Fort de son coup d’éclat aux présidentielles de 2002, le Front National entamait une refonte complète de son image à travers une campagne de banalisation généralisée. Le visage d’un parti tout à la fois héritier du fascisme et quasi-reaganien, incarné par son fondateur Jean-Marie Le Pen, allait peu à peu laisser place au discours nationaliste pseudo-social porté par sa fille, actuelle présidente du parti. Cette duplicité, désormais bien connue, a permis au premier parti d’extrême droite français de passer d’une position de réaction à une stratégie de conquête du pouvoir.
Ce virage, Edouard Mills-Affif en a capté les balbutiements avec une grande acuité, en plaçant sa caméra à l’échelle locale, au moment où Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais) allait devenir un véritable laboratoire du parti (Au pays des gueules noires, la fabrique du FN, 2004). On y suivait alors un conseiller municipal ambitieux et des militants cherchant à mettre en place un parti de terrain, prêts à saisir la moindre opportunité pour profiter du mécontentement ambiant (fermeture de Metaleurop, gestion frauduleuse du maire PS alors en place). La qualité du film était de s’approcher suffisamment des militants pour comprendre les raisons de la réussite de cette stratégie, dans cette ville et à ce moment précis, tout en refusant le moindre jugement de valeur. Le signal d’alerte lancé par le film est resté lettre morte. Le FN a remporté la ville au premier tour en mars dernier.
Bassin miné (2014) reprend cette ascension là où Mills-Affif l’avait laissée. Lors d’une projection du film dans la région, je lui ai proposé de réaliser un entretien. Le lendemain, il m’a donné rendez-vous, café de La Paix, à Hénin-Beaumont, où il devait visiter une salle pour une projection en “territoire hostile”. D’abord étonné du lieu, une vague appréhension m’a pris quant à la réaction que pourrait susciter le sujet de notre conversation. Je n’étais pas retourné à Hénin depuis les élections. La discussion s’est en réalité déroulée dans l’indifférence générale. Cette indifférence rappelle une évidence : la ville n’est pas peuplée que de militants d’extrême-droite. C’est sans doute là aussi que se situe l’une des questions essentielles pour qui voudra filmer une telle ville, et à laquelle se frottent déjà les deux longs métrages de Mills-Affif : comment filmer l’extrême-droite au quotidien sans la banaliser ?
(Bassin miné sera diffusé au cinéma Le Méliès de Villeneuve d’Ascq le 21 novembre à 20h, en présence du réalisateur et du journaliste Pascal Wallart, invités par Les Amis du Monde Diplomatique.)
Débordements : Avant de réaliser La fabrique du FN, vous avez beaucoup étudié l’image des migrants dans les médias.
Edouard Mills-Affif : À force d’être confronté à la télévision à beaucoup de sujets et de magazines sur l’immigration, j’ai eu la curiosité d’aller voir ce qui s’était fait avant. C’est ainsi que je me suis plongé dans les archives de la TV depuis les années 60. Me prenant au jeu, j’ai entamé une thèse, et me suis engouffré dans ce sujet passionnant pendant près de trois ans. J’ai ensuite publié un livre, Filmer les immigrés, et réalisé deux documentaires, qui retracent l’histoire des représentations de l’immigration à la TV française. Il s’agissait de savoir comment la télévision a traité de cette question brûlante, au centre de l’actualité et de la vie politique française depuis la fin des années 70, jusqu’à aujourd’hui.
D : Quelles spécificités avez-vous relevées ?
EMA : D’abord, il est difficile d’avoir une vision monolithique : on ne peut pas dire “la TV pense comme ça” ; il y a des différences entre les JT, les magazines, les documentaires… Ce qui est clair, cela dit, c’est que la TV reflète l’opinion public d’un pays : en France, il y a cette équation selon laquelle immigration = Maghrébins = Algériens. Consciemment ou non, la TV porte ce regard plus général, celui de la France, sur les phénomènes migratoires. Évidemment, cette association n’est pas sans lien avec la Guerre d’Algérie. En tout les cas, on a très peu d’images des migrations portugaises ou espagnoles, au profit d’une fixation sur la présence maghrébine, et plus précisément algérienne. Et des années 70 à aujourd’hui, on assiste à un long continuum où l’on trouve associé systématiquement l’immigration à un problème : problème de jeunes, de toxicomanie, de violence urbaine… C’est toujours en ces termes que la question est examinée, et jamais en termes d’apports ou de richesses. C’est peut-être la chose la plus marquante, cette fixation du regard qui n’a pas changé en quarante ans. Après, il y a de grandes différences, selon qu’il s’agisse du JT ou d’un documentaire de fin de soirée : on a souvent l’impression que ces programmes nocturnes passent leur temps à recoller les morceaux des JT. Comme s’il y avait une espèce de mauvaise conscience de la TV sur la question. Les documentaristes sont un peu les porteurs de cette mauvaise conscience.
Le dernier film que j’ai réalisé, Nouvelle vague (2012), s’intéresse à la consécration des artistes, comédiens, cinéastes, qui représentent aujourd’hui l’excellence de l’exception française, tant dans le cinéma d’auteur (Kéchiche), le divertissement populaire (Debbouze), la mémoire (Bouchareb)… Ils ont développé un regard qui, tout en étant très français, revisite des thèmes ou des récits que des cinéastes qui n’avaient pas cette origine n’ont pas investis : un regard neuf, qui réécrit une histoire française, par des hommes issus de l’immigration.
D : C’est la connaissance de ces questions qui vous a mené à Hénin-Beaumont au début des années 2000 ?
EMA : Non, c’est d’abord une curiosité. Après le choc du 21 avril, tout le monde semblait dans l’expectative, comme s’il s’agissait d’une catastrophe naturelle, d’un phénomène irrationnel qui venait de nulle part. En épluchant les résultats électoraux, j’ai remarqué que dans l’agglomération Hénin-Carvin, qui était jusque là exclusivement de gauche, où la seule bataille se jouait entre le PS et le PC, Jean-Marie Le Pen était arrivé en tête au premier tour dans 13 des 14 communes. Je me suis dit : “Qu’est-ce que c’est que cette anomalie ?” Dans d’autres régions, la montée du FN apparaît comme un phénomène facilement explicable : la présence des Pieds-Noirs dans le Sud par exemple, ou la forte immigration italienne et espagnole, selon ce réflexe bien connu qui veut qu’on referme la porte derrière les derniers arrivés. Mais ici, cela semblait un peu incongru. Donc tout simplement, je suis allé voir. Je me suis dit : “Ce n’est pas loin, je prends ma voiture et j’y vais.” Et entre temps, j’avais aussi entendu parler d’un jeune élu du FN, avec une gueule d’avenir, dans un livre de Claude Askolovitch, Voyage au bout de la France (1999), où il faisait un portrait de huit pages de Steeve Briois. Il était alors totalement inconnu, et semblait faire un gros travail de terrain : présent sur les marchés, au porte-à-porte… Ce personnage politique un peu atypique, par rapport à ce qu’on a en tête quand on pense au FN, j’ai eu envie de le rencontrer. J’ai téléphoné au Paquebot de Saint-Cloud, et j’ai eu le secrétaire départemental de l’époque, Eric Lorio, qui était encore le mari de Marine Le Pen. Je lui ai fait part de mon désir de rencontrer Steeve Briois à Hénin-Beaumont ; tout de suite, il m’a donné son numéro de téléphone, avec une surprenante facilité, alors que je m’attendais à devoir montrer patte blanche. Je l’appelle donc, on prend rendez-vous et il me reçoit avec son conseiller, Bruno Bilde. Je lui dis : “Ça m’intéresse ce que vous faites, j’aimerais faire un documentaire sur vos méthodes, comment vous faites pour arriver à ces résultats”. Ça m’apparaissait encore comme un mystère. À l’époque, le FN tournait sur Hénin autour de 25-30%, ce qui était déjà énorme. Je ne leur ai pas menti : “Je viens d’une famille communiste, j’ai milité étant jeune dans des assos anti-racistes, je n’ai pas du tout les mêmes convictions politiques, mais je n’ai pas l’intention de faire un film pour vous mettre en ligne de mire. J’aimerais simplement comprendre les ressorts de votre percée, de votre popularité.” Il suffisait d’aller sur le marché de la ville pour voir cette petite équipe de militants frontistes nager comme des poissons dans l’eau ; c’était surprenant, ils étaient là en toute impunité, sans que personne ne vienne les bousculer. Déjà en 2003 ils faisaient partie du décor. Il y a d’abord eu de leur part une certaine méfiance, doublée d’un étonnement devant ma franchise. Et puis je leur ai proposé un deal : “Je m’engage à respecter votre parole, mais je vous demande quant à vous de respecter mon point de vue.” Ils ont accepté. En fait, ils avaient à l’esprit un film de Serge Moati [11] [11] Le Pen, vous et moi, 2003 , et imaginaient quelque chose comme “Steeve Briois, droit dans les yeux”… Leur obsession, déjà, était de se dé-diaboliser : “Montrez-nous tels que nous sommes et les gens verront que nous ne correspondons pas à l’image que les médias diffusent ; nous sommes respectables, honorables, propres sur nous…” Le projet les séduisait, d’autant plus qu’à l’époque personne ne s’intéressait à ce petit conseiller municipal de province. Un documentariste parisien qui vient les voir, c’était tout bon pour leur entreprise de séduction.
D : Je suppose que vous êtes arrivé sur place avez des idées, tant sur ce parti d’extrême droite que sur la pratique du cinéma à mettre en œuvre. Comment ces idées se sont-elles confrontées au réel ?
EMA : Forcément, j’avais des préjugés. Je ne parle pas d’a priori, mais de préjugés fondés. Mais ce qui est à la fois très excitant et très perturbant dans le documentaire, c’est qu’à force de fréquenter des gens, de passer du temps avec eux, on finit par être surpris d’avoir, non pas une connivence, non pas une complicité, mais d’être ne serait-ce que dans un rapport humain, tout simplement. Non seulement on passe du temps avec eux, mais on utilise en plus un médium qui est fondamentalement humaniste. Le cinéma rend les gens plus humains : la caméra reconnaîtra toujours de l’humain, y compris chez les pires crapules. C’est pour ca que la découverte de Serge Moati, disant que finalement Jean-Marie Le Pen est très sympathique, est d’une naïveté confondante. Mussolini a créé la Mostra de Venise et Cinécitta, c’était un amoureux de l’art ; Goebbels était un cinéphile forcené ; Hitler faisait de la peinture… Steeve Briois peut lui aussi avoir des côtés touchants. Il n’en reste pas moins un homme d’extrême droite.
D : Quels ont justement été vos procédés cinématographiques pour conserver une distance face à cet homme ? Votre film n’en fait pas un type sympa, mais peut-être d’abord un fin stratège. Cependant, on sent qu’il a pris plaisir à être filmé. N’était-ce pas pour lui une opportunité à saisir ? Comment éviter de lui laisser la prendre ?
EMA : Bien sûr, ils étaient encore dans l’idée : “Peu importe la manière dont on parle de nous, pourvu qu’on parle de nous.” Ils ont accepté de jouer le jeu du film, mais s’il y a bien une chose que l’extrême droite maîtrise, c’est l’art de la mise en scène. Le piège, c’est de se laisser embarquer dans leur mise en scène ; et le pare-feu, c’est de réussir à imposer la sienne. Mais ça, je ne l’ai pas compris tout de suite : après plusieurs semaines d’un tournage réalisé de manière espacé, j’ai essayé de monter sans aucun commentaire. Mon producteur était plus que dubitatif devant cette première version : “Là, on est avec eux !” À force de les filmer à bout portant, de les accompagner partout sur le terrain, le spectateur finit par s’identifier. C’est un principe fondamental du cinéma : puisque la caméra est de leur côté, le spectateur finit par passer aussi de leur côté ; d’autant qu’on n’a pas affaire à des caricatures, type skinhead haineux ou autre, et que, tout à leur entreprise de séduction, ils veillaient aussi à leur langage et leur vocabulaire. C’était bien eux qui imposaient leur mise en scène. D’où la nécessité de poser une distance, et ma manière de le faire a été le recours à cette voix, qui éclairait le hors-champ. Tout ce qui était derrière, à côté de l’image, tout ce qu’elle ne montrait pas et qui était pourtant indispensable à sa compréhension ; tout ce qui se trouve en somme derrière la façade que le FN exhibait. L’usage de la voix-off les empêche d’utiliser ma caméra à leurs propres fins, toujours dans cette idée de se dé-diaboliser.
En revenant plus tard, pour Bassin miné, l’autre idée a été de trouver d’autres sources d’identification. De passer par des personnages qui étaient de l’autre côté, les opposants au Front National. D’une part pour tordre le cou à l’idée qu’à Hénin-Beaumont il n’y a que des électeurs du FN – ce qu’on en retient quand on regarde les sujets à la TV ou qu’on lit la majorité de la presse, où l’on oublie régulièrement de dire que les gens votent aussi pour d’autres forces politiques, et aussi qu’il y a une très forte abstention. Si l’on regarde bien, sur une commune de 27 000 habitants, il y a 6 000 personnes qui ont élu Steeve Briois. Cela ne veut pas dire qu’il faut minimiser l’importance du vote FN, cela signifie juste qu’il est nécessaire d’éclairer aussi l’autre côté. Et puis, d’autre part, intégrer un autre personnage, un personnage de l’opposition, permettait de faire apparaître un peu mieux leur véritable nature, par contraste. Le choix d’une femme, engagée, avec son petit noyau de militants, et dont les convictions sont vraiment sincères, me semble participer au fait qu’eux apparaissent comme ce qu’ils sont : des marchands de peur, empreints d’un certain cynisme, et dont la conception de la politique est plus de l’ordre du marketing que de la véritable défense des convictions idéologiques.
D : Ce que vous filmez en 2003, c’est justement le début de cette incursion du FN dans le domaine du marketing, avec un discours moins idéologique qu’opportuniste, s’adaptant au public présent selon qu’on se trouve dans le Nord, à Paris ou dans le Sud ; et en même temps, il y a une compréhension et une pratique très efficaces du jeu médiatique. Pourquoi pensez-vous que les médias continuent encore et encore d’entrer avec eux dans ce jeu ?
EMA : Honnêtement, c’est aussi une question que je me pose. Il y a je pense plusieurs réponses. D’abord, le fonctionnement médiatique est toujours plus rapide, viral, et de moins en moins de journalistes ont le temps de faire de véritables enquêtes. Il suffit de voir le ballet médiatique à Hénin-Beaumont. En général, les journalistes ne restent pas plus d’un jour ou deux, et cela ressemble assez à une sorte de “pèlerinage héninois” : il y a le marché – sans doute le marché le plus filmé au monde – comme une scène de théâtre grandeur nature, il y a la permanence du FN, et il y a la cité Darcy, anciennement ouvrière, minière, qui accorde aujourd’hui une grande part de ses suffrages à l’extrême droite. Et le plus choquant, au-delà du phénomène de répétitions d’une chaîne à l’autre, ou du fait que les journalistes s’échangeaient les adresses de rues défoncées, etc., c’est que certains se sont faits “piéger”, en allant d’abord au FN et en étant accueillis par Bruno Bilde, chargé des relations-presse, etc., qui leur refilait “les bons clients”. Ayant très bien compris les attentes de ces journalistes et le profit qu’il peut en tirer, il leur offre des reportages clés en main sur des anciens électeurs de gauche, de préférence communistes (les médias ont aimé rabâcher que Hénin était un bastion communiste, alors que la mairie est socialiste depuis 1953 – mais dans un certain imaginaire initié par Pascal Perrineau, le FN c’est du “gaucho-lepénisme”). Donc des prolos, sans dents, souvent misérables, et passés armes et bagages au Front National : c’est ce profil qui les intéresse, calqué sur l’image d’un Nord grisâtre et déliquescent (prolo / inceste / alcool, etc.). Faute de temps, ils reproduisent mécaniquement cet imaginaire qu’ils ont eux-mêmes dans la tête, et les images sont à la même enseigne : des bâtiments vétustes, des panneaux à vendre… Bienvenue chez les ch’tis, quoi.
D : Avez-vous constaté un changement dans le traitement médiatique du FN au cours de la dernière décennie ?
EMA : Oui, très clairement. Il me semble déceler aujourd’hui une vraie fascination pour le FN. En premier lieu, c’est un produit médiatiquement rentable : on sait qu’un sujet ou un reportage avec des élus FN va faire du chiffre. Et puis il y a le sentiment que c’est la nouveauté aujourd’hui en politique, à un moment où les autres partis peinent à se renouveler et où il y a du coup moins à dire sur eux. Mais cela n’est pas nouveau : il y avait déjà une fascination semblable pour les mouvements populistes dans les années 30. La force de Marine Le Pen est de parvenir à capter cette fascination des médias.
D : Pas seulement les médias. Les caméras sont omniprésentes autour des figures du FN, dans votre second film. Mais on la voit aussi dédicacer ses portraits, embrasser des gens en pleurs, comme une véritable icône. Comment a-t-elle pu se créer un tel statut ?
EMA : Elle a d’abord mis un certain temps à y parvenir. Quand je l’ai filmée en 2003, elle débarquait ici et ne maîtrisait pas les codes. C’était Marine-de-Saint-Cloud : la bourgeoise qui descendait s’encanailler dans le peuple. Et au fur et à mesure, elle a senti comment faire, et s’est peu à peu transformée en grande sœur : la grande sœur à l’écoute faisant risette aux gamins, à tel point que quelques années plus tard, elle se promène sur le marché de Hénin sans avoir besoin de vendre sa salade. Même plus besoin de parler de politique ! Il lui suffit d’être là et de signer des autographes comme une rock-star vue à la TV.
Sans doute cela rejoint-il un certain sentiment d’abandon. Elle est là, Briois est là ; les autres ne sont plus là. Ce sentiment d’abandon lié à l’industrie qu’on a laissée mourir se double d’un sentiment de trahison, avec la saga du maire Dallongeville. Cela fait beaucoup. Or, eux apparaissent auréolés d’une certaine pureté. C’est d’ailleurs leur principal argument : gauche ou droite, ils vous ont tous trahis, essayez-nous, vous verrez ! “L’essayer c’est l’adopter”, on est encore dans la publicité. Briois, Le Pen, ce sont des têtes de gondole, des marques, appuyées par un discours qui a l’intelligence de la crise, qui a l’intelligence de comprendre la blessure collective. Il faut leur reconnaître ce flair : ils savent où le bât blesse. Et ils appuient. Appuient, appuient, appuient, jusqu’au bout. Jusqu’à ce que ça cède. Ils ont bénéficié du fait qu’ici, toute la gauche a tu les affaires du précédent maire, en disant que si celui-ci tombait, c’était le FN qui le remplacerait. Ils sont apparus comme les seuls à dénoncer ses malversations. Après la condamnation de Dallongeville, le front républicain des municipales de 2008 a été ébranlé, alors que Briois est sorti comme le chevalier blanc, “tête haute mains propres”.
D : À la fin de La Fabrique du FN, l’autre solution que vous proposez pour instaurer une distance face aux personnages, c’est de donner la parole à deux intellectuels (la politologue Nonna Mayer et le journaliste René Monzat) qui rappellent en quoi le FN est un parti fasciste et dangereux.
EMA : Nonna Mayer a été une pionnière, en ce qu’elle a développé un regard à froid, clinique, sur le FN, dans le cadre d’enquêtes. Elle a formé d’autres chercheurs comme Sylvain Crépon ou Alexandre Dézé qui reprennent ses recherches et interrogent les évolutions du parti. Mais avant d’être une pensée de combat, ces recherches s’inscrivent avant tout dans le champ du savoir, dans la quête de la vérité.
D : Vous n’avez pas été tenté de faire intervenir ces nouveaux chercheurs dans votre dernier film, Bassin miné ?
EMA : Non, pour moi il s’agissait vraiment de ne pas sortir de la commune. Je ne voulais pas de regard d’experts. Tous les gens qu’on voit, qui prennent la parole, sauf les deux blogueurs, sont partie prenante de la vie héninoise. Je ne voulais pas faire un film d’expertise mais un film où l’on vit la campagne de l’intérieur.
D : La réussite de ce parti-pris est qu’effectivement, on suit le point de vue des vaincus de la lutte politique, qui ne sont pas montrés dans les médias. Mais d’un autre côté, entre le FN propre sur lui et la vision d’un parti de “fachos” portée par les militants de gauche, il n’y a pas d’affrontement d’idées. On a l’impression que ces militants ne parviennent pas à faire partager leurs vues aux héninois, qu’il n’y a pas de discussion politique à proprement parler. On est finalement plus dans le ressenti, dans l’émotion : la colère contre l’extrême-droite, le mépris des habitants pour les partis, le choc de la défaite…
EMA : Il y a quand même le décryptage d’une stratégie ! Ce qu’on ressent bien, à travers l’émotion de ceux qui luttent, c’est qu’eux aussi sont perdus, et qu’ils n’arrivent plus à trouver les clefs pour incarner une alternative. C’est aussi ça la victoire du FN : en face, il n’y a plus d’adversaire.
D : Il n’y a plus d’adversaire parce que le FN s’est approprié le volet social qui était le propre de la gauche, et que les valeurs républicaines, au nom desquelles on dénonçait mécaniquement l’extrême-droite, ont été allègrement bafouées par les autres partis de pouvoir. De ce point de vue, le film est un peu la chronique d’une défaite annoncée.
EMA : La grande question de Bassin miné est : “Comment en est-on arrivé là ?” Effectivement, le film n’est pas la confrontation des idées. D’autant qu’à un moment donné, dans la dernière phase, il n’y a plus de confrontation. Il y a des faux-semblants, dans cette campagne électorale qui n’en est même pas une, puisque tout le monde a déjà entériné le fait qu’ils vont être élus, et la seule question reste : vont-ils passer au premier ou au second tour ? Déjà, il n’y a plus de bataille, et il ne s’est rien passé pendant cette campagne. Ils ont déjà gagné. Et il y en avait même, y compris à gauche, pour dire qu’ils l’avaient mérité : cela fait tellement longtemps qu’ils attendent cette victoire, qu’ils travaillent pour, que finalement ils l’ont bien méritée. C’était l’aveu de la défaite avant même que la bataille soit livrée. Ils avaient déjà gagné dans les têtes. C’était devenu normal. Et à partir de là, ils ont réussi à anesthésier toute velléité de résistance. Enfin, pas tout à fait, puisqu’il reste quand même un noyau de résistants. Mais c’est passé comme une lettre à la poste.
D : On sent que vous-même êtes presque surpris à la fin : pas de réaction après le premier tour, pas d’émeutes, de coups de klaxon…
EMA : C’est vrai. Cela dit, ce qui m’intrigue vraiment, c’est que non seulement tous les éléments étaient en place pour qu’ils aient un boulevard devant eux, mais en plus, jusqu’à la fin, on ne leur a pas opposé ne serait-ce qu’un désir de les contrer. Pour moi, le véritable mystère est là. Ce n’est plus comment ils séduisent les couches populaires, et même au-delà, mais plutôt pourquoi et comment on les a laissés occuper cette place, ce boulevard, alors qu’on connaissait leurs ambitions.
D : Malgré le grand nombre de caméras dans votre film, il n’y a pas d’image produite par les médias. Était-ce un choix délibéré dès le départ ?
EMA : D’abord, les archives coûtent chers, et on a fait ce film avec des bouts de ficelle. J’ouvre une porte, mais la thématique est loin d’être épuisée. Il y aurait matière à faire un autre film, pas seulement sur Hénin-Beaumont. Je suis sûr que dans vingt ans, les historiens se pencheront sur l’attitude des médias vis-à-vis du FN. Car c’est l’une des clefs – pas la seule – pour comprendre son accélération. Cette facilité avec laquelle les médias relaient le storytelling du FN : il suffit que M. Le Pen dise que le FN est aux portes du pouvoir pour que le lendemain, la formule soit reprise, y compris par les grands quotidiens ! Je crois vraiment qu’une digue est tombée. Il y a quelques semaines, sur France 3, un documentaire, avec des universitaires, des experts, etc., affichait une grande complaisance. On pouvait se demander s’il n’était pas en train de leur donner une tribune. Le titre même, Ravis par Marine, était significatif : on pouvait se demander si les auteurs eux-mêmes n’étaient pas ravis ! Sans parler des titres après l’élection de Briois : c’était presque “Briois l’infatigable bateleur, garçon sincère et dévoué” contre ce “Binesse, pauvre maire à bout de souffle”. À la fin, on ne peut que se dire que le meilleur a gagné. “Courageux”,”pugnace”,”présent”… que des qualificatifs valorisants. Je crois vraiment que l’évolution des rapports des médias au FN demanderait un autre film.
D : Comme si les médias eux-mêmes traitaient le FN comme un parti comme les autres, oubliant son fond idéologique.
EMA : Comme s’il n’y avait pas besoin d’aller chercher plus loin. Il suffit que Briois se présente comme fils de mineur et tout le monde relaie sans vérifier l’info. Alors que c’est quand même la base du métier.
D : Aviez-vous, avant de vous attaquer à ce sujet, des influences ou des modèles ? Des gens comme Comolli ont filmé et théorisé ce type de travail politique.
EMA : Selon Comolli, il faut montrer les politiciens en tant qu’homme public, lors de leurs prises de parole publiques. Je me suis approprié en pratique une de ses idées. Je me suis aperçu qu’en filmant frontalement l’orateur, la mise à distance était beaucoup plus difficile voire impossible : filmée à bout portant, la parole donne plus de chance au discours d’avoir un impact sur le spectateur. Il me semble qu’en décalant la caméra, en filmant de profil par exemple, une distance se crée.
D : Il me semble que la nature du discours joue aussi un rôle important. Quand Bilde, interviewé en privé à son bureau, explicite calmement la stratégie du candidat Briois, il n’y a pas d’identification. Pousser le FN a démonté les rouages de sa propre stratégie, ce sont des moments très réussis de votre film.
EMA : Mais de tels moments, je n’en aurai plus jamais. Ce sont ces moments-là qu’ils me reprochent, ou plutôt qu’ils se reprochent à eux-mêmes. Ils s’en veulent de m’avoir ouvert leurs portes, oubliant qu’à l’époque ils en avaient besoin, qu’ils couraient après la notoriété. Aujourd’hui, ils ont grandi, ils ont appris à maîtriser ce jeu pervers de séduction-manipulation, et plus jamais ils ne laisseront pénétrer une caméra dans leur salon. Ils ont appris comment fonctionne l’image. Mais encore une fois, cela n’a pas été facile. Au début, c’était le “FN-tour” : ils avaient prévu tout un programme, si bien que les premiers jours de tournage étaient balisés comme du papier à musique. On courait de rendez-vous en rendez-vous, après un casting trié sur le volet, et on était complètement embarqué dans leur mise en scène. Au bout de deux jours et demi, on a dit “Stop, on s’en va !” Là, j’ai senti une fébrilité de leur part, qui trahissait l’enjeu qu’était le film pour eux. C’est comme ça que j’ai pu inverser le rapport de force, en leur disant que s’ils n’arrêtaient pas de vouloir tout contrôler, tout verrouiller, le film ne se ferait pas. Cette scène dont vous parlez, dans le salon de Briois, a été tournée deux jours après ce clash. À partir de là, ils ont lâché du lest et on a pu obtenir autre chose. Mais aujourd’hui, je pense qu’ils savent y faire. C’est pour ça qu’ils s’en veulent et ont été si violents à mon égard, me traitant de traître, etc., alors que je leur ai fait visionner le film, dans la salle de montage, avant sa diffusion. C’était quand même une preuve d’honnêteté de ma part.
D : Vous auriez diffusé le film sans leur accord ?
EMA : Je crois que je savais ce que je faisais. Je disais que j’ai été perturbé par ma relation avec eux. Mais je pense qu’eux aussi l’ont été. Ils ont fini, plus que par apprivoiser la caméra : par penser qu’elle était de leur côté, que c’était une caméra complice. Là était le gros malentendu. Et c’est pour ça qu’ils s’en veulent aussi, et qu’ils se sentent trahis. Peut-être même ont-ils eu de la sympathie pour nous. J’ai quand même réussi à leur faire chanter l’Internationale le dernier jour du tournage ! La différence entre eux et moi, c’est que je savais que je reprenais la main au montage, et qu’il y avait finalement quand même un jeu de séduction et de dissimulation de ma part.
D : Bassin miné a été essentiellement produit grâce à une campagne de financement participatif. Pourquoi n’a t-il pas été possible de le produire de manière classique, alors même que l’actualité s’y prête plus que jamais ?
EMA : Je l’ignore. En 2003, des chaînes avaient refusé La Fabrique du FN en me disant que c’était “anxiogène” : le FN, le Nord… les gens vont aller se coucher avec des idées noires… Un autre discours qu’on m’a opposé, c’est que cela ne marche pas de faire des films sur le FN, et que la meilleure façon de faire (ou la moins mauvaise), c’est de ne pas en parler. Mais franchement, je n’arrive pas à savoir : je pensais vraiment très honnêtement que, fort de cette toute petite légitimité, c’est-à-dire d’avoir flairé un micro-phénomène politique et découvert cet élu avant les médias, d’avoir mis en avant cette machine de guerre électorale qui dépasse la personnalité de Steeve Briois – de ce point de vue, Hénin-Beaumont a vocation à devenir un prototype –, fort de cela, je pensais que le sujet passerait.
D : Quelle fonction, si petite soit-elle, le cinéma peut-il avoir contre le FN ?
EMA : Il faut rester humble. Ce n’est qu’un grain de sable. Une goutte d’eau. Les films de Michael Moore n’ont jamais empêché la guerre en Irak et Georges Bush a été réélu, même après Fahrenheit 9/11 ! Les dizaines de films sur la Shoah n’ont pas empêché le Rwanda. Cela dit, en accompagnant mes films, je sens un peu partout un désir de mettre en commun. Pour les gens de gauche ici, c’est un événement traumatique. On commence à l’identifier aujourd’hui, mais ce n’était pas le cas au moment de l’élection – c’est comme si c’était à retardement. Et je pense que parler du film contribue à une espèce d’exorcisme, de deuil, pour repartir sur autre chose. Cela peut être une première étape pour reconstruire. Le film est douloureux, car on se reprend une claque, mais en même temps il permet de dépasser cela, pour penser la suite. Le point positif de l’élection de Steeve Briois, c’est qu’elle a acté le naufrage des représentants politiques ici. Ce ménage des écuries d’Augias aurait dû se faire bien avant, mais cela apparaît désormais comme une évidence. Je ne pense pas qu’un film puisse éviter la ré-élection de Briois dans six ans, mais il peut être un outil, ici comme ailleurs, pour dire simplement : « Voilà ce qu’il ne faut pas faire. » On n’a pas la méthode pour reconstruire, mais on a le mode d’emploi disant ce qu’il ne faut absolument pas faire ! C’est déjà pas mal.