évoqué, Godard poursuit grâce à l’outil-vidéo son travail de recherche. Le film enregistre donc tout à la fois le témoignage d’un cinéma précarisé et revigoré par la vidéo. Cela renvoie, au passage, à la polysémie du terme « essai » : Gaspard essaie de réaliser un film à l’heure de l’hégémonie télévisuelle et réalise une série d’essais pratiqués sur les images en mouvement.

La confrontation entre le cinéma et la télévision se joue, à la fin du film, par un passage de relais contraint. Après la mort d’Almereyda, les locaux de la société de production sont repris par une agence de mode occupée à tourner un spot publicitaire (on y croise notamment Jean-Paul Gaultier). Godard reprend alors le principe du défilé d’acteurs de façon à établir une nouvelle comparaison. Il ne s’agit plus cependant de faire se succéder les portions d’une même phrase mais de proposer des slogans face caméra  : « L’essentiel c’est l’amour ! », « L’essentiel c’est la beauté ! », « L’essentiel c’est l’essentiel ! », etc. La recherche laborieuse du cinéma a donc laissée place aux assertions creuses de la télévision.

On peut noter, enfin, une autre connexion entre Godard et Wenders qui réalisera trois ans plus tard un film « dans le contexte de la mode ». Le cinéaste allemand y associera mode et vidéo sur base d’une supposée irresponsabilité commune[55] [55] Voir notre article « Wim Wenders : images en crise ». . Or, si l’on trouve chez Godard un regard sévère porté sur la mode (les nouveaux locataires dansent, flirtent, imposent une cadence militaire, etc.), la vidéo n’y est pas associée. Le cinéaste s’attellera d’ailleurs, dès 1987, au vaste chantier des Histoire(s) du cinéma, en exploitant les possibilités d’intervention plastique offertes par la vidéo (décomposition, surimpression, clignotement, etc.) et en puisant dans les nombreux titres disponibles en VHS. De Grandeur et décadence aux premiers volets des Histoire(s), on retrouve certes une même articulation conceptuelle entre la vie et le cinéma (« la vie n’a jamais redonné aux films ce qu’elle leur avait volé » entend-on dans l’épisode 1A), ainsi qu’une vive critique de la télévision, mais il ne s’agit plus de raconter les efforts désespérés d’un cinéma minoritaire (un cinéma de la « ténacité silencieuse » pour employer les mots de Gaspard). Godard entreprend plutôt son projet historiographique comme la conséquence logique, la suite nécessaire, de cette situation : le cinéma est devenu un corpus d’archives à compulser, une matière à explorer.

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