Autour des Nuits Debout #1

Allons-y ! : L’âge des metteurs en place*

par ,
le 1 mai 2016

« Construire l’hacienda, brûler les palais », écrit par la Commission construction de la Place de la République, et publié sur Lundi matin, s’ouvrait sur ces mots « Ce que nous vivons est inédit. Ce n’est surtout pas un « mouvement social » de plus. Les « mouvements sociaux » ont un cadre, qui définit comme débordements tout ce qui en sort. Or ce que nous vivons depuis le 9 mars, n’est qu’une suite ininterrompue de débordements. Une suite ininterrompue de débordements, après quoi courent les vieilles formes de la politique. »

Il était temps d’aller voir comment les images se sont, elles aussi, mises à déborder. Ainsi s’ouvre notre série de textes, vidéos et montages consacrée aux évènements en cours.

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Quels films pour les Nuits Debout ? Le mouvement du 32 Mars, qui est sans doute autre chose qu’un simple « mouvement » au sens que la tradition politique prête à ce terme, a déjà donné lieu à beaucoup d’images. Bien sûr, elles ne sont pas toutes de son côté de la place. Un film se tourne contre lui, dont les caméramans sont cuirassés. La police filme, et du point de vue de la critique de films, on peut dire que sur ce terrain comme sur d’autres, elle fait du mauvais travail. Quelle meilleure définition d’un mauvais film ? Une continuité sans montage, qui ne se propose rien d’autre que de reconnaître et archiver des visages pour leur apposer une identité, un film fabriqué entièrement contre ses personnages, pour un très petit nombre de spectateurs. Ce très-long-métrage de fiction est en compétition officielle avec d’autres mauvais films, celui de la télévision avec ses rôles prédéterminés, et celui, resté pour l’instant à l’état de synopsis, de la « gauche identitaire » au pouvoir, selon sa nouvelle et heureuse dénomination.

Les évènements de ces derniers jours constituent en eux-mêmes la critique de ces films-là. Ils leur opposent un montage par convergence d’actions variées et rapides, qui multiplie des personnages sans identité fixe, et fabriqué à l’usage de tout le monde. Quant aux films nés dans ces conditions, la force des choses les contraint à la libre expérimentation.

On a pu voir, une nuit sur la Place de la République à Paris, de courts films projetés sur un morceau de toile battu par le vent. Des ciné-tracts, selon l’absence de règles d’un genre qui a brillé d’un certain éclat en mai 68. L’un d’eux, arrivé de l’université mobilisée de Paris 8, Travaillez Travaillez, se composait de cartons colorés et de visages peints : « Jeunesse entends-moi / Tu ne rêves pas en vain ».

À l’évidence le mode principal de diffusion, emportant avec lui la forme, des interventions audiovisuelles autour de Nuit Debout reste Internet. Destinées à être vues et émises de partout, des vidéos ambulantes se passent le relais d’une chaîne d’informations anarchique. On a pu voir se tourner des « directs » de plusieurs heures, points de vue simultanés dans les assemblées générales ou opérateurs sillonnant les manifs, sauvages ou non. Pour abandonner la tâche de traquer les visages au film de la police, certains de ces plans-séquences ne montrent que le pavé enfumé, laissant à un chœur de passants off le récit des faits, une bonne performance audiovisuelle en état d’urgence. Sur Vimeo, YouTube, Facebook, Periscope, des petits morceaux de réel prolifèrent, sans autre dénominateur commun que le désir d’opposer, à l’image unique que le triple mauvais film policier, télévisuel et gouvernemental tente d’écrire, quelque chose de plus réaliste : de simples plans sur la comète. Autre chose donc, qu’un futur fonds d’archive, qu’un fil d’informations, ou qu’une nouvelle statue de la République en numérique. Autre chose aussi que la photogénie du mouvement. On commence à voir à quel point nos corps se confondent avec de petites machines à regarder, enregistrer, émettre. À chercher dans quelles directions il est possible de s’approprier ces moyens portatifs de productions, d’en tirer autre chose que de la bonne image, mais de les entrelacer à l’action, de les confondre avec elle. Tous ces films sont en effet bien autre chose que des films. Mais puisque ces bouts d’images et de sons n’ont pas besoin de redevenir du « cinéma » pour agir, c’est donc au cinéma de les rejoindre, sous peine de ressembler de plus en plus à l’ennuyeux film de la police. (Paris, le 42 mars[11] [11] Découpé dans le journal Libération des 23-24 avril 2016. -)

Mais, quelques jours plus tard, sur la planète mars,

Dans les sous-sols d’une imposante institution culturelle était projeté, suite à la commande de « ciné-tracts » à plusieurs cinéastes dans le cadre d’un festival non-disciplinaire, un film, Allons-y !, fabriqué par l’Argentin Teddy (Eduardo) Williams avec la collaboration de son compañero et acteur Nahuel Perez Biscayart.

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Allons-y ! se compose de plans tournés ces derniers mois dans des manifestations, en Argentine, au Brésil, au Mexique, au Liban, au Rojava (région autonome du Kurdistan syrien), aux Philippines, au Sierra Leone et en France. Les plans qui n’ont pas été tournés par Williams lui-même lui ont été envoyés par divers contacts et relais ; seule une petite partie de l’ensemble avait été auparavant diffusée sur Internet. Les plans argentins d’ouverture ont été tournés en décembre 2015, à la fin du dernier mandat de la présidente Cristina Kirchner remplacée par un gouvernement de droite. Les plans de la fin du film, à Rouen et à Paris, ont été tournés dans certaines manifestations récentes du long mois de mars 2016 toujours en cours.

Le montage d’Allons-y ! s’affirme comme un simple bout-à-bout, une succession embarquée dans ces foules aux cris divers. Seules exceptions au son synchrone : sur les premières minutes, la voix d’un ancien militant argentin racontant la répression des mouvements d’extrême gauche par deux dictatures, en 1966 et 1976 ; à la fin du film, la lecture de deux textes en français, un texte d’un certain « Comité d’action » du 14 mars 2016, diffusé par Lundi matin, l’autre extrait d’un tract distribué à Paris, « Contre le travail », signé du nom de Véloce.

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Les plans finaux, quittant l’espace d’un écran unique, sont vus sur celui d’un ordinateur où se reflète le visage d’un spectateur/lecteur, actionnant le curseur qui fait passer le film d’une vidéo à l’autre. Allers-retours du plein écran à une mosaïque informatique d’images et de textes, fenêtres ouvertes sur le « bureau », dont les sons lacrymogènes se mêlent jusqu’au générique, qui brandit l’exclamation du titre.

Allons-y ! provoque du spectateur la participation, affective et bientôt physique, aux mouvements de rue qu’il met ensemble. Et le sentiment de leur complète simultanéité, plutôt que de leur convergence – sentiment aggravé ce soir-là, à Paris, par le déroulement simultané d’évènements analogues, à quelques rues de là, à ceux d’un film terminé le matin même. C’est dire qu’un spectateur n’ayant aucune affinité avec les faits, ne partageant pas le penchant du film pour l’occupation collective de l’espace public, reste de marbre devant lui. Allons-y ! s’en réjouit clairement, s’adressant à un tout le monde dont chacun est libre de s’exclure sans en être d’entrée expulsé, et c’est toute la violente finesse de ce debout-à-bout (qui bien entendu ne fait état dans son inventaire d’aucune manifestation de type réactionnaire).

Que tout cela, le temps d’un film qui ne force pas le monde entier à s’intégrer à sa forme détendue, ait lieu tout simplement en même temps, suffit à en libérer la force de choc.

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On se dit alors que toutes ces images-« mouvements », celles montées ici et d’autres vues ailleurs, n’auront peut-être jamais besoin, sur le champ de bataille de leur présentation audiovisuelle, d’une réintégration lucide dans une forme filmique totale. Ce qu’avait par exemple de désagréable un chef-d’œuvre comme Le Fond de l’air est rouge, lui aussi composé d’un mélange d’images tournées par l’un et par les autres, envoyées par relais du monde entier. Le centralisme de la voix off et du remontage, historien[22] [22] Simplement pour réaffirmer la tension entre deux pôles : « l’historique et le politique, on pourrait mettre nettement en avant ceci : l’historique et le cours de l’événement. Ils se trouvent sur des plans entièrement différents. On ne peut en aucun cas dire par exemple que nous avons fait l’expérience vécue de l’histoire : pas davantage en ce sens qu’une représentation rapprocherait de nous l’historique au point qu’il fasse l’effet d’être le cours d’un événement – une telle représentation serait sans valeur – qu’en ce sens où nous ferions l’expérience vécue d’événements destinés à devenir histoire, une telle conception est journalistique. » Walter Benjamin, « Journal du sept août mil neuf cent trente et un à l’heure de la mort », in Écrits autobiographiques. et mélancolique, de Chris Marker 1967-1977, Allons-y ! s’en éloigne, où les paroles rajoutées sont à leur tour des bouts de matériau mis sur le même plan que le reste. Autre chose donc que de la connaissance, archive, information, texte et contexte, photogénie de la lutte planétaire. Disons que ce « second temps » maudit pourrait bien être déjà désactivé dans les premiers temps, simultanés, qu’arrivent à durer tous ces plans neufs.

Parmi ces derniers, dans Allons-y !, il y a ceux qui foulent les rues de Buenos Aires, lestés du futur malheur de l’éclipse du kirchnérisme en Argentine, mais encore vifs de l’enthousiasme dont il était porteur. Qu’on décide ou non d’un écart politique réel entre les manifestants porteños, les combattantes qui défilent au Rojava libéré, et les jeunes gens masqués dans les rues de Rouen, tout plan de manifestation (ou encore, tout plan et toute manifestation) inscrit résolument en lui un élan, un sursaut de la volonté de bonheur des hommes. Il y a quelqu’un, donc il y a quelque chose, qui marche.

Ces plans sont ultra-mobiles, décadrés, approximativement mis au point, ils s’accrochent à un visage qui passe, ou à un pied, un bout d’évènement non-identifié, ou à l’air entre les corps, ils sont, je ne trouve pas d’autre mot, intenses.

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* L’âge des metteurs en place : si toute tentative de caractérisation de quelque chose comme l’époque ne peut que prendre la forme d’une blague sur les précédentes. Soit par exemple « l’âge des metteurs en scène », d’après un « Oui » presque célèbre de Jacques Rivette 1954, ceux-là « mouvant sur la scène illimitée de l’univers les créatures de notre esprit ». (Qui dira si l’occupation de places dans les villes limitées de la planète aura été un trait politique singulier, celui d’un moment en cours ? Abandonner à tous les Marker le temps du futur antérieur.)

Alors, pourquoi pas la fin de cet âge des metteurs en scène, de longtemps proclamée, par celui qui ne voulait pas en être le dernier représentant, sous le nom rusé de « mort du cinéma », lui qui préférait devenir le premier des metteurs en place – no country for old men, pas un pays mais plusieurs mondes, par exemple Godard.

Alors, la transmutation ou l’abandon des valeurs de cet autre âge, malgré les forces subversives qu’elles ont si longtemps contribué à déchaîner : l’espace obscur de la salle et son unique fenêtre ouverte (plein écran), la photogénie du visage humain excepté de la foule, le monde optiquement reconstruit comme vision-du-monde, la lisibilité de l’image comme texte, etc. ?

Si « le contrôle de l’univers » a réussi à se confondre avec l’univers, le cinéma devenant le monde, viendrait tout seul le moment où ne se reconnaissant plus, il prononce pour lui-même : « à la fin tu es las de ce monde ancien ».

Tout cela, vraiment, grâce à de petites machines confondues à nos corps qui marchent[33] [33] Quant aux conditions dans lesquelles certaines de ces machines sont fabriquées dans les villes-usines chinoises, cf. La machine est ton seigneur et maître, textes de Jenny Chang, Yang, et poèmes de l’ouvrier Xu Lizhi (suicidé en 2014 à l’âge de 24 ans), éditions Agone, 2015.  ? Peut-être que oui. Oui ou non, quelle banalité, et quel événement.

Vite dit : au point de vue (morale de la mise en scène), comment encore substituer des « points de voir » (c’est une expression de Fernand Deligny, théorie de la mise en place). Capables de remettre certaines choses à leur place et d’en déplacer d’autres, point.

Allons-y ! de Teddy Williams, avec ses manifestations multiples et simultanées, réussissant à être le contraire d’un chef-d’œuvre, serait alors une possibilité parmi d’autres de film à l’âge des metteurs en place. Une traversée de la foule, faite de moments allant ensemble, une pensée des choses qui marchent les unes avec autres, par contact et relais. Autre chose que le cinéma, qui avait été locomotive (accrocher, tirer) et robot (connecter, interpréter), et qui est toujours autre chose que lui-même. N’en tirons aucune conclusion. Pas même, bien que cela soit tentant, l’espoir filmique d’une violence nouvelle[44] [44] « Qu’ont fait les grands cinéastes sinon jouer d’une certaine violence formelle ? La frontalité panique des Ford, Buñuel ou Walsh n’est un trait “classique” qu’en apparence. Elle est tout aussi délirante que la violence, plus moderne, des Bresson, Rossellini ou Hitchcock. C’est cette violence que nous fétichisons sous le mot trop calme de “mise en scène”, l’opposant au scénario. Aujourd’hui, ce n’est pas de forme que le cinéma manque. Ni de “fond” d’ailleurs. Mais d’une violence de cinéma qui fasse pièce aux nouvelles violences du lien social. » Serge Daney, 1992, via Matthieu Bareyre. -. Allons-y.

Un(e) critique de films dans tout ça, n’aurait plus pour tâche d’être ce qu’il ou elle n’a quasiment jamais été, à tort ou à raison, cet « alter ego ouvrier du cinéaste » qu’appelait de ses vœux Marcel Hanoun. Mais tout ce qu’il pourra simultanément mettre en place, dans son domaine, participera aux élans de la volonté de bonheur des hommes, dont chacun est libre de s’exclure.

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Merci à Teddy Williams, Coralie Rouet et Aurore Le Nail.

Toutes les images proviennent d' Allons-y ! (Teddy (Eduardo) Williams et Nahuel Perez Biscayart, 2016).