[Première partie de l’entretien]
Débordements : Vos films ont toujours quelque chose de paisible, à un « paradoxe » près, quand vous filmez, dans un intérieur calme, un écran de télévision qui montre de l’agitation.
Vincent Dieutre : On en revient à cette histoire de modernité. Les deux grands gestes artistiques du vingtième siècle sont le monochrome, avec Malevitch comme paroxysme, puis le ready-made, avec Duchamp. La toile monochrome reste blanche ou bleue, il n’y a plus d’intervention; au cinéma ce serait la caméra qui capte juste ce qu’il y a devant elle : la vue Lumière, qui d’ailleurs est à peu près de la même époque que Malevitch. Ensuite il y a Duchamp et l’achat d’un objet qui devient de l’art : le ready-made. Je plante ma caméra devant un objet qui produit des images, une télévision, un ordi, un tableau. Cela peut se sophistiquer. Par exemple, je joue beaucoup avec les « images trouvées » et autres archives. Et il y a souvent deux régimes de tournage dans mes films. D’abord le tournage cinéma avec le pied, les plans fixes, voire des panoramiques circulaires à 360° (le tour complet, la caméra centre du monde) ou des travellings dans la ville filmés d’un train, d’un bus, d’un escalier roulant (la caméra est passive, c’est la ville qui bouge). Puis il y a un second régime d’images, un régime souvent plus mobile, fragile, une caméra me suit sans se préoccuper du cadre, on est dans le reportage pur, comme les images vidéo de Leçons de ténèbres. Parfois je raffine en utilisant la caméra Super-8 pour évoquer le cinéma des origines, l’amorce, les couleurs légèrement passées, etc. Dans Orlando, je tiens un journal en Super-8 à l’intérieur du film HD. Il y a aussi des images « ready-made », venues d’internet, un mélange de publicités, d’annonces de drague et d’infos. Elles représentent le spectacle généralisé qui surgit partout. Même quand on essaie de faire un plan fixe d’une rue, elles sont là, il y a des marques inscrites partout, des écrans. Il y a donc déjà énormément de signes dans un plan. Un endroit libre de droits, qui ne trimballerait aucun message, n’existe pas. Il y a toujours plein de fictions qui entrent dans le champ. C’est pourquoi je peux parler d’un régime cinéma (monochrome) avec des lieux saturés de fictions et de signes, et d’un régime ready-made avec les images « détournées » (le Super-8 étant plus quelque chose d’hybride, mais donnant l’idée d’images qui préexisteraient au film). Bologna Centrale, qui est un travail de 2002 fait au jour le jour, est souvent pris comme un montage d’archives. J’assume cette ambigüité. C’est toujours cette notion de film dans le film, d’éléments autonomes, d’archives détournées, qui vont être utilisés dans un collage.
D. : À propos du travail d’archive, on a en effet l’impression dans Bologna Centrale que les images Super-8 ont été tournées vingt ans auparavant (l’époque évoquée dans le film). Il est difficile de trouver un repère temporel dans ces images.
V.D. : Le Super-8 a un « devenir-archive » très fort, il renvoie à l’accélération du rythme des anciens projecteurs, même si les images datent de 2002. Comme je les ai en plus déconnectées du son, il y a cet effet d’historicité des images qui opère ; je me sers aussi beaucoup de l’amorce, des coupes, du bruit du dictaphone, du blanc. Le générique de Bologna Centrale est déjà posé sur de l’amorce Super-8. Étrangement, c’est mon premier film entièrement numérique. Le Super-8 a été reporté directement sur vidéo. Travailler la matière même du film m’intéresse vraiment. Le support a une puissance d’évocation très forte. Quand il est monté en parallèle à de grands paysages filmés en 35mm ou en HD, le filmage Super-8 va être très mobile. Je travaille cette fragilité, à tel point que dans Mon voyage d’hiver, j’utilise des bruits parasites au moment des coupes, comme un jack qu’on n’arrive pas à brancher. C’est une façon de souligner la fragilité en jouant d’un faux problème technique. On doit prendre le film en empathie, plus que le narrateur, comme une entreprise en danger que le spectateur doit protéger. Ce sont des effets, il ne faut pas le nier, mais ça traduit en cinéma une vraie précarité de l’être humain, du film. Ce film est une petite tentative, fragile.
D. : Ça me rappelle Ti Penso (haïku). Si on se contente de regarder distraitement l’image, on n’entend pas ce qui se joue derrière la caméra. Il nous faut tendre l’oreille.
V.D. : C’est un effet de suspense, au sens hitchcockien. Est ce qu’on va arriver à la fin, est-ce que le film va tenir ? “Un film, c’est l’histoire de son empêchement” dit le grand cinéaste Jean-Claude Rousseau. Il faut arriver avec le spectateur à surmonter toutes les choses qui rendent ce film impossible au départ. Il y a de ça dans chacun de mes films : comment aller au bout, au-delà du sens ? Je me saisis de la matière même du film pour que l’on puisse parfois se demander qui parle, d’où ça parle. Je crée ainsi une épaisseur certes artificielle mais qui me permet de faire “fictionner” le film lui-même, et pas seulement l’intrigue au sens scénaristique du terme.
D. : Est-ce que cette épaisseur de support, cette hétérogénéité, n’est pas une manière indirecte de parler de vous ?
V.D. : Oui, bien sûr. En tant qu’être au monde, mon expérience doit être partageable par tous. Ce que j’essaie de faire n’est pas juste un geste artistique qui ne vaudrait que par sa singularité. Au contraire, j’essaie de montrer en quoi, au-delà de la spécificité géographique du lieu, de la minorité sexuelle, de l’origine, le projet est partageable par tout le monde. Je suis par exemple très heureux quand les femmes sont touchées par mes films. Cela signifie qu’un espace assez grand pour que chacun s’y reconnaisse a été ouvert par le travail sur la matière, le décalage du point de vue. Je tente d’aller au-delà du “film d’entreprise“, du film fait pour les gays, ou pour les galeries d’art… Une cohérence s’établit de film en film, et le “cœur de cible“ reste l’être humain en général ; le tout est d’ouvrir cet espace son / image pour qu’il ne soit pas exclusif, “segmentant“ comme on dit. Cela implique aussi de faire des concessions sur les durées, car mes films pourraient facilement s’étirer sur six heures. Je m’oblige à condenser les choses. Il faut que l’expérience du film soit presque physique, avec des pleins, des creux, des trous dans le montage qui mettent en valeur les interstices, les possibles.
D. : Le portrait que vous faites de vous-même est souvent sans concession. Je pense notamment à la piqûre d’héroïne dans Bologna Centrale.
V.D. : Ça fait partie de ce contrat de croyance avec le spectateur. Ce n’est d’ailleurs pas une vraie piqure, mais il fallait la faire comme une preuve, un rite, afin de montrer que je sais comment ça marche, la drogue, l’héroïne, et donner un élément troublant de véracité au film. J’ai souvent vu des scènes de drogues au cinéma, n’importe quel junkie vous dira que ce n’est pas comme ça que ça se passe. Dans Bologna Centrale, on comprend que c’est joué, que c’est comme une performance faite devant la caméra. Mais la vérité documentaire n’est pas mon problème, je pense plutôt en termes d’exactitude. Mon shoot est aussi vrai que l’attentat, il entre dans un régime d’éléments concrets, historiques. Dans Mon voyage d’hiver, j’insiste beaucoup sur les marques que portent les hommes nés pendant ou après la guerre parce qu’ils ont été mal nourris. La liste de médicaments que prend mon ex, qui a le SIDA, est entièrement récitée, ce qui accentue aussi ces effets de « ready-made », de même que le long plan fixe sur son armoire à pharmacie (comme le fait Damian Hirst). Le film est quelque part “documentaire”, c’est vrai, mais on se rapproche souvent d’un contrat avec le spectateur qui serait de pure fiction.
Même par le fait de citer, ou de réciter, dans Fragments sur la grâce, des textes d’auteurs jansénistes en se demandant comment on parlait au XVIIème siècle, il s’agit d’engager une réflexion sur la question documentaire. Comment vivait le corps au XVIIème ? Le problème n’est pas d’avoir la bonne longueur d’ourlets pour les costumes, ou autres détails historiques. Je pense que mon travail évite ces faux problèmes d’historicité, mais amène plutôt une réflexion sur le corps, la voix, le froid, la maladie, à une certaine époque. Il faut profiter des faiblesses économiques du film, pour donner une force au projet, la mettre au service d’un sujet.
D. : Vous parliez des signes, tout à l’heure. On trouve fréquemment des pans de murs dans vos films, qui sont des surfaces planes mais imprégnés de vécus et de passages.
V.D. : C’est un peu comme filmer des textes écrits, ce que Godard fait beaucoup. A priori, le sommet du non-cinéma, c’est filmer un mur, une surface qui vient boucher l’écran, la perspective, et en même temps, j’ai l’idée que le mur raconte la ville, par ses messages écrits, ses graffitis, ses affiches à moitié arrachées. Ces murs sont la matière de la ville. C’est aussi un geste d’artiste. Je me souviens d’un très beau film de Richard Serra. Il filme dans son atelier et, brique après brique, il construit un mur qui vient boucher l’écran. C’est un “petit film”, mais je trouve très important de remettre le dispositif-cinéma en question, avec la brutalité première des artistes. Maintenant, avec les caméras de surveillance, tous ces problèmes nous reviennent en pleine figure.
Le jeu sur la perspective et la symétrie est important dans mes films ; quand les plans sont plus ouverts, comme dans Entering Indifference, il y a parfois quelque chose qui surgit et vient se mettre devant la caméra. C’est ça aussi la précarité du film, cette ouverture au hasard. Si tout est fermé, complètement bouclé, l’art est en danger ; ça me pose parfois des problèmes avec certains chefs-opérateurs : en Sicile avec Arnold Pasquier, on cadrait une belle rue bien déserte et quand une voiture arrivait et venait se garer devant nous, il coupait. Je lui disais “Mais non, ce n’est pas qu’un bel espace qu’on filme, c’est du temps, on ne fait pas de la peinture, mais du cinéma, il y a une voiture qui est arrivée, pourquoi s’est-elle arrêtée pile devant nous ? Qui est dedans ? Qu’est-ce que ça raconte de la Sicile ? » Il y a une histoire et une durée, pas seulement un cadre parfait et vide. L’expérience du tournage est toujours très forte quand on fait durer un plan 7-8 minutes en 35 mm – et c’est aussi un défi économique. Nous attendons, parfois il n’y a rien, parfois une Vespa s’arrête devant nous dans une petite rue de Naples, parfois quelqu’un regarde par la fenêtre avant de descendre dans la rue. Dans Jaurès, quelqu’un s’accroche à une rambarde dans le vide pour éviter la barrière fermée. Si j’avais coupé trop tôt, je ne l’aurais jamais vu, ni filmé. Avec cette patience et cette disponibilité, progressivement, le temps vient boucher l’écran, l’habiter. C’est l’expérience du plan Lumière. Aux quatre coins du monde, les opérateurs Lumière mettaient en marche la caméra, des gens faisaient parfois coucou. Certains diront “il faut l’enlever ce coucou, ça gâche tout”, ça perturbe soudainement le régime de croyance. Dans Fragments sur la grâce, on a filmé une sortie d’école, j’ai eu le même problème. On a gardé une vingtaine de grimaces des élèves. Ça parle d’eux, de leur rapport aux images. Il faut accueillir l’accident.
D. : Dans Bologna Centrale, il y a aussi cette manière de filmer la ville depuis un véhicule. On entre dans la ville au début par le train, on en sort de la même manière à la fin. Ce qui est à Bologne semble devoir rester à Bologne.
V.D. : Il ne faut pas oublier que c’est un film, mais aussi un chapitre de cette grande autobiographie que j’ai entamée. C’est le retour dans une ville connue autrefois, le train devenant le point d’entrée et de sortie de Bologne. J’utilise l’effet travelling du train – dans le bus ou le taxi, ça bouge beaucoup plus ! La gare devient un lieu important, dès le début. Il était nécessaire que j’arrive à Bologne par le train comme à l’époque évoquée : le premier lieu que l’on voit est donc cette gare qui a explosé lors de l’attentat, et qui a représenté pour moi la fin d’une certaine époque en Italie et dans ma vie. Il y a toujours un prologue et un épilogue dans mes films. Dans Leçons de ténèbres, l’épilogue est un plan du petit matin qui se lève sur Rome, comme si le film (entièrement nocturne) racontait une seule nuit, un rêve. Dans Bologna Centrale, il me paraissait beau de décliner la liste de toutes les victimes de l’attentat, tout en quittant la ville par le train : se souvenir à jamais tout en partant vers autre chose.
D. : Vous sentez-vous à l’intérieur ou à l’extérieur de la ville, lorsque vous êtes avec votre caméra dans un moyen de locomotion ?
V.D. : A partir du moment où ce n’est pas une voiture de « jeu » suivie par une autre où se trouve la caméra (comme je l’ai fait une fois dans Mon voyage d’hiver), on est dans la ville. On en revient à Dziga Vertov. On ne prend jamais de rails de travelling. D’abord par souci d’économie, puis parce que le travelling sur rail a une limite, alors que nous, nous filmons ce que l’on voit, aussi longtemps que la ville nous fait bouger. La caméra squatte les funiculaires, les couloirs roulants, tous les mouvements techniques de la ville, les flux. Je suis au milieu des gens, dans la ville.
D. : Mais la vitre joue aussi chez vous un rôle important en créant un écart entre l’intérieur et l’extérieur.
V.D. : L’intérieur, c’est la chambre, le lit, vide ou pas, et l’extérieur, la ville, la quête, le désir. Dans Bologna Centrale, je suis dans ma chambre d’hôtel comme dans un cocon au cœur de la ville ; il y a toujours une articulation, le noyau dur du film est entre ces deux mondes. Dans Despuès de la revolucion, c’est l’expérience sexuelle dans la chambre d’hôtel qui qualifie tous les paysages. Ces deux dimensions ne sont pas séparées dans le film, elles sont montées ensemble, elles s’articulent. Dans Bologna Centrale, je le revendique, la chambre est aussi le lieu de la voix. Je parle de ma chambre, avec des plans presque noirs du couloir de l’hôtel, c’est très marqué. Comme le film était au départ un projet pour la radio, je voulais une différence sonore très forte entre la rue encombrée et le monde clos de la chambre avec ses sons plus tamisés (on entendait la télévision ronronner). Je jouais sur un régime intérieur qui permettait à la voix de prendre une autre dimension.
D. : Est-ce que la chambre d’hôtel renvoie au voyage, à une idée de passage qui serait proche du cinéma d’Alain Cavalier ?
V.D. : Sauf qu’il y a chez lui une idée d’abandon. Il s’est enfermé dans un studio pour Thérèse et maintenant, l’espace est encore plus restreint. Il filme peu dans la rue, il filme l’intérieur.
D. : Votre travail sur la figure absente pourrait être proche de celui qu’il fait dans Irène ?
V.D. : Parce qu’il s’agit d’éviter le recours à l’archive, de ne pas montrer des photos d’elle, mais d’être dans l’évocation, le souvenir, la perte. J’ai toujours aimé cette idée de la perte. C’est justement ce qui différencie le cinéma de fiction normal du mien, cette idée que l’auteur est présent au film, que ça a lieu en même temps que la vie. Que ce soit chez Alain Cavalier ou Henri-François Imbert[11] [11] Nous renvoyons à notre entretien en deux parties avec Henri-François Imbert : A la croisée des désirs et Le risque de l’intangible. , il y a quelque chose de perdu qu’ils cherchent à faire ré-exister sous nos yeux. Chez Henri-François, c’est assez systématique. Il trouve un lot de cartes postales, une caméra, et ça fait film : le fait de trouver une trace évoque quelque chose qui manquerait. Je parlerais donc plutôt de “manque” que de “perte”, mais c’est un peu la recherche du temps perdu, l’idée que le cinéma peut faire revivre un être, redonner corps un instant à des réalités perdues, qu’il peut convoquer : c’est aussi pour ça que j’écris la voix-off après coup.
Comme disait Kramer, il faut faire la promenade jusqu’au bout, et ensuite seulement on peut la raconter. On nous critique souvent, comme si l’autofiction était un manque d’imagination. Le film à la première personne serait une facilité. On ne saurait pas raconter une histoire, ou alors on se replierait sur soi. C’est absurde mais ça reste un discours assez fréquent. En littérature, certains disent “vive la littérature-monde !”, plus ouverte, aventureuse ; mais ce n’est pas parce que l’on part de soi que le propos est fermé. Il y a peut-être même plus d’ouverture à l’autre quand on évoque précisément une réalité qu’on connait bien, et que l’on transmet au mieux, plutôt que de reconstituer un monde exotique de manière artificielle. Je crois que ma méthode est plus intense, et les expériences de spectateurs sont donc plus intenses aussi. La sensualité de la ville est peut-être plus palpable par le spectateur de mes films que lorsqu’il est garroté par ces conventions de fiction.
D. : Dans Entering Indifference, vous reprenez cette citation de Baudrillard : “Nous philosophons sur la fin d’un tas de choses mais c’est ici, en Amérique, qu’elles prennent fin.” Pourriez-vous préciser le sens de cette phrase par rapport à votre film ? Elle semble emprunte de pessimisme.
V.D. : Pessimisme ou optimisme ? Je ne pense pas que ce soit des valeurs intéressantes pour le cinéma. En revanche, ne pas s’aveugler, prendre acte de la fin de quelque chose, me paraît salutaire, sinon on s’accroche à un cinéma désuet qui perdure à tout prix, souvent sous le signe du marché, de la demande. Je pense que c’est important, la prise de conscience de la finitude des choses, d’un danger constant d’effondrement. Le marché, le capitalisme sont toujours dans la fiction de la pérennité, que les choses durent (quitte à catalyser cela dans le film-catastrophe), le sommet étant la crise après laquelle tout ira mieux.
Quand j’avais 14-15 ans, on parlait déjà de la crise. Elle fait partie du système. La fin d’un système est beaucoup plus une question de prise de conscience collective. Mais entériner la fin ne veut pas dire qu’il n’y a rien après. Il suffit d’admettre que quelque chose est terminé, d’arriver à synchroniser le sentiment de ce qui n’est plus viable. “Être moderne c’est savoir ce qui n’est plus possible”, disait Barthes. Tant qu’on est moderne, on doit rester au diapason d’une historicité des choses, être conscient qu’une technique disparaît et qu’autre chose arrive.
C’est ce que veut dire Baudrillard. En Amérique, il y a une effectivité des choses, de leur fin ; ça m’a frappé, en 2000, quand j’ai fait le film alors que je lisais Le désir de catastrophe de Henri-Pierre Jeudy : le seul événement historique possible n’est plus celui voulu par les hommes (la révolution), mais c’est la catastrophe, dont l’attentat est pratiquement le paroxysme. C’était juste avant ceux du 11 Septembre 2001, et je me souviens avoir filmé deux grandes tours qui dominaient Chicago : nous étions au maximum de cette arrogance d’un système qui perdurait. Je parle des “tours arrogantes“ comme si elles ne demandaient que ça : deux avions et boom ! On sentait, si on était un peu sensible, non pas la fin de quelque chose, mais le désir du système d’être anéanti. Ce n’est pas un hasard si le cinéma américain mainstream des années 90 est un cinéma de la catastrophe.
Je trouve que Baudrillard avait raison, sur cette manière américaine de mettre à nu les phénomènes, de les montrer dans leur brutalité, peut-être parce qu’il n’y a pas là-bas cette continuité culturelle que connait l’Europe : l’Amérique est en roue libre. L’Europe est, pour l’instant, encore très structurée par une culture, un passé. Ce passé est pourtant de plus en plus évacué, on vit dans une espèce de présent permanent. La culture, l’histoire de l’art notamment, me servent d’armature, je ne sépare pas l’itinéraire individuel et l’héritage culturel. Si je rencontre quelqu’un, cette personne vient d’une culture, d’un territoire, d’un passé qui le marquent. Toute une histoire traine derrière lui sans qu’il s’en rende compte. Malgré tout, les individus sont détenteurs d’un savoir. Pasolini le savait très bien, avec sa ” scandaleuse force révolutionnaire du passé”.
D. : Le passé est là, mais nostalgie ne semble pas exister, dans vos films ou vos écrits.
V.D. : Je ne suis pas passéiste, je me confronte au passé. Il faut être conscient que cette richesse appartient à tous. La référence culturelle est souvent considérée comme une affirmation de classes : “Je détiens quelque chose que vous n’avez pas”. Cela n’est pas éloigné d’une vision muséologique, une façon de montrer l’art qui est très présente à la télévision. Quand on parle de peinture avec des spécialistes, ils disent : “il y a la peinture, ici, au musée, et de l’autre côté le réel, l’aujourd’hui”. Je lance plutôt l’hypothèse que l’art est encore vivant, ancré dans la réalité, comme à Naples, où la rue ressemble à une continuité de tableaux caravagesques. Dans Fragments sur la grâce, les textes « classiques » reviennent sans éviter le croisement avec l’aujourd’hui. Les spectateurs peuvent ainsi voir ce qu’il y a de commun. Cette rue piétonne avec scooters et antennes, c’est là où Blaise Pascal a eu sa révélation, sa « nuit de Feu ». C’est le même endroit.
Les voix habitent un lieu qui n’est pas visible et dont on va arpenter la surface actuelle. Fragments sur la grâce est vraiment un film “marché”. On n’a pas utilisé de pied, on a même ajouté des bruits de pas pour accentuer cette impression. D’ailleurs, en voyant le film sans son, je me disais qu’on ne pourrait jamais le diffuser, ça bougeait dans tous les sens ! On marchait en formant des lignes et des cercles dans ce territoire janséniste. Quand on est enfermé dans la grange à Port-Royal, ça devient par contre un film parlé, déclamé et en plans fixes. Au montage, nous avons alterné les deux registres. Encore cette histoire du statut de la culture, de la beauté, de l’art, vus en général comme des choses lourdes qu’on traînerait derrière nous, mais qui, selon moi, peuvent encore orienter les mouvements de fond du social. C’est le grand mensonge du capitalisme que de donner une valeur d’échange à la culture. L’art commence là où la valeur s’arrête, mais tout devient soluble dans le capitalisme. L’expérience de la beauté est âpre, pas cool. Maintenant on constate une espèce de rapt de l’art pour en faire une forme du design, du confort, alors que la beauté est difficile. Un opéra de Wagner n’est pas une expérience neutre. On a ventilé tout ça par la muséologie, le marché. On sépare l’art de la vie.
D. : Quand vous filmez des tableaux, vous avez l’air de vous imprégner des personnages dans l’intrigue.
V.D. : Je pense qu’il y a chez moi un désir de redonner au public son droit à cette beauté, de la donner à voir de plain-pied et non comme une bonne action scolaire. Il n’y a rien de pire pour dégoûter les enfants que de leur imposer d’être en admiration devant les œuvres. Pour vivre l’expérience de l’art et de la beauté, il faut qu’un artiste nous redonne accès à l’intensité, à une réappropriation au sens presque physique. L’une des fonctions du cinéma, c’était ça, rendre accessible l’expérience poétique à tout un chacun, au-delà de tous les marchés de la culture. Mais ça nous revient à la tête avec le marché du cinéma qui s’est créé. Le passé devrait être évoqué non pas en tant que repli nostalgique, mais en tant que force de questionnement du présent. Agamben émet l’idée que le contemporain serait le nœud entre l’archaïque et l’actuel. Si on perd toute référence, on a un présent qui tourne sur lui-même sans avoir d’épaisseur, comme dans les “actualités”. Maintenant tout le monde parle de la politique en termes de scénario. Mais on ne peut pas s’attendre à un événement pur. Voilà ce qui nous a sidéré le 11 septembre 2001.
C’était indicible : alors on a utilisé tous les points de vue possibles, on repassait l’événement en boucle, comme si on ne pouvait pas digérer. L’attentat de Bologne en 1980 a été l’attentat le plus meurtrier avant le 11 Septembre. À l’époque ça m’avait beaucoup marqué, mais on vivait moins dans le marché de l’information, devenu tellement envahissant avec le temps réel et le direct. C’est important pour le citoyen d’avoir un contrepoint au présent, mais pas en se disant “c’était mieux avant”, plutôt en se donnant les armes pour former une collectivité. J’ai souvent l’impression que le cinéma fait le contraire. Qu’il sert à approvisionner la nostalgie, en faisant le remake du remake, le pastiche du pastiche. La beauté du XVIIe siècle, par exemple, est perdue dans ses reconstitutions successives. N’importe qui peut saisir la beauté radicale des vers de Racine, ce n’est pas une question de classe sociale ou autre. Même la langue que nous parlons maintenant, on la lui doit. Ce plaisir de la langue, des mots, n’est pas une affaire d’origine mais de valeur d’usage.
Je m’oblige à croire à ce que Georges Didi-Huberman appelle “le pessimisme organisé”. On sait que les gens ne vont pas redescendre dans la rue, que la rue n’est plus vraiment la rue, que le peuple n’est plus vraiment le peuple. Les incantations à la révolution, à la citoyenneté, à la résistance, je n’ai rien contre, mais elles restent souvent du côté du recyclage, chacun sachant intimement que ça ne marche plus comme ça, qu’il nous faut d’abord redéfinir tous les termes.
S’il y a une mise en danger dans mon travail, elle tient au fait d’aller voir ce “qu’il en reste”, voir comment les choses se font signe, comme un tableau du Caravage à côté de gamins qui jouent au foot par exemple. Le pessimisme organisé est un peu une manière de spéculer délibérément à la hausse, mais sans ambitions forcément utopiques. Ce sont plus des hétérotopies, des mouvements inachevés mais qui peuvent générer des choses vraiment nouvelles.