L’écho que le mouvement du 15 Mai a rencontré chez nombre de militants professionnels fut plus qu’affaibli. Thuriféraires de la révolution et zélateurs du paradigme classiste se sont montrés quelque peu désarçonnés par ces révoltés renversant les ancestrales pratiques : non-violence réclamée, quand l’évangile des luttes promeut les vertus du clash ; acéphalie organisationnelle, déboulonnant tout possible leader ou comité central ; pis encore, évanouissement de tout programme et revendication, dissous dans un « Non » splendide qui, au vu des anciens canons, ne saurait déboucher sur le moindre changement ; et surtout, refus de toute étiquette, de toute appellation autre que ce nom plus moral que politique, « Indignados ». Cela faisait plus d’un siècle que la plupart des mouvements s’affichaient comme le fait d’une fraction, classe ouvrière en premier lieu. La politique, selon la leçon de Marx, consistait en une guerre plus ou moins feutrée entre groupes aux intérêts bien ciblés, conflit ayant pour terrain d’élection le domaine du droit et l’affaire des salaires. Voilà que revient en majesté un sujet qu’on avait cru éclipsé : un peuple indivis, anonyme, réfractaire à tout comptage et assignation. Un « Nous » doublant le « Non », dressé contre la fausse transcendance d’un « Ils » pris pour le dernier vestige d’une politique de représentation niée par ce spectacle que le peuple se donne de lui-même sur la place publique. Adieu luttes sectorielles et avancées locales ; ce combat n’avait pour visée aucun gain, sinon le magistral déni de légitimité infligé aux pouvoirs en place. De là que sa seule stratégie soit de mise en scène.
Relève dans les soulèvements, métamorphose de leur enregistrement. Longtemps, le cinéma dit politique s’est voulu pédagogie. Le Groupe Dziga Vertov ou les situationnistes avaient fait du dessillement leur mission, produisant des films de contre-cinéma, machines visuelles démontant les mécanismes de l’illusion idéologique. Film-leçon détaillant les raisons des rapports de classe et les principes des luttes. L’intelligibilité du mouvement venait par en haut : expliquer, c’était enserrer, insérer dans un réseau plus large de causes économiques et d’effets politiques. Sylvain George, lui, reste au ras du phénomène, refuse d’aller au-delà de la pure et simple manifestation. Sa caméra ne dévoile rien, les apparences demeurent reines, justement parce que la nouvelle politique en germe est une politique du signe, et non des causes cachées. Jamais de voix-off chez lui, quand elle était chez ses prédécesseurs la voie royale de l’intellection, le levier d’Archimède pour désaliéner les consciences. George filme le mouvement tel qu’il se montre dans l’enceinte de la place : slogans peints sur des murs ou des pancartes, morceaux dansés, happenings, concerts de clameurs et circulations de la parole. De quoi retourner l’épouvantail qu’est devenu Debord : la politique est bien affaire de spectacle, mais celui-ci, loin d’être l’emblème de la séparation et de la perte, offre le seul moyen pour un peuple de certifier son existence et de se réapproprier sa puissance. Le peuple n’existe que mis en scène, il a le carnaval pour être ; scolie : le spectacle n’est pas à dépasser, mais à accompagner en le dotant des forces propres au cinéma.
Ce qui exige de ne jamais discriminer entre les êtres en présence, de partager l’image : filmer tout un chacun, sauter de parole en parole pour moissonner les mots de la colère, multiplier les visages de la protestation, miner toute organisation. Les maoïstes frappaient cette pratique d’un mot infamant : « spontanéisme », sorte d’immanentisme mal compris qui préférait à la clarté des paroles directrices le tumulte des rugissements inarticulés. C’est bien ce à quoi s’emploie Sylvain George : briser tout empire d’une image sur d’autres, faire faillir toute tentation de souveraineté, laisser au contraire proliférer figures et discours centrifuges. Les touffes d’herbe de la révolte, gazon anarchique, triomphent des arbres séculaires de l’Organisation. Il y a deux manières d’être un cinéaste organique : concevoir son rôle comme tête visuelle épaulant la tête intellectuelle du mouvement, faisant venir à la clarté le vacarme des luttes – ancienne manière, celle par exemple d’A bientôt j’espère du Groupe Medvedkine ; décapiter les images pour n’accompagner que les membres du mouvement. Concentration ou dissémination. Toute l’époque s’engouffre dans cette seconde voie.
Voilà le grand changement : la Théorie n’est plus guide et gardienne des luttes. Or c’était elle qui, de Eisenstein à Kramer, informait les films, leur imposait son moule et sa grille. S’y substitue ce qu’il faut bien appeler un lyrisme. Pas de lutte sans luth. Lyrisme collectif qui amène le peuple à sa subjectivité triomphante, lui permet à la fois de s’affirmer et de disqualifier toute autre représentation, puisque c’est là le cœur du conflit : un certain droit à l’image, à son image à soi contre l’image que l’autre soutire au soi pour se l’accaparer. Le refrain des Indignados était « Ils ne nous représentent pas. » Face à cette représentation fallacieuse, le cinéaste n’a qu’une fonction, produire une présentation, pourvoir en images l’impouvoir du peuple. Et sublimer. Ce qui, il y a peu, passait pour crime cinématographique capital – ajouter à ce qui est un supplément esthétique –, est devenu la plus haute tâche du cinéaste. Car supplémenter, c’est augmenter la puissance. Si Sylvain George use à ce point de motifs qu’on croyait loin des luttes – reflets sur l’eau, végétation, statues, rues désertes ou cimetière de pneus – c’est pour renforcer la nature hymnique de son film. S’il joue sans cesse des effets contrapunctiques du montage et de la dialectique du noir et du blanc, c’est pour trouver un rythme adéquat au chant de la révolte. S’il n’a pas peur de l’emphase, s’il appuie la théâtralité des postures et intensifie le grondement de la bataille, c’est pour seconder la mise en scène en quoi consiste cette nouvelle politique de l’ostentation négatrice.
Les pouvoirs du cinéma s’en trouvent redéfinis. Un film n’éclaire pas. Il fait briller.