Yoshi’s Crafted World

Les coulisses de la matière

par ,
le 25 juin 2020

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Le jeu vidéo entretient un rapport paradoxal avec la matière, dont il abolit informatiquement la substance tout en tâchant d’en reproduire l’allure. Troquant les matérialités métonymiques du jouet traditionnel, pour qui bois et plastique constituent à peu près l’alpha et l’oméga de son rapport symbolique aux réalités qu’il reproduit, le jeu vidéo s’implique régulièrement dans un corps à corps concurrentiel avec la matière réelle, essentiellement visuel, mais qui engage une bonne partie de sa charge illusionniste. Il serait même possible de faire une petite histoire parallèle du jeu vidéo sous le rapport de ses obsessions matérielles, de l’eau à la neige en passant par le cheveu ou la fourrure. Pourtant, tous ne cherchent pas à supplanter la poupée ou la petite voiture sous ce rapport, glorifiant à l’inverse la puissance évocatrice du joujou dans une sorte de petit carnaval anti- ou sur-illusionniste paradoxal : c’est notamment le cas d’une veine méconnue mais prolifique du studio japonais Nintendo, qui s’étend pour l’heure de Paper Mario (2000) à Yoshi’s Crafted World (2019).

Bien que sensible comme tout le monde aux prouesses numériques en matière de recréation d’environnements ou d’objets, je dois avouer que ma capacité d’émerveillement sur ce point s’avère relativement limitée. Les mouvements d’écharpe, anfractuosités rocheuses et autres chutes de lumières dynamiques hyperréalistes de l’Unreal Engine 5, le prochain moteur physique d’Epic Games révélé il y a quelques semaines, attisent tout au plus ma curiosité. J’ai le sentiment tenace que cette obsession pour la matérialité recréée reste quelque chose dont le jeu vidéo peut fort bien se passer, dont l’une de ses spécificités mêmes repose sur sa tendance à s’en passer. Train Simulator (Dovetail Games, 2009), le simulateur ferroviaire britannique, est un petit train en bois qui ne s’use pas, qui n’a guère besoin d’être monté sur le tapis du salon, ou rangé dans sa boîte après usage ; la célèbre simulation de vie Les Sims (Maxis, 2000) est une maison de poupées qui ne sent pas le plastique ; Minecraft (Mojang, 2009), le jeu de survie et de construction en monde ouvert, une gigantesque boîte de Lego dont aucune pièce ne manque. Le jeu vidéo, en un sens, semble caractérisé par sa capacité à remplacer le jouet sous le rapport de la contingence matérielle. Partant de là, les diverses tentatives de recréation matérielle « plus vraie que nature » du jeu vidéo, éternel insatisfait du rendu toujours lisse et sans grain de ses objets numériques, me laissent un peu froid. Ce genre de croisade me paraît relever la plupart du temps d’une démonstration de virtuosité technique paradoxale. Pour faire étalage de sa maîtrise dans la confection d’objets virtuels, l’œuvre vidéoludique se donne périodiquement pour défi de reproduire les matières qui sont le plus exogènes à son idéalité informatique : les matières irrégulières, granuleuses, emmêlées, rugueuses, bosselées, poudreuses, abrasives.

L’étrangeté du procédé, je crois, mérite d’être soulignée. Généralement, le jouet – la figurine, la poupée, le modèle réduit : peu importe – imite, ou renvoie de façon plus ou moins directe à la réalité qu’il reproduit en dépit de sa matérialité. L’une des différences décisives entre un vrai train et mon petit train en bois, c’est certes que le second est petit, mais surtout qu’il est en bois. Faire abstraction du fait qu’elle est en chiffon pour jouer à la poupée, ou qu’elle est en plastique pour faire patiner une petite voiture, est, me semble-il, une étape importante du transfert référentiel opéré instinctivement par le joueur ou la joueuse qui manipule ses jouets. Un des gros avantages du jeu vidéo en la matière (si j’ose dire) est de grandement faciliter ce transfert, au moyen d’un intelligent petit tour de passe-passe. Par l’association d’un modèle en volume, d’une « physique » (réaction de l’objet au contact d’autres objets) et surtout, d’une texture (qui se résume parfois à l’illusion produite par des variations de lumière sur une surface, comme c’était le cas à l’époque du bump mapping), le jeu vidéo est capable d’imiter n’importe quelle matière à peu de frais. Ladite texture, enveloppe visuelle dans laquelle est enroulé le modèle, finit par donner l’illusion de matérialité : cette surface simulant la profondeur intérieure de l’objet, est en quelque sorte le papier qui fait croire au cadeau.

Durant un temps, la matière la plus à même de démontrer cette virtuosité technique aux yeux de ceux qui remettaient en cause la capacité du jeu vidéo à concurrencer l’image réelle, fut la matière liquide. La flaque, la vague, le jet, l’ondulation, la ride à la surface de l’eau, ont été l’obsession matérielle du début des années 2000. À l’occasion du sixième épisode de sa fameuse série, Mario a pris ses vacances au bord de la mer dans Super Mario Sunshine (Nintendo, 2002), armé d’une pompe portative qui crachait dans toutes les directions ; idem au sein de la saga d’action-aventure The Legend of Zelda, pourtant davantage habituée aux forêts mystérieuses ou aux intérieurs labyrinthiques : dans Wind Waker (Nintendo, 2002), les joueurs et joueuses étaient invité.e.s à prendre le large sur un petit bateau fendant la vague au gré des vents ; le dixième opus de la série de jeux de rôle Final Fantasy (Square, 2001) est extraordinaire de ce point de vue, avec son obsession aquatique qui confine à la noyade, jusque dans son interface chatoyante et ondulée, mais aussi dans ses scènes-clés – Tidus et Yuna, les deux héros, s’embrassent dans un lac, de l’eau jusqu’aux épaules, avant de tourbillonner enlacés sous la surface ; sans parler du Blitzball, espèce de water-polo en apnée complète, dont le protagoniste est un joueur-vedette, et auquel le joueur ou la joueuse est forcé.e de se confronter à plusieurs moments du jeu.

Le milieu des années 2000 a peut-être davantage été marqué par la question du reflet lumineux, de l’éclat, de la brillance réverbérée, du rayon – du god ray (rayon de lumière traversant verticalement l’espace, glissant sur les particules en suspension) au lens flair (éblouissement de l’objectif à l’angle exact où l’œil s’aligne avec la source de lumière) : ce qui a donné certaines aberrations étranges, comme dans le jeu de rôle et d’action The Elder Scrolls IV: Oblivion (Bethesda Softworks, 2006) où tout brille, tout vibre invariablement d’une lumière crue, de la vaisselle en argent aux sols en terre battue, dans un immense palais de miroirs surexposés. Quatre ans plus tard, Alan Wake (Remedy, 2010), qui nous mettait dans la peau d’un écrivain aux prises avec les affres de la création dans les méandres horrifiques d’une nature perpétuellement nocturne, constituait une ode à la lampe-torche, au feu de détresse, au plein-phare soudain et écrasant. Le cheveu, le poil, la fourrure ont un temps aussi, et continuent périodiquement d’endosser ce rôle, cristallisé la rivalité du jeu vidéo avec la matière réelle : Dagga qui, dans la scène pivot de Final Fantasy IX (2000) comme le sera le baiser aquatique de l’épisode suivant, se coupe les cheveux en signe d’indépendance, exposant avec une précision chirurgicale l’effet de la lame sur la mèche compressée, puis le relâchement en éventail sur la nuque des cheveux raccourcis, tandis que les boucles en trop s’échappent en virevoltant vers le ciel. Je me souviens aussi de l’admiration ressentie devant la scène d’ouverture de Word of Warcraft (Blizzard Entertainement, 2004), l’écrasant jeu de rôle massivement multijoueur du milieu des années 2000, où un nain barbu jusqu’aux oreilles, recouvert de peaux de bêtes, gravit une montagne en compagnie d’un énorme ours brun, dans une sorte d’orgie d’hirsutisme dont l’unique but était de démontrer la virtuosité des groom artists – les développeurs chargés de la modélisation et de l’animation des poils et cheveux, dans le jeu vidéo ou le cinéma d’animation. Il semblerait que depuis quelques années, ce soit la neige qui concentre les ambitions matérialistes des modélisateurs : en particulier l’empreinte de pas, la trace laissée dans la poudreuse comme signe de la persistance et de la mémoire du monde physique, le sillon derrière le personnage, mais aussi les flocons qui tombent, et s’accumulent sur les objets et les vêtements. La scène introductive de Red Dead Redemption 2 (Rockstar Studios, 2018) et celle de God of War (Santa Monica Studios, 2018) sont les porte-étendards de cette nouvelle croisade mimétique, alors même que leurs fictions respectives (le western pour le premier, la mythologie grecque pour le second) s’y prêtaient en théorie si peu.

Le jeu vidéo a donc une vielle histoire avec la matière, tout autant que la sculpture avec le mouvement, ou la littérature avec la parole : sorte d’antithèse idéale, d’horizon régulièrement convoité par tous les gros bras de la course au super-réalisme visuel. Mais la question n’est pas uniquement d’ordre technologique ; Nintendo qui, vers la fin des années 1990, a un peu malgré lui abandonné la course à la performance technologique, a eu tendance à l’investir d’une nouvelle dimension. En 2000 sort Paper Mario, quatre ans après la vraie démonstration de puissance qu’incarnait Super Mario 64 (1996), premier épisode en trois dimensions de la série : le jeu reste un jeu de plate-forme, sauf qu’ici, Mario se présente sous la forme d’une sorte de petit sticker aplati, sans volume, évoluant dans un monde fait intégralement de papier découpé. L’exercice de style aurait pu rester lettre morte, mais la veine s’est pourtant prolongée et même ramifiée avec le temps : Paper Mario : La Porte millénaire sort en 2004, puis Super Paper Mario en 2007, dépliant toujours le motif du papier, collant, crépon, cartonné, en origami, cocottes, ou accordéon, jusqu’à Paper Mario : Color Splash en 2016 et Paper Mario : The Origami King (2020), prévu pour plus tard cette année ; Kirby : Au fil de l’aventure en 2011 a ouvert la boîte à couture, avec son petit monde de tissus, de pelotes, de taffetas, de reprises, de fermetures éclair et de boutons de culottes, suivi de près par Yoshi’s Wooly World (2015), dans la même veine matelassée ; Kirby et le Pinceau arc-en-ciel (2015) a fait ensuite irruption dans l’atelier de pâte à modeler, avant d’être supplanté, en 2019, par le jeu qui a en quelque sorte réalisé la synthèse idéale de cette petite obsession bricoleuse, Yoshi’s Crafted World. Il est amusant d’observer que cette veine-là a aussi ponctuellement contaminé d’autres jeux qui lui sont a priori extérieurs, comme les flaques de gouache crapoteuses de Splatoon (2015), le jeu de tir (au pistolet à peinture) en ligne et en équipes de Nintendo, ou plus récemment le remake du troisième épisode de la série The Legend of Zelda, Link’s Awakening (2019), qui a troqué les visuels plats et vaguement cartoonesques de l’œuvre originale pour un petit monde tout en résine et plastique luisants, où de petits personnages en forme de gashapon sillonnent de méticuleuses maquettes de bakélite.

Au lieu d’un jeu vidéo qui imiterait l’objet réel, comme il est devenu si facile de faire aujourd’hui, Yoshi’s Crafted World et les autres jeux que j’ai cités choisissent donc d’imiter des jouets, qui imitent à leur tour des objets réels. Ce qui personnellement m’émerveille et m’attendrit dans cette tentative incongrue, c’est la sorte d’hommage qui y est rendu à l’héroïsme mimétique du joujou, à la puissance référentielle du bricolage enfantin, et par extension, à l’imagination fertile capable de l’investir. Yoshi’s Crafted World est donc un petit jeu de plate-forme, assaisonné d’un soupçon de réflexion et d’action, où notre personnage, le petit dinosaure survivant de Super Mario World (Nintendo, 1990), doit traverser des niveaux en 2,5D, comme on disait à une époque (c’est-à-dire le long d’un axe qui va de gauche à droite, mais qui peut néanmoins parfois bifurquer en profondeur), en ramassant sur son passage divers éléments cachés dans le décor. Mais les niveaux qu’il traverse sont un fabuleux assemblage de breloques et de collages, où s’entrechoquent des balles de cotons en guise de nuages, des gobelets retournés où sont collés deux boutons de culotte « pour faire les yeux », des assiettes en cartons affublées de nageoires en crépon, des nappes de papier aluminium froissés mimant l’océan en furie, des maisons en papier trouées de petites portes en pop-up, des forêts de pailles en plastique, des lianes de ficelle, des nids en boîtes d’œufs, des routes en feutrine et des falaises en polystyrène. Yoshi ne traverse pas la banquise ; il traverse la table à découpage d’un enfant infiniment créatif, qui aurait décidé unilatéralement que cette boîte en plastique retournée ferait un iceberg très convaincant, et ces dés à coudre de magnifiques petits pingouins.

Il y a quelque chose de délicat dans cette façon de faire, qui personnellement me séduit bien plus que les continuels concours de muscles mimétiques du jeu vidéo photo-réaliste : un retour affectueux au symbolisme enfantin, qui n’a jamais eu besoin que son serpentin de bolduc soit en 4K 120fps pour y voir un serpent pour de vrai. Il me semble aussi que ces jolies tentatives se déploient dans deux directions différentes : vers la puissance évocatrice de l’imagination enfantine, mais aussi vers l’artificialité affichée de tout échafaudage représentationnel. Ce deuxième point, qui consiste à révéler les ficelles du spectacle de marionnettes n’a rien de très original, mais il me semble ici traité à rebours de son usage courant : non pas dans une perspective anti-illusionniste, mais bien au contraire, comme une entreprise de ré-enchantement du décor, de ravissement du factice. Le dévoilement de la ficelle n’a pas pour effet de décrédibiliser la marionnette, sous prétexte qu’elle se fait passer pour vraie ; mais de célébrer conjointement et la ficelle et la marionnette, dans leur tentative héroïque de récréation du vrai. L’artifice est une aventure glorieuse dans Yoshi’s Crafted World, dont carton-pâte et bouts de ficelle sont les petits héros vaillants.

J’ai une tendresse toute particulière pour cette manière de faire, qui ne cherche pas à préserver à tout prix une magie illusoire, mais en recrée une nouvelle dans le dévoilement même de ses trucs. Certes, il s’agit d’une magie un peu intellectuelle, qui ne repose pas uniquement sur l’émerveillement face à ce que je vois, mais relatif à la façon dont est fait ce que je vois, dans la jouissance de ma propre capacité retrouvée à prendre des dés à coudre pour des pingouins. Le procédé est d’autant plus plaisant qu’il s’agit bien sûr d’une mise en scène à double détente : l’artifice qui m’est dévoilé n’est pas le vrai, si tant est qu’une telle assertion ait un sens. Le pingouin n’est pas réellement fait à partir d’un dé à coudre, il s’agit évidemment d’un modèle 3D texturé et animé, lui-même traduction de lignes de codes auxquelles je n’ai, en tant que joueur, jamais accès. L’envers du décor, auquel on me fait accéder, est à son tour un décor. Il faut dire que l’ancien fabriquant de jouets qu’est Nintendo n’a jamais été très à l’aise sous le règne du post- et du méta-, se complaisant plus volontiers dans un premier degré affiché : et lorsqu’il feint d’adopter une posture anti-illusionniste, comme dans Yoshi’s Crafted World, il s’agit naturellement d’une autre illusion. J’ai toujours admiré cette capacité formidable de Nintendo à adopter le point de vue du petit enfant à qui les ficelles importent généralement si peu, bien qu’il les voie parfaitement, et à s’y tenir d’un bout à l’autre, sans jamais céder à la tentation du clin d’œil d’adulte à adulte qui insinuerait, de façon peu originale mais néanmoins vraie, que « ceci (n’)est (qu’)un jeu ».

Bien que les deux œuvres soient très différentes, Yoshi’s Crafted World me fait beaucoup penser à un autre jeu sous ce rapport, Dr. Langeskov, The Tiger and The Terribly Cursed Emerald: A Whirlwind Heist, sorti en 2015. À l’origine de ce jeu dont le titre est à lui seul tout un programme, se trouve l’un des deux concepteurs derrière le bien plus célèbre The Stanley Parable (2011), paru quatre ans plus tôt, fleuron du jeu indépendant qui enfermait le joueur dans une sorte de labyrinthe administratif à la Brazil (1985), sous les ordres d’une voix off tyrannique. Dr. Langeskov hérite de son aîné sa lubie pour les imbroglios bureaucratiques et les routines de travail absurdes, en nous mettant dans la peau d’un opérateur guidé par un contremaître nous sermonnant au travers de haut-parleurs disséminés un peu partout, et dont le job est de s’assurer, depuis l’envers du décor, qu’un autre joueur (fictif) vive la meilleure expérience vidéoludique possible. Pour ce faire, le joueur (le vrai) doit actionner un certain nombre de mécanismes plus fantasques et défectueux les uns que les autres selon un timing rigoureux, afin de déclencher les scripts d’une aventure toujours hors-champ, dont seules quelques bribes sonores nous parviennent. Comme dans The Stanley Parable, une grande partie du plaisir de jeu repose sur la négociation qui s’opère avec les injonctions paniquées des haut-parleurs, sur un continuum qui va de l’exécution servile à la désobéissance chaotique. Comme dans Yoshi’s Crafted World, le joueur est catapulté dans l’envers du décor, mais il s’agit ici encore d’un décor de l’envers, un vrai jeu vidéo ne fonctionnant évidemment pas comme une machinerie d’opéra dont un quelconque opérateur s’appliquerait en temps réel à pousser des leviers ou libérer des poulies. Et en définitive, la fantaisie hasardeuse des coulisses n’a rien à envier aux promesses invérifiables du programmes énoncé par le titre du jeu, dont la réalisation échappe toujours, mais sans regrets, à la vue du joueur. L’aventure se joue dans le chaos des ficelles, et non face aux marionnettes. Le supposé dévoilement de l’illusion finit par supplanter l’illusion elle-même.

Yoshi’s Crafted World prend lui aussi ce motif de l’envers du décor au pied de la lettre, puisque dans son système de jeu, le joueur ou la joueuse est invité.e à reparcourir les niveaux qu’il a déjà terminés une seconde fois, pour y dénicher de nouveaux éléments cachés. Mais cette fois-ci, les niveaux sont parcourus à l’envers – non pas de droite à gauche, mais selon une symétrie axiale qui lui révèle le contrechamp des environnements parcourus la première fois. En plus d’ajouter, au sens propre comme au figuré, de la profondeur aux niveaux en question, cette mécanique dévoile au joueur ou à la joueuse la face soi-disant cachée du décor, les coulisses de la table de bricolage : il ou elle y voit alors le scotch qui maintient les feuilles de crépon ensemble, la couture des pans de feutrine, le code-barres des papiers d’emballage, tous les petits supports, pieds ou tréteaux faisant magiquement tenir debout arbres, buissons et maisons de papier mâché, l’envers cartonneux de soleils qui n’ont été peints que sur une face. Et la délicate illusion de l’absence d’illusion se creuse dans une sorte de carnaval fantasque de l’à-peu-près créatif. Ce changement de perspective se paie qui plus est le luxe de faussement et joyeusement saboter certaines mécaniques de jeu, comme dans le niveau des shojis, ces fameuses cloisons translucides en papier de riz des maisons traditionnelles japonaises, qui se parcourt une première fois tout en ombres portées, mais qui dégringole plaisamment dans son principe lorsqu’il s’agit de le traverser une seconde fois depuis l’autre côté des panneaux coulissants.

Ce qu’il y a de parfaitement cohérent dans tout ce petit théâtre, c’est que le décor n’est pas un simple arrière-plan, disposé là à l’intention curieuse du joueur ou de la joueuse attentif.ve. Il est le centre du jeu, puisque tout Yoshi’s Crafted World ne repose que sur une minutieuse chasse aux œufs qui l’apparente autant au genre du « jeu d’objets cachés », qu’à celui du jeu de plate-forme. Après avoir trouvé toutes les pièces et tous les soleils de l’endroit, le joueur doit dénicher les trois Tipoochy de l’envers (sortes de petits chiens sphériques), puis revenir de nombreuses fois dans les niveaux déjà terminés pour satisfaire aux requêtes de petits robots cartonnés qui lui intiment de dénicher cinq mouettes, huit palmiers, deux ours polaires et autres trouvailles farfelues. Le jeu attire donc sciemment l’œil du joueur à l’examen minutieux et méthodique de son petit univers de bouts de ficelle, faisant toujours passer le décor du second au premier plan. S’introduit alors une petite économie inédite du regard, concentré sur le fond de scène, et presque jamais sur Yoshi que l’on contrôle, à qui un décorateur ou une décoratrice de huit ans vole diaboliquement la vedette.

Est ressorti pour moi de tout ce petit dispositif paradoxal une impression étrange mais délicieuse : la fausse simplicité d’un jeu vidéo qui aurait l’idée incongrue de rendre hommage au jouet plutôt que de l’enterrer, une jolie célébration de la matière dans ce qu’elle a de plus carnavalesque, avec ses coups de ciseaux en biais et ses odeurs de colle en stick ; la bienveillance illusionniste d’une œuvre où, vrai de vrai, tout est magique, de la scène aux coulisses.

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Yoshi's Crafted World, un jeu conçu par Masahiro Yamamoto, développé par Good Feel, édité par Nintendo.

Sorti le 29 mars 2019 sur Nintendo Switch.

Images : Yoshi's Crafted World et Dr. Langeskov, The Tiger, and The Terribly Cursed Emerald: A Whirlwind Heist ! (conçu par William Pugh, développé par Crows Crows Crwos).