Au commencement, il y avait quelques ami.e.s autour d’une table de salon – ainsi que toutes sortes de choses à boire et à grignoter.
Au commencement, il y avait le projet, vague, de créer une « revue en ligne ». Une de plus ? Oui, mais nous étions suffisamment ignorants de ce qui existait pour ne pas nous en soucier. Débordements, puisque ce serait son nom, croiserait des pratiques d’écriture, des rapports au cinéma, des temporalités ; et, aussi bien, les juxtaposerait, les opposerait peut-être. De l’université à la critique, de la critique à l’université – ces champs auxquels nous appartenions à peine étaient autant des points d’arrivée que de départ. Quelques rubriques, aux noms élémentaires : « critique », « recherche », « traduction », « entretien »,… Sur la page d’accueil, une mosaïque permettrait d’avoir un aperçu des dernières publications – composant ainsi une image en mouvement de notre travail.
Nous n’avions qu’une certitude : il fallait aller voir ailleurs. Sortir de la fac pour se risquer à l’exercice de la critique. Sortir de France pour voir ce qui s’écrivait dans d’autres langues. Sortir du cinéma pour aller voir comment il entrelaçait ses puissances avec la vidéo, la bande dessinée, Internet, la photographie… Certains chantiers sont restés en plan. D’autres se sont développés tant bien que mal – avec les moyens du bord.
Comme une certitude ne vient jamais seule, nous en eûmes bientôt une deuxième : quitte à prendre la peine d’écrire, il faillait le faire « bien ». Lectures, relectures, corrections, commentaires. Personne n’aura été à l’abri de voir son texte finir à la corbeille. C’est de cette exigence – dont nous sommes bien mal placés pour mesurer les effets sur la qualité de nos écrits – qu’est née véritablement la revue. Une revue n’est pas un agrégat de textes, une collision de plumes ; c’est, tout simplement, un lieu de paroles, une zone qui s’invente son propre temps et ses propres conditions pour essayer de penser. Qu’elle soit en ligne n’y change rien : pas de revue sans amitié. Telle est son étoffe : le sentiment que le nom propre importe moins que celui du collectif ; qu’il n’y a pas de publication qui ne soit en quelque sorte signée et contre-signée par ses relecteurs anonymes.
Chemin faisant, Débordements a largement excédé les ambitions de ses créateurs. Certes, ce n’était pas compliqué ; ceux-ci s’étaient lancés sans plan de bataille ou de communication, en ne s’adressant à personne. Tout a été accueilli avec le même étonnement : la première invitation à une table ronde sur la critique en ligne (au festival de La Roche-sur-Yon, en 2012 – il y en aurait d’autres) ; la possibilité d’un entretien avec Jonas Mekas ; l’amicale autorisation de re-publier un texte difficile à trouver de Nicole Brenez. Découvrir notre critique à la fin d’un interminable dossier de presse nous procurait la même joie naïve. Nous n’avions aucune idée de comment tout cela fonctionnait, et c’était heureux. Piquée à un poème de Raymond Carver, notre devise ne devait pas varier : « Partis de rien, nous sommes arrivés à pas grand-chose ».
Chemin faisant, Débordements aura donc publié plus de 600 textes d’une centaine d’auteurs différents. Sommes-nous (la « rédaction ») amis avec tous ces gens ? Certes non. Mais Débordements comme idée, comme projet, sera devenu suffisamment autonome pour nouer ses propres alliances. De rencontre en rencontre, ce que peut être la revue s’est déplacé, mais sans qu’un regard rétrospectif ne donne tout à fait le sentiment d’une dispersion. Si nous étions au départ trop accaparés pour formuler et fixer une « ligne éditoriale », quelque chose de ce genre a bien fini par s’esquisser indirectement, au fil des publications et des alliances, donc, et à travers d’autres attentions. Attention à l’écriture et à l’ouverture du cinéma à d’autres images et disciplines, comme dit auparavant. Mais également attention à la manière dont les films se frottent au réel et aux imaginaires contemporains ou, de façons singulières, font vivre une articulation entre l’esthétique et le politique, la réalité et la fiction. Par-delà la chronique des sorties hebdomadaires et la fausse évidence du « bon » et du « mauvais », la rédaction de critique aura été le lieu privilégié pour faire apparaître des soucis, des prédilections et des oppositions, en les mettant à l’épreuve des œuvres.
Pour fêter les cinq ans du site, la proposition fut faite à cinq cinéastes de tourner un film sur ce qu’ils entendaient par ce terme dont nous découvrions au fur et à mesure l’amplitude : « débordements ». Nous n’avions, évidemment, pas d’argent à offrir, aucune production pour soutenir une telle initiative. Les films sont pourtant arrivés. Débordements était aussi devenu une revue faite par et pour les cinéastes. Comment ne pas en être profondément touché, et reconnaissant ? Par ce parcours, la preuve était faite, pour nous, que la critique, pour être vivante et conséquente, avait tout autant besoin du mouvement des textes que d’une attention continue (que l’on peut appeler une « ligne »), et qu’elle n’avait d’autre part rien d’un produit dérivé du film, d’un objet second voire parasitaire ; elle était un des lieux où s’élabore le cinéma.
Et maintenant ? Maintenant, une vanité : sortir des numéros sur papier. Pas beaucoup : un par an, pour commencer. Est-il vraiment nécessaire de rejoindre la cohorte des revues qui s’enfoncent sans bruit dans l’obscurité des librairies avant de passer au pilon ? Sans doute pas. Peut-être que oui. Pas de revue sans amitié, pas de revue sans désir non plus. Après plus de six années à publier en ligne, nous voulons le papier. Nous l’exigeons, même. Parce que nous voulons concevoir nos textes différemment, en fonction d’un autre support ; parce que nous voulons envisager aussi différemment les rapports entre textes, ainsi qu’entre textes et images. Secouer les chaînes de la routine. S’inscrire dans une autre temporalité. Oh non, le papier ne nous apportera pas l’éternité. Mais il offrira à nos lecteurs des marges pour gribouiller, annoter, s’emporter. Il nous offrira aussi l’occasion de toucher du doigt ce à quoi nous avons consacré tant d’heures.
Il n’y avait pas de raisons suffisantes pour créer une revue en ligne. Il n’y en a pas non plus pour passer au papier. Disons-le avec autant de gravité que de légèreté : c’est un pari. Autre support, autres manières de faire, autres alliances. Il faut voir.
A quoi ça ressemblerait ? Une série de textes au long cours autour d’une question, d’une œuvre (pour commencer : David Simon ; ensuite, peut-être, cinéma & anthropocène) ; des nouvelles en images et en mots du cinéma tel qu’il se fabrique ; des études visuelles ; des discussions avec des théoriciens, des réalisateurs, etc. Voilà l’embryon.
Encore une fois, il nous faudra sortir – de l’actualité, bien sûr ; du cinéma, aussi. Aller voir des historiens, des philosophes, des bricoleurs sans étiquette afin de faire atterrir les images, les placer en regard de notre monde. Et qu’en retour, celles-ci ouvrent les brèches nécessaires pour rendre ce monde vraiment habitable.
Vanité, disions-nous. Vanité en effet, à moins que celle-ci ne devienne nécessité par l’intérêt de quelques-uns, de quelques autres. S’il y a des futurs lecteurs de cette revue dans l’assemblée, qu’ils lèvent la main. Et fassent le pari, à leur tour, de nous commander un exemplaire.
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