Note sur le temps exposé

The Clock, en passant par la Chine

par ,
le 25 juin 2014

vlcsnap-2014-05-29-01h27m23s113.png

Présentée pour la première fois en 2011 à la Biennale de Venise, The Clock a fait le tour du monde avant de revenir au Centre Pompidou[11] [11] Du 17 mai au 2 juillet 2014 dans la salle 315, avec quelques créneaux permettant de voir également la partie nocturne. , où l’installation avait déjà été montrée il y a quelques années. Comme son titre l’indique, l’oeuvre de Christian Marclay est une pendule, réglée sur l’heure de son lieu de diffusion : à partir d’un minutieux montage d’extraits de films, mais aussi de séries télévisées, elle indique l’heure exacte, parfois à la seconde près. The Clock dure donc vingt-quatre heures, s’inscrivant incidemment dans la liste des films ou installations filmiques récentes dont la durée excède la capacité d’endurance des spectateurs – parmi lesquelles on peut citer certains travaux d’Albert Serra, Douglas Gordon, ou encore Wang Bing.

Le chevauchement partiel de la rétrospective de l’œuvre du cinéaste chinois[22] [22] Le programme Wang Bing – Jaime Rosales, cinéastes en correspondance s’est déroulé du 14 avril au 26 mai. et de la présentation de The Clock a d’ailleurs rendu possible de faire, à quelques pas de distance, deux expériences du « temps réel » radicalement différentes. Un mot d’abord sur les conditions de présentation. Dans un espace ouvert, chichement garni d’un ou deux bancs et infiltré par la lumière du jour, étaient projetés en continu Crude Oil (2008) et, sur un autre écran, Père et fils (2014) et Traces (2014) – la bande sonore de l’un pouvant devenir celle de l’autre, faute d’une cloison suffisamment étanche[33] [33] Ces effets d’interférences n’étaient pas purement négatifs, puisque le bruit assourdissant des machines de Crude Oil constituait comme le hors-champ historique du désert de Traces où les déportés du maoïsme avaient péri, et le hors-champ économique de Père et fils, moyen-métrage qui enregistre le quotidien des naufragés de l’exil rural. . Au contraire, The Clock bénéficiait d’une configuration relativement similaire à celle d’un cinéma. Si ce choix s’explique probablement par les espaces dévolus à chaque département du Centre Pompidou, il tient presque du contre-sens. Présenter The Clock d’une manière « ouverte » (installation) ou « fermée » (cinéma) ne nuit pas à l’oeuvre, mais actualise au contraire une de ses dimensions constitutives – selon donc qu’on la considère avant tout comme une pendule, ou comme un film. À l’évidence, il s’agit d’un film-pendule (ou d’une pendule cinématographique), et il n’est possible d’en saisir la puissance qu’à l’envisager comme montage dans la durée. Pourtant, elle pâtirait moins à se trouver dans un lieu passant que les films de Wang Bing qui, par leur rapport singulier au temps, exigent une véritable absorption. La présentation des oeuvres entraînait donc cette situation absurde : on défilait devant Wang Bing, et on s’affalait plus ou moins longuement (parfois jusqu’à s’endormir, lors des nocturnes) sur les confortables canapés mis à disposition pour The Clock.

Ces précisions sur les conditions matérielles de projection / réception n’auraient guère d’intérêt si celles-ci n’étaient que contingentes à la possibilité d’éprouver l’étoffe sensible dont sont faites ces oeuvres. Or, à ne regarder qu’en passant les films de Wang Bing, on risque de s’en tenir à un constat bien maigre : il ne se passe rien / il se passe toujours la même chose. C’est que l’enregistrement des gestes ne suffit que rarement en soi. Le patient travail d’observation de Wang (grâce au plan-séquence) n’est que le préalable à une inscription des gestes, plus que dans leur contexte, dans leur mesure immanente (par le montage). C’est cette double dimension de l’enregistrement et de l’inscription qui donne forme au film, et lui impose sa durée et son rythme. Ainsi, L’Homme sans nom est-il scandé par les saisons qui voient la plante, la pousse puis la récolte des céréales et des légumes et inscrivent un personnage pour le moins opaque dans un environnement. Dans Père et fils, le désœuvrement des adolescents, passant leur temps entre télévision et téléphone portable dans l’abri de fortune familial, n’a de sens que parce qu’il n’apparaît pas comme le produit d’une journée particulière, mais comme celui d’un quotidien façonné par l’exil et une exclusion totale du tissu social[44] [44] En ce sens, il fait contre-point aux Trois soeurs du Yunnan, puisque la jeune Ying Ying, restée à la campagne après le départ à la ville de son père et de ses deux soeurs, est un être qui ne connaît presque que le labeur. . Après une première fin d’après-midi et une soirée qui s’achèvent sur l’extinction de la lumière électrique, le film reprend presque comme il avait commencé, la lumière naturelle ayant entre temps reconquis ce qui ressemble à un garage ou une grotte. C’est à l’aune d’une journée, et de sa répétition, que l’on mesure les gestes – si minimes ou élémentaires soient-ils – de cette famille. Pour que ceux-ci acquièrent leur consistance, il faut avoir perçu le passage du temps à travers la lumière du soleil qui, découpant d’abord un vaste triangle depuis le seuil de l’habitation jusqu’au mur du fond, gagne peu à peu celui-ci pour former un rectangle d’or puis de bronze en fusion, avant de s’éteindre. De là que, de Fengming à Père et fils, la lumière naturelle joue un rôle si important chez Wang Bing : son déclin progressif, jusqu’au moment où elle est remplacée plus ou moins longuement par la lumière artificielle, permet de ressaisir, à partir de cette unité constituée (la journée), le temps passé, mais aussi de donner une première mesure des actions. La nuit distingue naturellement dans le flux du temps entre le moment du labeur, de l’attente ou du jeu et celui du sommeil. Le récit de Fengming sur son expérience de la déportation dans un camp de travail s’abstrait pour sa part des conditions naturelles car une autre nécessité s’impose : celle de la parole directe, maintenue comme un fil, et celle de l’histoire. La nuit ne saurait l’interrompre. Ce qui peut sembler banal (voir le jour tomber, ou plutôt constater que le jour est en train de tomber puis est tombé ; allumer la lumière) tient en fait souvent chez Wang Bing de l’événement car, en définissant le plan sur lequel se situe les actions, cela engage un rapport au monde et au temps.

The Clock fonctionne d’une tout autre manière. Plutôt qu’une coulée de temps qui trouve dans la lumière sa matérialisation élémentaire (comme fusion et comme coupe), il s’agit, d’abord, d’une succession d’instants. L’extrait choisi porte en soi sa valeur, qui est indicative : il donne l’heure. Sans trame narrative, le film-installation apparaît ainsi comme une accumulation bigarrée, alignant sans les mêler les fils, en noir et blanc ou en couleurs, muet ou parlant, de cinéma et de télévision. À cela s’ajoute une autre occasion de diversité : la source de l’indication temporelle et son intégration dans le plan. Outre les plans présentant des horloges (du gros plan au plan d’ensemble ; du cadre fixe au long mouvement de caméra qui finira par dévoiler une pendule), l’heure peut être donnée par un dialogue ou, plus rarement, par la situation elle-même. Cela, c’est la part la moins intéressante de l’oeuvre, son tour de force démonstratif : oui, il y a eu suffisamment d’images mouvantes produites depuis plus d’un siècle pour faire le compte d’une journée.

L’enjeu est en réalité ailleurs. Il tient à l’inventivité du montage et à sa capacité à faire trembler le temps, à lui donner une valeur non quantifiable. Les plans ne s’abattent pas l’un après l’autre avec la monotonie d’une aiguille implacable. Outre qu’ils n’ont évidemment pas tous la même durée, ils sont rarement isolés. Chacun semble plutôt lancer des spores qui fécondent, à proximité ou à distance, d’autres plans. C’est à la fois un des thèmes récurrents de The Clock et sa manière concrète de travailler son matériau filmique. Au niveau du thème, c’est cette idée qui traverse toute l’oeuvre d’une transmission (de père en fils, généralement), d’une désynchronisation (personne n’a la même heure dans un groupe,…), d’un dérèglement (remonter la pendule, la briser,…), voire d’un voyage dans le temps. En somme, l’instant n’est jamais ni isolé, ni univoque, il est pris dans un montage hétérogène, il se constitue à l’entrecroisement de lignes de temps distinctes et qui pourtant peuvent se coaguler. Au niveau formel, cela passe à la fois par un travail sur les raccords (champ-contrechamp d’un film à un autre), la bande sonore (un son in devient over en se prolongeant dans l’extrait suivant), le montage alterné (le téléphone se combine à la montre[55] [55] Christian Marclay a d’ailleurs réalisé un court-métrage de montage, en 1995, baptisé avec beaucoup d’à-propos Téléphone. , la cristallisation (par motif, situation, dialogue, idée, geste,…), le retour de corps à différents âges (en particulier Bette Davis, de la jeune à la vieille fille), mais aussi le contraste (entre grains d’image, légitimité culturelle comme lorsque l’on passe de McGyver à Preminger,…).

Ce montage de temps se construit peut-être surtout sur l’usage de multiples extraits d’un même film. Pour ne citer qu’un exemple, tant ils sont nombreux : la jeune fille de Wendy et Lucy nous est montrée vers 14h30 pour une prise d’empreintes digitales dans un commissariat de police, puis une heure plus tard, devant recommencer la procédure mal suivie par un agent non formé. Les conséquences de ces retours sont vertigineuses, puisque d’une part ils étalent dans la durée réelle ce qui est habituellement suggéré par une ellipse. Cela modifie par conséquent l’appréhension même de la durée – ce qui est particulièrement sensible quand revient ponctuellement, deux heures durant, un personnage entravé à côté d’une bombe à retardement. D’autre part, ils constituent chaque extrait comme le hors-champ de tous les autres. La succession fonctionne alors, on le comprend, non comme coupe, mais comme cache. La vie de chacun continue, avec ses urgences ou ses langueurs, sous celle de tous les autres. Davantage qu’une pendule, The Clock devient alors un univers, un monde bouillonnant dont chaque plan est comme une bulle qui remonte à la surface pour exploser avant de retourner à son magma originel, l’histoire du cinéma et des séries.

Il n’est pas impossible de voir là ce qui fait aussi de The Clock un grand film sur ce que fut le temps à partir de la révolution industrielle, et surtout au XXème siècle. Car à l’humanisation du tic-tac des pendules, aux débordements affectifs et fictionnels (chaque extrait pouvant se manifester comme un “départ de fiction”, selon la belle expression de Jacques Aumont), répond la mise en coupe réglée des corps et des passions. Un enchaînement de séquences le signifie parfaitement : l’usine automobile de Christine précède un plan de James Bond allongé sur une table de massage mécanique qu’un vilain ne tarde pas à dérégler, provoquant l’étirement et la compression du corps de l’espion comme si celui-ci passait à travers la belle mécanique, souvent exhibée d’ailleurs, d’une horloge. C’est que l’homme a eu affaire au cours de ce siècle à une conspiration des moyens de translation et de communication, du temps mécanique et de la chaîne industrielle, pour le déposséder de sa vie en le rendant comptable de la moindre seconde. Le cinéma lui-même y aura eu sa part. Mais son génie aura bien été que, depuis sa condition mécanique, il soit devenu un art de la symbolisation du temps.

10421126_1479395002297817_2093932932539549245_n.jpg

Images : Raw Deal (Anthonny Mann, 1948) / In a lonely place (Nicholas Ray, 1950).