Avec Real, Kiyoshi Kurosawa fait une incursion du côté de la science-fiction. Son action, cependant, ne se situe pas dans un Japon démonstrativement futuriste, et toute l’affiliation du film au genre tient à la présence d’une machine, une invention médicale qui permet de mettre en contact une personne consciente avec une personne inconsciente, par la connexion simultanée de leurs deux cerveaux et leur projection dans une réalité virtuelle créée par cette même machine. Ainsi donc du jeune couple au centre du film. Atsumi, après une tentative de suicide, est plongée dans le coma, et Koichi acceptera d’utiliser cette technologie pour pénétrer dans l’inconscient de son amie, avec l’espoir d’expliquer son geste et de la ramener. Inconscient, disons-nous, puisqu’en effet, l’espace produit par la machine n’est pas un espace neutre qui vient mimer l’espace réel, une réalité « simplement » simulée, offrant d’illusoires étendues et matérialités. C’est un espace mental, qui se transforme selon l’état d’esprit du personnage, et au sein duquel les anomalies font symptômes.
L’équipe médicale ne manque d’ailleurs pas de signaler à Koichi, avant de le relier à la machine, que cette expérience peut être envisagée comme un rêve. À cet égard, la science-fiction semble constituer dans le cinéma de Kurosawa un détour ou une variation plutôt qu’une nouveauté. Les « sorties » de la réalité virtuelle peuvent par exemple être rapprochées des réveils, sorties brutales de cauchemar, qu’on trouve dans d’autres films, les deux nécessitant un temps de réadaptation. L’effet produit par la présence technologique dans le film est de signifier que tout ou presque se passe dans la tête du personnage, et la réalité virtuelle ici ne mène pas, comme on pourrait le penser, à une déshumanisation. Au contraire, elle s’accorde très bien avec une forme de primitivité et lui donne le moyen de se manifester. Il faut ainsi être dans cet espace virtuel pour voir apparaître un dinosaure, qui sera le symptôme-clef. Le cinéma de Kurosawa prouve qu’il s’accommode tout à fait du plus archaïque comme du plus moderne, et peut sans problème faire se rejoindre les deux. Sans doute Kaïro l’avait déjà montré, en faisant d’Internet un mode de manifestation privilégié des fantômes.
Real peut se diviser en deux parties, séparées par un retournement que, pour ceux qui n’ont pas vu le film, nous tairons. La première semble davantage centrée sur le problème de la labilité d’une frontière entre réalité et réalité virtuelle, Koichi se mettant à percevoir dans son quotidien [11] [11] Celui-ci étant d’emblée irréalisé, aussi par des cadrages qui accentuent certaines propriétés de l’espace (la blancheur et les formes géométriques de l’escalier de l’immeuble de Koichi), que par le jeu des acteurs et le ballet fantomatique des figurants en arrière plan, pour ne citer que ces aspects. des éléments tout droit sortis de ses « contacts » avec Atsumi : des cadavres ou la figure mystérieuse d’un petit garçon. La deuxième partie, elle, tient plutôt de l’enquête, de l’investigation psychanalytique, jusqu’à la levée finale du mystère et la disparition du symptôme. Tout comme la réalité virtuelle s’apparente ici à l’inconscient, le caractère relativement futuriste de la machine n’empêche pas que, comme dans grand nombre des films de Kurosawa, la crise du personnage s’origine dans un moment de son passé, qui revient le hanter. La machine est aussi de ce point de vue une machine à souvenir, à remonter le temps, et l’enquête a des airs de fouille.
Cette division en deux parties permet de saisir un peu mieux une partie du fonctionnement du cinéma de Kurosawa, l’articulation permanente entre deux problèmes. D’abord celui du caractère incertain de la réalité (qu’il s’agisse comme dans d’autres films de fantômes, d’une apparition surnaturelle, ou comme ici d’une réalité virtuelle, qui se situerait « à côté » du présent : dans les deux cas, un autre niveau s’infiltre dans un premier ou le double). Ensuite celui des personnages, renvoyés à un acte passé dont ils doivent se souvenir – ou disons, plus largement encore, celui de la position du personnage face à cette seconde réalité qui lui apparaît, et la manière dont il se laisse atteindre par elle, qui le concerne toujours profondément, personnellement.
Ce n’est jamais une simple colonisation d’un niveau de réalité par un autre, il faut toujours que ça transite par la tête du personnage, que son économie de croyance soit chamboulée, se réadapte, et chacune des confrontations entre personnages et réalité seconde participe à ce niveau d’une progression. Sont ainsi déployées parallèlement à la dimension technologique ou surnaturelle des figures d’intériorité, des moments de refus (« ce n’est pas réel ; c’est une hallucination »), de persuasion (le personnage de Loft qui, confronté à une momie, à des cauchemars et apparitions, est persuadé d’avoir commis un meurtre), les réactions défensives tendant à ployer pour laisser place à un échange avec les apparitions, guides, interlocuteurs ou imprécateurs. Souvent une question est posée au fantôme, « qui es-tu ? » ou « que veux-tu ? », comme c’est le cas ici avec le petit garçon, mais celle-ci se double d’un « qui suis-je ? » ou d’un « qu’est-ce que j’ai fait ?».
Il a déjà été maintes fois remarqué que Kurosawa excelle à faire survenir le surnaturel dans le quotidien, avec une mesure qui, éloignant son cinéma du spectaculaire vulgaire, lui permet de faire ressentir à son spectateur une inquiétude diffuse. Cette inquiétude, sans doute, est liée à une incertitude, induite par la succession des apparitions et des disparitions, leur caractère à la fois attendu, genre oblige, et surprenant dans la manière. Ce cinéma alterne aussi touches délicates, par exemple en jouant sur des modulations de l’éclairages ou en produisant des événements minimes, comme un mouvement gratuit (nous suggérant qu’il pourrait ne pas l’être : ici l’ouverture d’une porte lors d’une visite de Koichi dans un garde-meuble), avec de véritables coups de force, des accélérations, qui viennent remettre en cause ce que l’on avait cru bon de penser. Il s’agit de ne jamais être sûr qu’il y a quelque chose ou qu’il n’y a rien. Et tantôt Kurosawa révèlera le caractère imaginaire de ce qu’on voyait (Harue dans Retribution, mais ici l’image de Tokyo s’évaporant en volutes colorées serait une assez bonne image du caractère incertain, potentiellement évanescent, de la réalité), tantôt ce qui devrait être imaginaire prendra de la réalité, se matérialisant contre tout le bon sens et la volonté des personnages (l’échec des personnages de Doppelgänger ou Kairo lorsqu’ils pensent qu’il leur suffit de vouloir la disparition du double ou du fantôme pour qu’il disparaisse effectivement).
Les films se jouent dans une interpénétration des niveaux de réalité. Ils organisent une forme de bras de fer entre la réalité et l’imaginaire, et il n’est jamais sûr que l’une l’emporte sur l’autre, que, dans une de ces lumières clignotantes prisées du cinéaste, nous soyons en mesure de distinguer clairement les deux concurrents. Il y a chez Kurosawa une économie du retournement, de la réversibilité, qui conduit son spectateur à faire l’expérience qu’une chose peut être imaginaire et avoir une réalité, être et n’être pas (la figure du double de Doppelgänger permettait de faire une chose sans la faire, par exemple). Sur un plan métaphysique, cela peut signifier que la technologie ou les fantômes fonctionnent chez lui comme métaphores de la dimension proprement fantastique et profonde de l’expérience humaine, qui ne peut se réduire au niveau conscient et rationnel (ou, sur le versant social de son cinéma, à un souci de productivité).
Mais l’incertitude ne porte pas uniquement sur ce qu’on voit, et le retournement ne se fait pas seulement dans l’image : le problème de la réalité est lié à celui du statut des personnages. Si certains d’entre eux vont douter de la réalité de ce qu’ils voient, leur propre réalité physique, quant à elle, ne fait au départ aucun doute. Le doute à leur égard est donc avant tout relatif : il tient à ce qu’on ne sait pas ce qu’ils ont fait, donc qui ils sont, et il s’agit de le découvrir. Souvent alors Kurosawa va doubler par un système d’écriture ce qui se joue dans les images, et l’incertitude imaginaire/réalité se complètera d’une incertitude coupable/victime, ou au moins, comme dans Real, d’un usage intensif du rebondissement par lequel s’affirme à la fois l’artificialité de ce cinéma (corollaire somme toute logique du discours sur la réalité dont il est porteur), le droit que se donne Kurosawa de diriger et rediriger son action, et l’ouverture de la réalité au changement, à la fluctuation.
On ne sait jamais tout à fait quand finissent les films de Kurosawa, et certains diront même qu’ils n’en finissent pas, que leurs dénouements sont longs et laborieux. Le réalisateur, si habile pour créer une atmosphère inquiétante, si savant dans les ellipses, les retards et autres procédés travaillant l’imagination du spectateur, se fourvoierait dans des intrigues tarabiscotées. Pourtant ce pourrait être un seul système à l’œuvre, et il n’y a peut-être pas à séparer ce qui tiendrait de l’ambiance et ce qui serait de la pure mécanique narrative, une part qui rattacherait Kurosawa au fantastique, et une autre au film policier. Ce goût immodéré du retournement (qui en fait tout de même, pour qui ne boude pas son plaisir d’être surpris et ne limite pas le cinéma à un quelconque réalisme ou naturalisme déplacés, un conteur hors pair), prolonge à sa façon la négation d’une frontière trop rigide entre ce qui est et ce qui n’est pas.
D’où l’importance de ces turbulences qui mènent de la culpabilité à l’innocence jusqu’au retour de la culpabilité, ou à l’inversion du couple victime/coupable. Son film précédent, Shokuzai, en donnait un exemple – c’est encore le cas ici, quoique différemment. Ici pas de réversibilité coupable/victime, mais le passage d’un point où tout est perdu à un point où tout est gagné, sans s’encombrer de vraisemblance, et enfin une sorte de fin en deux temps. Ainsi, si le film choisit une fin, l’histoire aura suffisamment et démonstrativement pris de détours pour que cette fin paraisse douteuse, suscite un peu de résistance. L’impression du «ça n’en finit pas », je la traduirais volontiers et avec le sourire par « ça aurait pu finir avant », ou « ça aurait pu finir autrement ». L’accomplissement du film est donc effectif, incontestable, mais il reste, si l’on peut dire, hanté, par d’autres fins virtuelles, ou par le fantôme de l’écriture qui se superpose aux images.
Le film refuse d’abord la boucle narrative, pour ensuite l’accomplir, mais imparfaitement. Une phrase prononcée au tout début, « J’ai l’impression qu’on a toujours été ensemble. Et on le restera toujours », fait retour, mais dans l’avant-dernière séquence. Real est à classer parmi les films optimistes de Kurosawa. Si le passé hante ses personnages, les films contiennent aussi souvent, par l’attachement de deux personnages, l’hypothèse d’un couple, la promesse d’un avenir. Cette promesse semble ici prête à être tenue, comme cela pouvait être le cas précedemment dans Dopplegänger, comme cela était douteux dans Kairo. La volonté affichée par un personnage de ce film de refuser la mort le faisait tenir longtemps face à la spectralisation du monde, mais il disparaissait à son tour. Sa faiblesse psychique se traduisait en faiblesse physique, le faisait peiner à marcher. Un rapport du corps à l’esprit qu’on retrouve ici, mais cette fois la volonté inflexible d’un personnage lui permet d’opérer sur le terrain mental, de provoquer la disparition du symptôme venu du passé, pour obtenir un retour physique.
Lors d’un des “contacts”, Atsumi fait remarquer à Koichi que, puisque l’on se trouve dans sa tête et non dans la réalité, tout est possible. Le film à la fois vérifie et dément cette pensée : tout est possible et en même temps limité aux capacités du personnage de croire et de vouloir. Dans la virtualité même un poids pèse sur l’esprit et fait obstacle à l’avenir. Il faut ainsi qu’un personnage témoigne de son amour et de sa volonté pour accroître celle d’un autre, l’influencer. Et pour qu’en dernier lieu cette intervention virtuelle soit une transformation de la réalité. Il faut aussi, bien sûr, qu’un cinéaste le veuille. Le psychologue de Retribution, l’anthropologue de Loft, le scientifique de Doppelgänger : souvent les événements survenant chez Kurosawa mettent à mal les convictions et les certitudes rationnelles. Mais la dimension positive de l’incertitude ainsi répandue se trouve à la fin de Real : au cinéma les miracles sont possibles.