Certains films sont amputés, par la censure ou les ravages du temps ; d’autres sont réputés perdus, à l’image du fameux London After Midnight (1927) de Tod Browning. Les plaies ouvertes par ces disparitions s’avèrent nombreuses dans l’histoire du cinéma. Heureusement, des redécouvertes demeurent toujours possibles : tout récemment encore, la seconde bobine de La Bataille du siècle (Clyde Bruckman, The Battle of the Century, 1927), court-métrage avec Laurel et Hardy, a ainsi refait surface.
Les cinéphiles ont su intégrer ce double balancement inégal entre la frustration et l’invention. Mais une autre forme d’oubli existe, qui frappe plus sournoisement certains pans de l’histoire du cinéma et de la télévision. Au début des années 2000, lorsque j’ai commencé à travailler à une thèse consacrée à Jacques Tourneur, un problème n’a pas tardé à se présenter : si sa filmographie pour le grand écran était depuis bien longtemps établie (au moins depuis sa redécouverte en France dans les années 1960), le plus grand flou régnait quant à l’étendue de sa production pour la télévision, médium auquel il consacra beaucoup de son temps à partir du milieu des années 1950.
Dans le seul ouvrage en langue anglaise consacré à la production du réalisateur de La Féline (Cat People, 1942), Chris Fujiwara en avait dressé un état des lieux le plus complet possible, sans toutefois oser prétendre à l’exhaustivité[11] [11] Chris Fujiwara, Jacques Tourneur : The Cinema of Nightfall, McFarland and Company, Jefferson et Londres, 1998 (réédition : Johns Hopkins University Press, Baltimore, 2001). . Au fil de mes recherches, je me suis rapidement aperçu que l’œuvre complète de Tourneur – et par extension celle de nombreux autres cinéastes, appartenant en particulier à cette génération qui a œuvré pour le petit écran à ses débuts – ne cessait de nous échapper[22] [22] Sur cette difficulté, voir mon article « Comment parler d’œuvres complètes au cinéma : le cas de Jacques Tourneur », dans Composer, rassembler, penser les « œuvres complètes », textes réunis par Béatrice Didier, Jacques Neefs et Stéphane Rolet, collection « Manuscrits Modernes », Presses Universitaires de Vincennes, Vincennes, 2012, p. 139-153. . Un beau jour, une copie 16 millimètres d’un épisode de la série The Barbara Stanwyck Show (1960), dirigé par Tourneur et encore non répertorié, est mise aux enchères sur eBay et je m’empresse de l’ajouter à ma propre filmographie[33] [33] Frank Lafond, Jacques Tourneur, les figures de la peur, collection « Le Spectaculaire », série « Cinéma », Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2007. . Michael Henry Wilson, de son côté, fait quelques découvertes supplémentaires, qu’il ne manque pas d’intégrer à la monographie qu’il publia à l’occasion de l’« intégrale » programmée par le Centre Pompidou du 3 décembre 2003 au 19 janvier 2004[44] [44] Michael Henry Wilson, Jacques Tourneur ou la magie de la suggestion, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2003. . Puis, deux coffrets DVD de The Barbara Stanwyck Show sont édités outre-Atlantique et contribuent à redéfinir, une fois de plus, le corpus tourneurien et à en repousser les limites.
Or celles-ci viennent de l’être à nouveau, par le biais d’un court-métrage dont on ne connaissait jusqu’à présent pas le réalisateur. Par la plus grande des coïncidences, quelques jours après avoir assisté à la première de Jacques Tourneur le médium (filmer l’invisible), excellent documentaire presqu’entièrement en noir et blanc que l’on doit à Alain Mazars, mes recherches m’ont amené à me plonger dans des trade papers[55] [55] Publications spécialisées dans un domaine professionnel particulier, ici cinématographique. américains des années 1930 à 1960. Tout à coup, à la page 5 de l’édition du The Film Daily datée du lundi 5 mars 1945, mon regard s’arrête sur une mention tout à fait familière : « Directed by Jacques Tourneur ». Cette fois, pourtant, elle surgit non seulement à l’improviste, mais aussi dans un contexte inconnu : un rapide coup d’œil sur la double page me révèle que rien ne la relie à un titre connu de sa filmographie. Le nom de Tourneur, imprimé en minuscules, se voit en revanche surmonté de celui d’Ingrid Bergman, désignée en capitales comme la star du film en question, et, en lettres encore plus grosses, de l’expression énigmatique « Your Trailer » (« Votre bande-annonce »). Un examen des deux pages, puis de celle qui les précède permet de comprendre que ce programme court constituait la pierre angulaire d’une campagne de collecte de fonds menée par la Croix rouge du 15 au 21 mars 1945 afin de soutenir l’effort de guerre. Projeté à chaque séance par les exploitants au cours de cette seule période, il devait inciter les spectateurs à faire un don. Confirmation en est donnée dans le numéro d’Independent Exhibitors Film Bulletin publié le même jour, où un message publicitaire identique s’étale sur pas moins de sept pages et mentionne à deux reprises le nom de Tourneur.
Absent de toutes les filmographies du réalisateur, ce film promotionnel n’est pas non plus repris dans celles d’Ingrid Bergman – du moins, à ma connaissance. Dans Fund Raising in the United States : Its Role in America’s Philanthropy, Scott M. Cutlip mentionne un « documentaire » avec l’actrice d’origine suédoise qui porterait le titre Seeing Them Through. Tout incite à penser qu’il s’agit du même film : Cutlip affirme en effet qu’il aurait été présenté dans 15 000 cinémas et vu par « quelque 80 millions de spectateurs »[66] [66] Scott M. Cutlip, Fund Raising in the United States : Its Role in America’s Philanthropy, Transaction Publishers, New Brunswick, 1990 (réédition), p. 421. , ce qui correspond au chiffre de 15 312 écrans vanté en une du numéro de The Film Daily sorti le 15 mars 1945.
Que contiennent les images de ce bref film de trois minutes ? Impossible de le dire pour l’instant. S’agit-il véritablement d’un documentaire ? Cela paraît improbable, puisque l’on sait, grâce à une photographie qui illustre les pages des trade papers (ainsi qu’à deux portraits promotionnels disponibles sur Internet), que Bergman y a revêtu des vêtements d’infirmière et qu’elle semble appeler directement à faire un don pour la Croix rouge. Passée la surprise de la découverte, on se souvient alors de l’intérêt de Tourneur pour la science, perceptible dès ses courts-métrages de la seconde moitié des années 1930, mais aussi du fait qu’en 1944, il avait déjà participé à l’effort de guerre avec Reward Unlimited. Dans cet opus d’une dizaine de minutes produit par la Vanguard Films de David O. Selznick, Dorothy McGuire interprète une jeune femme qui suit une formation afin de devenir infirmière et de se rendre ainsi utile en intégrant un corps de l’armée.
Par une seconde coïncidence troublante, la découverte de l’appartenance, certes peut-être marginale, de cette bande promotionnelle à l’œuvre tourneurienne tombe à point nommé : la Cinémathèque française, qui consacre cet été une rétrospective à Ingrid Bergman pour célébrer le centenaire de sa naissance, la projettera en effet au sein d’un copieux programme de raretés sous le titre « Red Cross Promo ». À suivre, donc (encore une fois)…