Les 5 et 6 juin derniers avaient lieu, à Nice, les dix-huitièmes rencontres « Hors-champ » du film d’art singulier, cette fois baptisées Tout fou le camp. Depuis près de vingt ans, l’association Hors-champ mène sa quête à travers le corpus étoilé des films qui gravitent autour de l’art brut, et le fait exister en organisant ces festivals. Autre fruit de ce travail, le Petit dictionnaire « Hors-champ » de l’art brut au cinéma publié en 2008, présente une filmographie dite non-exhaustive (et les trouvailles du groupe abondent, depuis) de 107 notices agrémentées de commentaires de cinéastes, de collectionneurs et d’artistes[11] [11] Association “Hors-champ”, Petit Dictionnaire “Hors-Champ” de l’Art Brut au Cinéma, Les éditions de l’Antre, Nice, 2008. . Une lettre de Pascal Verbena, dont plusieurs œuvres font partie de la collection d’art hors-les-normes de la Fabuloserie, fait office de préface à cet ouvrage. Ancien porteur de télégrammes marseillais, Pascal Verbena réalise maintenant des constructions en bois de récupération, qui cachent mille boites à secret, et un tour de magie.
Art brut, hors-les-normes, singulier, outsider… D’aucuns s’y perdent, quand d’autres rappellent que ces dénominations renvoient à des ensembles bien distincts au regard de l’histoire de l’art. La notion d’art brut a été inventée par Jean Dubuffet en 1945 ; mais, longtemps, celui-ci refuse d’en proposer une définition stricte[22] [22] « Formuler ce qu’il est cet art brut, sûr que ce n’est pas mon affaire. Définir une chose – or déjà l’isoler – c’est l’abîmer beaucoup. C’est la tuer presque (…) Moi je suis peu né pour expliciter mais plutôt amateur de langages IMPLICITES. L’art brut, c’est l’art brut et tout le monde a très bien compris. Pas tout à fait très bien ? Bien sûr, c’est pour ça justement qu’on est curieux d’y aller voir. » Jean Dubuffet, « Les Barbus Müller et autres pièces de la statuaire provinciale », L’Art Brut, fascicule I, Gallimard, Paris, 1947, non paginé, reproduit dans Prospects et tous écrits suivants, t.1, Gallimard, Paris, 1967, p. 176. . Au début des années 70, peu après avoir fait don de sa collection de l’Art Brut à la ville de Lausanne, il suggère à l’architecte Alain Bourbonnais de qualifier d’ « hors-les-normes » les productions artistiques qu’il recueille de son côté, pour que nul ne confonde leurs deux démarches parallèles. Alain Bourbonnais inaugurera la Fabuloserie sur ces bases en 1983 ; de son côté, Jean Dubuffet donnera le nom de Neuve invention à sa collection annexe. Outre-manche, Roger Cardinal mène une recherche sous la bannière de l’« outsider art »[33] [33] Roger CARDINAL, Outsider Art, Studio Vista, Londres, New York,1972. auquel il consacre l’exposition Outsiders à la Hayward Gallery de Londres en 1979, un an après que celle des Singuliers de l’art au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris lance l’expression d’ « art singulier » en France, pour désigner un ensemble souple et élargi quoique toujours apparenté à l’art brut. Avec son intitulé, le festival du film d’art singulier se réserve donc une certaine flexibilité pour ce qui est de sa programmation, vis-à-vis des lignes de démarcation effectives entre les différentes collections, les oeuvres et les pratiques qui font le sujet des films choisis. Mais nous restons bien « sous le vent de l’art brut »[44] [44] La Halle Saint Pierre a intitulé « sous le vent de l’art brut » ses deux expositions consacrées aux collections de Charlotte Zander (janvier – août 2011), puis de De Stadshof (septembre 2014 – janvier 2015). L’expression nous renvoie à ces propos de Dubuffet de 1959 (exposition à la Galerie des Mages) : « Il serait bon de regarder l’art brut plutôt comme un pôle, comme un vent qui souffle plus ou moins fort et qui n’est le plus souvent pas seul à souffler. C’est très difficile de marcher à contre-courant sans dévier parfois quelque peu. » Jean Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants, t.1, Gallimard, Paris, 1967, p. 515. , à l’instar de Danielle Jacqui dont le film de Serge Panarotto et Richard Guesnier nous a permis de découvrir l’immense travail. Son oeuvre participe de l’art hors-les-normes à Dicy, de la Création Franche à Bègles, de l’art naïf à Nice… et de la Neuve Invention à Lausanne, mais pas de la Collection de l’Art Brut à proprement parler. Le projet monumental que Danielle Jacqui mène depuis plusieurs années porte bien le nom, pourtant, de Colossal d’art brut. D’une pratique à l’autre, la référence au discours de Dubuffet demeure – même et surtout lorsqu’il s’agit de marquer des distinctions[55] [55] Céline DELAVAUX, L’art brut, un fantasme de peintre. Jean Dubuffet et les enjeux d’un discours, Palette, Paris, 2010, pp. 41-47. . Pour cette raison, mieux vaut appréhender l’art brut à travers le champ qu’il électrise, plutôt que de le concevoir comme une rubrique artistique. Or, ce champ apparaît foncièrement composite.
Ce qui impressionne des festivals Hors-champ de Nice, subséquemment, c’est d’abord leur éclectisme tant sur le plan de la programmation (signée Pierre-Jean Wurtz) que du public et des intervenants : artistes, collectionneurs, critiques, amateurs, curieux, universitaires, éducateurs, passionnés, médecins, cinéastes et professionnels du monde muséal se retrouvent autour de cet objet, forcément quelque peu évanescent : le film d’art singulier. Voici donc le paysage favorable à l’émergence de discussions sur ce qu’est l’art brut, et sur ce que les différentes conceptions de cet art supposent aux niveaux esthétique, éthique, et en matière d’existence pour ses différents acteurs. Le film Calandre (Jean-Louis Chevreuil et Jean-Yves Yagound, 1980), trouvaille d’Hors-champ entre les rayonnages de la médiathèque de Nice, présente l’artiste éponyme, qui opère à partir de matériaux recueillis dans les déchetteries. Il a fait réagir Sophie Bourbonnais quant aux frontières du domaine de l’art brut. Historiquement, celles-ci sont conjointes aux exigences d’authenticité qui font la ligne de conduite des collectionneurs concernés : le concept d’art brut s’est construit en opposition à « l’art culturel », c’est-à-dire à l’ensemble des productions déterminées par les institutions artistiques (les écoles d’art, les tendances et le marché de l’art, les « intellectuels de carrière »[66] [66] Jean DUBUFFET, « L’art brut préféré aux arts culturels » (1949), Prospectus et tous écrits suivants, t.1, Gallimard, Paris, 1967, pp. 198-202. , etc.). Assurément, cette authenticité propre aux oeuvres d’art brut induit un pas de côté par rapport aux us de l’art contemporain, en raison de la singularité des auteurs bruts et de la charge particulière de leurs œuvres. A partir de son dialogue avec Yvonne Robert[77] [77] Yvonne Robert est une artiste spontanée née en Vendée en 1922. Elle commence à peindre (en cachette), en 1974. Ses œuvres sont accompagnées de textes (titres, légendes, histoires) qui orientent le regard. , Alain Bouillet (collectionneur affilié à l’histoire de la collection de l’Aracine[88] [88] L’association L’Aracine est fondée en 1982 autour d’une collection d’art brut constituée par des passionnés (Madeleine Lommel, Michel Nedjar et Claire Teller). En 1999, cette collection de 4000 pièces fait l’objet d’une donation au Musée d’art moderne de Villeneuve d’Ascq (devenu le LaM, depuis). ), retient la valeur plurielle de ces œuvres : marchande, esthétique, mais aussi rituelle ou affective, très spécifiques, dont il souligne l’impact sur les échanges et autres transactions qu’elles enjoignent. Il en tire des conclusions pratiques et conceptuelles dont il témoigne face à la caméra dans son premier film, La Poule noire (2015, réalisé avec Romain Jalabert). Barbara Safarova, docteur en esthétique et actuellement présidente de l’association ABCD, a relancé le débat sur les relations envisageables entre l’art brut et l’art-thérapie à partir du court-métrage de Bruno Decharme[99] [99] L’importante collection d’art brut de Bruno Decharme est à la charge de l’association ABCD (art brut connaissance et diffusion) à Montreuil, et très proche de celle de Dubuffet de par les auteurs qui y sont représentés. Bruno Decharme réalise aussi des clips musicaux, des films publicitaires et des documentaires sur des auteurs d’art brut. D’une recombinaison de ces documentaires (agrémentée de séquences pédagogiques en animation) est né son long métrage intitulé Rouge ciel (2009). sur Hans-Jörg Georgi, qui fréquente l’atelier Goldstein à Francfort-sur-le-Main. Comme l’ont rappelé plusieurs intervenants, ce débat doit s’inscrire, lui aussi, dans la perspective d’une exigence d’authenticité – envers et contre toute tentative de dénaturation et de récupération de l’art brut. Plutôt que d’en exclure abruptement toute pratique liée à l’art-thérapie, il s’est agi de défendre une conception de l’art brut qui demeure souveraine vis-à-vis des démarches de charité, ou des programmes d’intégration sociale établis.
Sans en faire un critère définitionnel exclusif, il ressort de ces rencontres que le vent de l’art brut a en propre de surprendre, de mettre les discours en défaut quand bien même ils seraient assis sur les bases théoriques les plus solides, et ce avec une remarquable constance : d’où ce paysage critique escarpé – d’autant plus escarpé qu’il implique des expériences vécues et vives. C’est bien la juxtaposition de ces objets filmiques très différents dans leur rapport au sujet qui fait émerger l’échange touchant à leur raison d’être les uns parmi les autres, la leur concédant, d’une certaine manière, dans la même opération. Mais aussi enrichissants soient-ils, les débats qui adviennent à partir du contenu des films ne recouvrent que très partiellement ce que peut le cinéma, dans sa rencontre avec l’art brut.
S’agissant de ces oeuvres souvent issues de matériaux peu conventionnels, parfois très exposés aux risques de dégradation et de démantèlement, ou non-transférables dans des espaces dédiés à la conservation, les photographies et les films se présentent comme autant de supports documentaires efficients. La question se cristallise autour de ces productions très sensibles que sont les environnements d’auteurs parfois appelés « habitants-paysagistes »[1010] [1010] Cette expression a été inventée par l’architecte paysagiste et plasticien Bernard Lassus, dans les années 1970. . Le diaporama de Denis Lavaud[1111] [1111] Denis Lavaud est critique d’art, fondateur de la revue Zon’art. La parution du dernier numéro de cette revue a fait l’occasion d’une exposition à la Halle Saint Pierre intitulée « Suite et fin » en octobre 2008. s’ouvrait sur sa découverte, en 2001, de la Ferme aux avions d’Arthur Vanabelle[1212] [1212] Arthur Vanabelle est décédé en 2014. La Ferme aux avions a été vendue à un particulier la même année. (Steenwerck), au bord de l’autoroute A25 qui relie Dunkerque et Lille. Pour voir de telles oeuvres habitées, il faut prendre la route ; on en rapporte le souvenir partageable, sous la forme de telles images de type photographique, dont la teneur documentaire fait aussi la teneur esthétique[1313] [1313] « Ainsi, devant la photo, le désir de connaissance et le sentiment de la beauté s’interpénètre. Et souvent, c’est parce qu’elle satisfait ce désir qu’une photo irradie de beauté. Quand, de surcroît, elle le satisfait en pénétrant dans les espaces cosmiques inconnus et dans l’intimité de la matière, il se peut qu’elle laisse entrevoir des formes qui sont belles en elles-mêmes. » Siegfried Kracauer, Théorie du film. La rédemption de la réalité physique, Trad. Daniel Blanchard et Claude Orsoni, Flammarion, Paris, 2010 (1960 pour la première édition en anglais). . À bâtons rompus de Philippe Lespinasse restitue un échange entre Caroline Bourbonnais et Laurent Danchin : il y est question de l’immense Manège de Petit Pierre, remonté puis soigneusement entretenu dans le jardin de la Fabuloserie. Outre sa taille (on y circule comme dans un parc forain), il s’agit d’une œuvre en mouvement, et même d’une œuvre de mouvement puisque l’inventivité de Pierre Avezard en ce qui concerne les transmissions mécaniques tient du virtuose : son Manège aimante à ce titre bien des caméras. Les images collectées par Jean-Michel Chesné[1414] [1414] Jean-Michel Chesné est un artiste sous l’influence de l’art brut. Il est l’auteur de textes pour les revues Raw vision, Création franche, Zon’Art et Gazogène. sur St. OEM (Eddie Martin) soulignent à quel point l’art dit singulier renvoie à des objets concrets autant qu’à des existences, en passant par des communautés, des paroles, des sites, des lieux insolites… Devant cet ensemble, les opérations muséographiques traditionnelles sont mises en défaut, et le recours à l’image cinématographique lorsqu’il s’agit d’art brut est donc essentiel. Or, si le cinéma s’appréhende ici comme un outil de captation, son esthétique bien spécifique est aussi forcément, dans les faits, impliquée.
Et l’éventail des formes filmiques ici déployé d’accuser cette implication esthétique. A qui s’y intéresse depuis le domaine général du cinéma, le festival du film d’art singulier apparait comme l’occasion rêvée de passer un bel échantillon de pratiques filmiques contemporaines au crible de sa discipline. Entre visées, moyens de production et contextes originels de diffusion très différents, on rencontre des documentaires issus du monde médical, des présentations de collectionneurs, des témoignages amateurs et spécialistes, des essais de cinéma. On retrouve les codes de la syntaxe télévisuelle, actuelle ou datée, des recours au remploi et autres montages d’archives, des modes d’expérimentation divers qui adoptent volontiers le ton du bricolage, puisque c’est parfois nécessaire – et très à propos au regard des sujets de ces films. Ce foisonnement de formes filmiques livrées à la découverte se superpose ainsi à la connaissance qu’apportent ces rencontres au sujet de l’art brut et de ce qui s’y rapporte, grâce aux intervenants, et grâce aux films eux-mêmes : peuplés de discours, de visibilités, d’histoires stellaires qui semblent bien tournoyer autour d’une boîte de Pandore. Que dire, en somme, du « film d’art singulier » ? Genre à part entière, genre possible ? Catégorie documentaire, ensemble thématique ? En l’état, c’est une hydre. Le choix de la préposition (« d’ » plutôt que « sur l’ ») nous laisse dans le doute : ces films pourraient avoir été réunis pour leurs sujets, comme pour leurs autres manières de se laisser traverser (en tant que film) par la dimension du singulier – que cette programmation résolument impure aura bien mises en évidence.
Cet éclectisme radical étant acté, relevons deux présences cinématographiques extraordinaires au sein du festival. L’émission très érudite de Guy Brunet[1515] [1515] Guy Brunet est un auteur autodidacte français né en 1945, est passionné par le cinéma hollywoodien classique (1930-1960) puis par les feuilletons télévisés (1963-1970). Il a écrit de très nombreux scénarios, réalisés plusieurs story-board et affiches de film, ainsi que des silhouettes de célébrités du cinéma. Une exposition temporaire lui est consacré à la Collection de l’Art Brut à Lausanne (juin – octobre 2005). , Quand la danse est reine, fait exception au regard de son sujet bien explicite : elle porte sur ces auteurs fort éloignés de l’art brut que sont Busby Berkeley, Victor Fleming et Vincente Minnelli c’est-à-dire sur l’histoire de la comédie musicale, pour tendre son miroir malicieux au cinéma lui-même – et à l’ensemble de la programmation, de l’intérieur. Avant que Guy Brunet ne magnifie sous nos yeux « le mouvement des corps sur un plan géométrique », la flexibilité de programmation induite par l’idée de « film d’art singulier » a effectivement permis de renouer avec des questions formelles et spécifiques à l’image en mouvement. Témoignage d’un environnement (anonyme et vraisemblablement collectif) dont il livre les coordonnées précises sur le globe terrestre, le court-métrage de Chris Marker Junkopia a produit l’effet d’un éclair. Si Chris Marker n’est pas un auteur brut, au regard du festival Hors-champ Junkopia est un film très singulier par son sujet et sa forme. Pendant six minutes, dans une atmosphère sonore de l’ordre de la science-fiction, le vent souffle sur d’étranges constructions disparates et énigmatiques… en marge de la ville de San Francisco, qui n’est évoquée qu’en bout de course : les usages documentaires du cinéma n’excluent pas son esthétique propre, clairement liée à des problèmes de cadrage, de montage voire de télescopages volontiers fulgurants. Il semble bien que la programmation du festival en tire quelque leçon à son propre compte. D’ailleurs, par l’emprunt au lexique de l’analyse de film pour baptiser l’association « Hors-champ » (fût-ce à titre de métaphore : le hors-champ est comme l’art brut en ce sens qu’il n’est pas saisi dans le cadre), on nous invite à circuler du contenu à la forme des films, par-delà les distinctions conventionnelles entre les deux. Et le cinéma semble bien poétiquement concerné par l’art brut.
Sur de telles bases, il devient possible de tracer un chemin à travers toutes ces singularités filmiques, reliant plusieurs aspects d’une thématique bien présente : celle du lieu. D’abord, on jette un oeil alerte sur ces auteurs en quête d’un lieu que sont Hans-Jörg Georgi et Danielle Jacqui, outre leurs grandes différences. A l’évidence, l’atelier Goldstein de Christiane Cuticchio est d’abord un espace, un lieu qui permet à Georgi de travailler et de stocker ses œuvres assez grandes et fragiles, au demeurant : il s’agit de prototypes d’avions en papier, hauts de six étages, destinés à transporter l’humanité vers un monde sûr et viable avec tout l’équipement nécessaire. Le film de Bruno Decharme sur cet auteur compte une séquence consacrée à la découverte de son escadrille suspendue, telle que mise en scène à la Maison Rouge[1616] [1616] La collection de Bruno Decharme était accueillie à la Maison Rouge (fondation Antoine-de-Galbert pour l’art contemporain) entre octobre 2014 et janvier 2015. . L’émotion ressort, à voir son idée, toute utopique puisse-t-elle nous paraitre au départ, accueillie dans cet espace que nous pouvons rejoindre. Le Colossal d’art brut de Danielle Jacqui, pour sa part, attend de trouver son lieu pour prendre corps. Il se présente actuellement sous la forme de milliers de pièces de céramiques ordonnancées sur le sol d’un hangar, parmi lesquelles on circule en suivant l’artiste pour y découvrir son vocabulaire plastique touffu. Avec leurs moyens techniques avancés (images de synthèse et impression 3D), des architectes et des ingénieurs planchent sur le projet en vue d’ériger ce Colossal extraordinaire, suivant une démarche dite « ORGANuGAMME » selon le terme de Danielle Jacqui elle-même. Ce néologisme désigne des œuvres et des auteurs aux prises avec leurs temps et leurs contemporains, véritablement moteurs dans ce monde-ci. Le musée Anatole Jakovsky s’apprête à accueillir 80 mètres carrés de ce Colossal. En attendant que les 700 autres trouvent une surface à revêtir, celle de l’écran se fait leur hôte privilégié.
Au regard de ces œuvres d’envergure, ces environnements menacés de disparaître, ces utopies qui frisent la réalisation, cet art singulier qui implique la parole, le mouvement et la vie de ses auteurs, les films deviennent des espaces d’hébergement plutôt pérennes. Ainsi en va-t-il du documentaire d’Ernest Ansorge et d’Alfred Bader (Sonnenstern, le Moralunaire, 1965) que Vincent Monod a ramené des archives de la Collection de l’Art Brut de Lausanne, et qui témoigne de la personnalité volubile de Friedrich Schröder-Sonnenstern (1892-1982, Lituanie). Alfred Bader (1919-2009) est le psychiatre fondateur du Centre d’études de l’expression plastique de la Clinique psychiatrique universitaire de Lausanne. Ernest (dit Nag) Ansorge (1925-2013) est un cinéaste d’animation vaudois, inventeur de la technique du quartz noir. Sonnenstern, enfin, est l’auteur de grotesques, caricatures et représentations mythologiques au crayon de couleur sur peinture aquarellée. D’emblée, le commentaire off signale le fatras de réel, de probable et de fictif en lequel consiste la parole de son sujet ; puis il exprime le choix des auteurs du film de n’établir aucune hiérarchie entre ces propos, c’est-à-dire de suivre cette parole en tant qu’elle fait œuvre, assurément, par l’entrelacs de la réalité et de la fable. On découvre ensuite Sonnenstern, non seulement dessinateur, mais aussi poète, chanteur et danseur, mime (ses grimaces ont été répertoriées sur des photographies, à en croire le film…), formidable acteur : avec beaucoup d’aisance, il investit son espace tel que polarisé par l’objectif de la caméra, pour nous révéler, entre tous ses talents, une « ciné-génie » rocambolesque et particulièrement convaincante. Avec le cinéma, l’art de Sonnenstern se dévoile dans son ampleur considérable.
Aussi ces créations brutes, à cheval entre des lieux, des objets concrets, et tout un imaginaire plus ou moins fantasmé (à l’instar du hors-champ) interrogent-elles le cinéma. S’il est bien cette hétérotopie qui « a pour règle de juxtaposer en un lieu réel, plusieurs espaces qui normalement seraient, devraient être incompatibles »[1717] [1717] Michel Foucault, Le corps utopique suivi de Les hétérotopies, Nouvelles éditions Lignes, 2009, pp. 28-29. , entre casernes, cimetières, bibliothèques, musées, théâtres, greniers, jardins, navires et autres petits coins que les enfants connaissent parfaitement[1818] [1818] Idem, p. 24. … l’art brut en livre de très beaux usages, dès lors qu’il s’y réfugie de la sorte. Ici le cinéma se fait lieu, effectivement : d’instrument de captation, de support d’expression qu’il est, il devient véritablement refuge.
Pierre-Jean Wurtz nous confie que programmer un tel festival, c’est aussi « mettre du hors-champ dans le hors-champ » : dans cette disparité d’ensemble, la présence de chaque film pourrait se comprendre à l’aune de ce principe d’emboitement poétique et retourné vers le dehors. Comble de hors-champ dans le hors-champ, un film introuvable semblait secrètement danser parmi les autres, à défaut de pouvoir être “programmé” stricto sensu : Le facteur sonne toujours Cheval de Chris Marker (1992, d’après sa filmographie). De ce film invisible nous ne saurions qu’imaginer l’aspect, mais son titre en laisse deviner la dynamique associative : il renvoie à l’intrigue policière de James Mallahan Cain (Le facteur sonne toujours deux fois, 1934) et à ces différentes reprises au cinéma (par Tay Garnett à Hollywood en 1946, ou encore, plus clandestinement, par l’Ossessione de Luchino Visconti en 1943). Cette idée de reprise ne requérant pas plus d’insistance, « cheval » vient supplanter « deux fois » dans l’expression de Chris Marker. Effet de ce montage : Louis Ferdinand Cheval (1836-1924) dit le facteur Cheval, modèle d’habitant paysagiste qui sut concrétiser un Palais Idéal dans la Drôme à partir du caillou qu’il regarda différemment un jour, devient le référent majeur de ce film possible. Celui-ci pose bien des questions de lieux, de matériaux, de supports, de déplacement, d’imaginaire et de hors-champ, aux alentours de Tout fou le camp. Cette histoire aurait quelques airs de grands coffrets à petits tiroirs ressuscités des cabanons de Port-Saint-Louis, entre les mains de Pascal Verbena[1919] [1919] Ce 18ème festival du film d’art singulier de l’association Hors-champ était dédié à Caroline Bourbonnais (1924-2014), gardienne de la Fabuloserie depuis la disparition de son mari Alain en 1988. .