Courbés contre le vent, des hommes marchent dans la poussière du désert. Ils sont un surgissement, une émanation du passé. Dans un camp qui n’a comme barreaux que l’horizon, ils travaillent, dans la Chine de Mao, à leur redressement moral et au creusement d’un fossé. Pour sa première « fiction » (mais on reconnaît l’importance d’un film à la manière dont il rend mal aisé l’usage de catégories, de distinctions, trop établies – c’est le travail de l’art, et de toute création), Wang Bing a décidé de construire un récit à partir d’un recueil de témoignages de Yang Xianhui (dont le titre français est Le Chant des martyrs). L’histoire qu’il raconte n’est pas celle d’un homme, d’une époque ou même d’un camp, mais d’une lutte radicale entre des corps, des paroles, et un pouvoir. Épuisement des corps et des voix, dissolution du pouvoir. Rien ne disparaît pourtant tout à fait, l’oppression et la résistance continuent d’informer le paysage, les hommes, le cinéma.
Se redresser en creusant. C’est d’abord cela que travaille le film, cette tension matérielle entre le haut et le bas, les corps couchés et les corps debout, le ciel et la terre. Les alternatives n’ont pourtant rien de simple : la marche qui fait vivre épuise et le sommeil qui repose tue. Il faut voir comment les gardiens redressent un homme épuisé, le replacent sous sa charge et, en le soutenant pour quelques pas, espèrent le relancer ainsi qu’une machine. Mais l’homme à nouveau s’effondre. Ils ont prolongé sa vie de quelques pas, hâté sa disparition de quelques instants – l’ont réalisé comme pantin au moment même où il se libérait de la seule manière possible. Ou comment, pour éviter que les hommes meurent durant la nuit, est imposée une séance de discussion entre détenus. Bien sûr, la nourriture est le premier sujet. Très vite, cependant, émerge la critique de la politique de Mao, l’injustice de leur emprisonnement. Un détenu sermonne soudain ses camarades, comme s’il était encore membre du Parti et du comité de surveillance de sa ville, oubliant son nouveau statut de « traître de droite », avant de pleurer. Le film rend ainsi sensibles deux choses : face à la trahison d’un idéal (en l’occurrence du communisme), la fracture ne passe pas seulement entre le pouvoir et le sujet, ou les sujets, mais dans le sujet lui-même. Et la contrainte la plus féroce ne parviendra jamais à l’univocité. Chaque pression, oppression, amène à la libération d’un creux, d’un espace. Celui qu’il faut pour ramper, manger un rat, dicter d’une voix rompue une lettre d’adieu, pleurer dans l’obscurité silencieuse, crier.
Il est possible de penser à ce que Robert Antelme écrivait dans L’espèce humaine (« On tremblera toujours de n’être que des tuyaux à soupe, quelque chose qu’on remplit d’eau et qui pisse beaucoup. Mais l’expérience de celui qui mange les épluchures est une des situations ultimes de résistance. […] Luttant pour vivre, il lutte pour justifier toutes les valeurs, y compris celles dont son oppresseur, en les falsifiant d’ailleurs, tente de se réserver la jouissance exclusive. »[11] [11] ANTELME Robert, L’espèce humaine, p. 106, Gallimard, Paris, 1957 ). Il ne faudrait cependant pas rabattre toutes les expériences concentrationnaires sur ce qui serait constitué maladroitement et de manière euro-centrée comme le « maître-étalon » de l’horreur, le nazisme, occultant l’absurdité propre de cette politique et de ce camp (dimension par laquelle s’élabore la portée allégorique du film, la « fiction »).
Par-delà le cynisme qui consiste à se constituer à peu de frais une force de travail “docile” sous des prétextes politiques, ce que montre Wang Bing est l’évaporation progressive des appareils matériels de pouvoir. Les gardiens n’ont pas d’armes, et si parfois ils menacent ou punissent, ce n’est que pour « maintenir la dignité » dans le camp (empêcher le cannibalisme, par exemple). Peu à peu, l’Etat chinois, qui n’avait pas les moyens d’avoir des prolétaires, n’a plus même les moyens d’avoir des prisonniers. Le creusement du fossé s’arrête, les détenus, qui ne sont plus nourris, n’auront d’autre tâche que de se trouver à manger. La situation de ces hommes réduits à vivre dans des dortoirs-terriers, prisonniers sans prison, travailleurs forcés sans travail, se révèle d’une absurdité violemment comique (ainsi est l’Histoire : tragédie et farce en même temps). Alors qu’on procède à la libération générale des prisonniers, un homme reste. Sa situation sera meilleure ici, l’oppression est de toute façon déjà partout. Ici ou dans son village, le gardien le lui affirme : il ne peut échapper au pouvoir. Sur sa couche, désormais seul, l’homme attend, allongé, tandis que la lumière dorée qui filtre par la porte entrouverte est traversée par les remous de la poussière. Est-ce sa voix qui s’élève durant le générique de fin, d’abord plainte, pleurs, puis chant et scansion (quelques mots appuyés, détachés, vifs), avant le silence ? Traversant le temps, nul doute qu’il s’adresse au présent.
Il est évident que Wang Bing a pour souhait de rappeler aux Chinois une histoire occultée par le Parti, si peu communiste qu’il soit encore. Sans doute aussi cherche-t-il à produire quelque écho entre passé et présent. Il ne s’agit pourtant pas d’instrumentaliser le passé au profit d’un message actuel, moins encore de clore le passé sur lui-même (d’en faire une page d’Histoire, qui n’attend que d’être tournée). Le passé est présence. L’intelligence du projet est là, dans cette décision à la fois esthétique, morale et économique, d’une anti-reconstitution. Rien, si ce n’est deux affiches de propagande (et qui aurait pu être oubliées là depuis quarante ans), qui ne vienne se donner, s’afficher comme étant du passé, du « rétro », de l’authentique. La présence du passé est dans les voix épuisées, la crasse qui masque la peau des bras, des mains, un dos arrondi par le souffle du vent, le coton noir écumant d’une veste lacérée, ou une bouche rendue silencieuse par l’absence de nourriture (bien loin en cela d’Aloïs Nebel, qui faisait du visage une afféterie sous le masque de l’animation). Bing ne cherche pas à produire des effets de passé, de la distinction entre les époques. Il invente la possibilité de rendre visible et audible, en tout lieu et temps, cette histoire, sans néanmoins viser à l’universalité. Il ne parle pas pour tous, ou au nom de tous, mais il produit la visibilité singulière d’une situation particulière : en cela, il est à même de faire oeuvre, c’est-à-dire de susciter le désir chez d’autres de raconter, de se raconter, en se fabriquant des modes de visibilités propres.
Faisons cette hypothèse : la mémoire ne peut se transmettre qu’à être mal comprise, incomprise – par là être d’aujourd’hui, être audible au présent à travers le voile de l’inimaginable (rupture d’une commune mesure entre le monde du camp et le nôtre, ou la Chine actuelle) et de l’incompréhensible (ce qui échappe fatalement à celui qui écoute, ce qui ne peut et peut-être n’a pas à être dit par celui qui parle). Les actions montrées, les paroles dites, sont véridiques. Nous n’en doutons jamais. Nous ne doutons pas que la construction d’un fossé a abouti à un horizon jalonné de monticules de terre qui protègent bien mal les cadavres de la faim des hommes et des bêtes. Nous doutons cependant, grâce au dépouillement du dispositif et à la légèreté du numérique, que cela soit le passé, le présent, ou l’avenir. Ce n’est que par intermittence, par sursaut, que le spectateur se souvient du caractère historique de la situation représentée. En faisant de la mémoire une force vive, Le Fossé permet comme rarement d’imaginer l’inimaginable.